La Bruyère, Les Caractères - X, 29: Le troupeau et le berger

Commentaire en deux parties.

Dernière mise à jour : 01/10/2021 • Proposé par: objectifbac (élève)

Texte étudié

Quand vous voyez quelquefois un nombreux troupeau, qui répandu sur une colline vers le déclin d'un beau jour, paît tranquillement le thym et le serpolet, ou qui broute dans une prairie une herbe menue et tendre qui a échappé à la faux du moissonneur, le berger, soigneux et attentif, est debout auprès de ses brebis ; il ne les perd pas de vue, il les suit, il les conduit, il les change de pâturage ; si elles se dispersent, il les rassemble ; si un loup avide paraît, il lâche son chien, qui le met en fuite ; il les nourrit, il les défend ; l'aurore le trouve déjà en pleine campagne, d'où il ne se retire qu'avec le soleil : quels soins! quelle vigilance ! quelle servitude ! Quelle condition vous paraît la plus délicieuse et la plus libre, ou du berger ou des brebis ? le troupeau est-il fait pour le berger, ou le berger pour le troupeau ? Image naïve des peuples et du Prince qui les gouverne, s'il est bon Prince. Le faste et le luxe dans un souverain, c'est le berger habillé d'or et de pierreries, la houlette d'or en ses mains ; son chien a un collier d'or, il est attaché avec une laisse d'or et de soie, que sert tant d'or à son troupeau ou contre les loups ?

La Bruyère, Les Caractères - X, 29

Le texte n’appartient pas au genre narratif ni romanesque. C’est en effet une description, puis l’analyse de celle-ci. Ce n’est pas non plus une fable, mais bien une parabole.

I. Le mythe du bon pasteur

a) La pastorale

Tout d’abord, La Bruyère s’appuie sur un genre littéraire : la pastorale, présent dans le théâtre, mais aussi dans les arts (décoratifs…). Ce genre commence en 1610, en littérature par Honoré d’Urfé. Un exemple très connu : le Hameau de la Reine, village créé pour la reine Marie-Antoinette, où elle joue à la bergère, avec des moutons lavés et une écurie propre. Ce qui donne un thème très utilisé qu’il va exploiter à sa propre manière.

La Bruyère prend à témoin le lecteur: "quand vous voyez, vous paraît ?". Il utilise des références culturelles connues du lecteur (la pastorale) et l’oblige à réfléchir. Il n'y a aucune transition humaine : les personnages utilisés ne font l'objet d’aucune personnification ni description. On n'a donc pas affaire à une fable. La Bruyère est obligé d’exprimer le 2e degré puisqu’il n’y a pas de personnification.

b) Un portrait idéal

Il y a une également une analogie avec l’évangile : il décalque l'image du bon pasteur : l’auteur parle de la protection du berger à l’égard de ses brebis. Il dresse le portrait idéal du roi, en abordant tour à tour les dimensions économique, législative, militaire et unitaire de la nation. Il y a analogie car le roi est à l’époque de droit divin, il possède un rôle religieux.

L’influence de la pastorale est idéalisée à l’extrême par des termes mélioratifs. : "beau jour", "thym" (qui est une plante qui ne pousse que sur de la bonne terre), "menue et tendre". Il imagine une monarchie idéale, une vision où le peuple se trouve dans les conditions idéales. On a une impression de paix, avec des phrases longues, qui renvoient l'image du troupeau imperturbable. Impression renforcée par l'énumération et parataxe (juxtaposition sans connecteur logique), verbes d’action au présent qui donnent un effet répétitif.

II. Une critique du roi

a) L'éloge et le blâme

L’éloge et le blâme se confondent . En faisant l’éloge d’un idéal, il critique le roi:
- "Quelle… " marque ironie
- "Servitude" : il inverse les rapports. Le chef de l’Etat semble au service de son peuple.

C’est comme ceci qu’il blâme le système : en faisant l'éloge de ce qu'il n'est pas, avec notamment les questions oratoires. Celles-ci comprennent les réponses par la construction en alternative. Le « ou » propose deux volets différents, il y a deux possibilités de choix. Pourtant, La Bruyère ne laisse pas décider le lecteur car la bonne réponse est la deuxième alternative. En effet, la question induit la réponse ! On est obligé de choisir la bonne réponse de La Bruyère.

- "L’image naïve" : montre que cette conception du roi est également celle du peuple, mais qu'elle n'est pas la réalité. Le texte exprime des traces de jugement. La restriction du « si » sous-entend que Louis XIV n’est pas bon roi.

b) Des références au roi

La Bruyère fait une référence à Louis XIV. "Aurore" fait référence au (roi) soleil ; répétition du mot « or ». La Bruyère critique le faste de Louis XIV. La houlette en or (qui est presque un oxymore étant donné la définition de houlette, qui signifie bâton de berger!) équivaut dans le texte au sceptre du roi, qui est le signe de l’autorité. De plus, le chien représente l’armée, attachée à la laisse du chef des armées. L’or peut être assimilé aux investissements que Louis XIV a faits dans l’armée pour la guerre. La Bruyère critique donc aussi l’obsession des rois : donner au descendant direct un royaume plus grand que celui dont on a hérité.

La Bruyère fait un jugement interrogatif : « servir » fait écho à « servitude ». La Bruyère revient sur sa première idée, le peuple est utilisé par le roi et non pas le contraire.

Conclusion

L’intérêt du texte : La Bruyère dénonce l’abus des rois mais pas la monarchie, ce n’est pas un contestataire de ce régime. Comparaison avec « Les obsèques de la Lionne » de La Fontaine : La Bruyère est sérieux et son texte ne peut convenir qu’à une époque précise, contrairement à celui de La Fontaine, qui recherche l’intemporalité. L’objectif de La Bruyère est de faire réfléchir le lecteur en conduisant son point de vue sans satire, en effet, il blâme mais ne fait aucune caricature.