Malebranche, Entretiens sur la métaphysique: Les amitiés durables

Commentaire entièrement rédigé, où manque juste la conclusion.

Dernière mise à jour : 29/10/2021 • Proposé par: cyberpotache (élève)

Texte étudié

Lorsqu'on est riche et puissant, on n'en est pas plus aimable, si pour cela on n'en devient pas meilleur à l'égard des autres par ses libéralités, et par la protection dont on les couvre. Car rien n'est bon, rien n'est aimé comme tel, que ce qui fait du bien, que ce qui rend heureux. Encore ne sais-je si on aime véritablement les riches libéraux, et les puissants protecteurs. Car enfin ce n'est point ordinairement aux riches qu'on fait la cour, c'est à leurs richesses. Ce n'est point les grands qu'on estime, c'est leur grandeur ; ou plutôt c'est sa propre gloire qu'on recherche, c'est son appui, son repos, ses plaisirs. Les ivrognes n'aiment point le vin, mais le plaisir de s'enivrer. Cela est clair : car s'il arrive que le vin leur paraisse amer, ou les dégoûte, ils n'en veulent plus. Dès qu'un débauché a contenté sa passion, il n'a plus que de l'horreur pour l'objet qui l'a excité ; et s'il continue de l'aimer, c'est que sa passion vit encore. Tout cela, c'est que les biens périssables ne peuvent servir de lien pour unir étroitement les coeurs. On ne peut former des amitiés durables sur des biens passagers, par des passions qui dépendent d'une chose aussi inconstante qu'est la circulation des humeurs et du sang ; ce n'est que par une mutuelle possession du bien commun, la Raison. Il n'y a que ce bien universel et inépuisable, par la jouissance duquel on fasse des amitiés constantes et paisibles. Il n'y a que ce bien qu'on puisse posséder sans envie, et communiquer sans se faire tort.

Malebranche, Entretiens sur la métaphysique et la religion

Quel est le lien qui peut réellement unir les hommes dans leur existence quotidienne ? Sans se préoccuper ici du contexte socio-politique, Malebranche cerne les enjeux de tout attachement réciproque, pour montrer que seule la Raison est capable d'en produire de durables et profonds. Avant de parvenir à cette conclusion, il lui faut d'abord souligner combien les relations fondées sur des " biens passagers " sont peu stables.

I. On n'aime que ce qui rend heureux

Les qualités apparentes d'un individu, pour peu qu'elles ne s'accompagnent pas d'une modification de son attitude, ne lui confèrent aucun avantage particulier relativement aux autres. Ainsi, la richesse et la puissance, qui n'ont (le signification que relativement à l'organisation sociale, ne rendent pas un sujet "plus aimable" automatiquement. L'individu n'attire d'amitié ou de reconnaissance que s'il utilise cette richesse ou cette puissance pour aider autrui (libéralités ou protection). Ce qui dans un tel cas est apprécié, c'est uniquement ce qui correspond à l'intérêt ou au bien-être du bénéficiaire. Ce n'est donc pas le protecteur qui est bon en lui-même, c'est la protection qu'il accorde qui est jugée intéressante, parce qu'elle améliore la situation et concourt au "bonheur" de celui qui en profite.

En effet, la personne du puissant protecteur n'a d'intérêt qu'en raison de sa puissance : elle n'en constitue en quelque sorte que le support anecdotique. Mais cette puissance elle-même (il en va évidemment de même pour la richesse ou pour toute autre qualité socialement tenue pour positive) ne concerne l'autre que dans la mesure où il peut en recueillir les effets, ou y participer à sa manière : "c'est sa propre gloire qu'on recherche". La "reconnaissance" qui lie le bénéficiaire au bienfaiteur n'est rien d'autre, dans de telles conditions, que la transposition de l'intérêt égoïste du bénéficiaire, qui se préoccupe en priorité de son propre bonheur, de "son repos" et de "ses plaisirs".

Toute apparence de relation sociale fondée sur de telles déterminations risque donc d'être trompeuse : ce qui s'y affiche officiellement comme "amitié" ou "reconnaissance" n'est que l'envers de l'"intérêt bien compris" qui comme le dit le proverbe, "commence par soi-même". II y a dans de telles relations une bonne dose d'hypocrisie. Ce qui confirme ce double sens, c'est l'analyse des passions ordinaires. Ce qui s'y trouve poursuivi, c'est moins l'objet apparent, que le plaisir du sujet passionné : l'ivrogne aime, non le vin en lui-même, mais le plaisir de s'enivrer. Un vin ayant un goût amer sera refusé (sans doute risque-t-il néanmoins d'être remplacé par un autre si le sujet aime toujours s'enivrer).

II. Insuffisance des biens périssables

De manière générale, le contentement de la passion la fait disparaître : ce qui y est excitant pour le sujet passionné, c'est la quête, et le plaisir de la possession, la satisfaction de son désir. Mais ce dernier une fois exaucé, l'objet initial perd tout intérêt (on peut ici penser à Don Juan, aimant, non telle ou telle femme ni les femmes en général, mais bien la quête qui le pousse à les conquérir toutes). À l'inverse, si l'objet d'une passion reste efficace, c'est que la passion elle-même n'est pas morte et continue à animer le sujet.

Une telle fuite en avant dans la recherche des satisfactions provient du fait que ne sont recherchés que "des biens périssables", n'ayant pas en eux-mêmes de valeur, ruais offrant une apparence de valeur dans la mesure où ils peuvent être investis par le désir. Aussi le caractère temporaire de ces biens ne peut-il fonder un lien durable entre les "cours" ou les esprits, dès lors que les passions qu'ils suscitent sont elles-mêmes dépendantes de la "circulation des humeurs et du sang" - ce qui renvoie tout mouvement passionnel à une source physique, au corps, et témoigne de l'influence de Descartes. II existe un tel écart entre l'origine physiologique de la passion et la nature même, autrement noble ou élevée, des liens sérieux entre individus, que ces derniers ne peuvent être déterminés par des motivations aussi médiocres.

III. Suprématie de la Raison

En conséquence, le seul bien "universel et inépuisable" qui puisse fonder "des amitiés durables". C'est la Raison. Celle-ci est un bien commun, et le est aimée pour elle-même, indépendamment des intérêts momentanés ou égoïstes. Partager la Raison, c'est faire bénéficier un autre d'un bien qui vaut pour lui-même, dont l'universalité est indépendante de tout point de vue individuel, et telle que sa "communication" ne peut appauvrir qui que ce soit. Au contraire, communiquer la Raison, c'est produire une double satisfaction de soi-même puisqu'on en agrandit l'efficacité, de l'autre qui y découvre un bien sans égal.

La suprématie traditionnellement reconnue à la Raison pour caractériser la véritable humanité aboutit ici à la reconnaître aussi comme seule capable de fonder des liens sérieux entre les hommes. Comparé à son universalité, tout autre bien est en effet médiocre, inconsistant, et non poursuivi pour lui-même. Au contraire, le partage de la rationalité est anoblissant pour tous : on comprend combien les Lumières, dans leur espoir d'aboutir à une humanité globalement en progrès, héritent du rationalisme du siècle antérieur.

Lectures

Descartes, Traité des passions
Malebranche, De la recherche de la vérité
Kant, Qu'est-ce que les Lumières ?