Corbière, Les Amours jaunes - Le crapaud

Commentaire en deux parties.

Dernière mise à jour : 16/09/2021 • Proposé par: objectifbac (élève)

Texte étudié

Un chant dans une nuit sans air....
-- La lune plaque en métal clair Les découpures du vent sombre.
....Un chant ; comme un écho, tout vif
Enterré, là, sous le massif...
-- Ça se tait : Viens, c'est là , dans l'ombre...

-- Un crapaud ! Pourquoi cette peur
Près de moi, ton soldat fidèle ?
Vois-le, poète tendu, sans aile,
Rossignol de la boue.... - Horreur !

-- Il chante. - Horreur !! -- Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son oeil de lumière....
Non : il s'en va, froid, sous sa pierre.

Bonsoir - ce crapaud-là c'est moi.

Corbière, Les Amours jaunes - Le crapaud

Le titre lance le thème fondamental du recueil : un amour puissant et inassouvi, créateur de souffrance. Le pluriel montre que les amours sont multiples. Il peut avoir une connotation dévalorisante : les amours peuvent aussi être passagères et dégradantes. Et pourtant ce recueil ne s’adresse qu’a une femme, une actrice italienne que le poète a appelé Marcelle. On peut également y voir une allusion aux Amours de Ronsard qui célèbrent Hélène. Le jaune vient de l’expression « rire jaune » (ricanement qui cache mal la gène, la souffrance). Le jaune est également la couleur du cocuage et la couleur des exclus.

Le sonnet, après avoir été en vogue au XVIème siècle a perdu de sa gloire pour revenir à la mode au XIXème, notamment grâce à Baudelaire. Corbière eu une existence très particulière. Il est mort à 30 ans, il était très laid et avait des problèmes de santé. Ces difficultés ont été très mal vécues car son père avait réussi dans les lettres et était très séduisant. Corbière a été également rejeté par la seule femme qu’il a aimée et son recueil n’a eu aucun succès de son vivant. Verlaine l’a classé parmi les poètes maudits après l’avoir redécouvert quelques années plus tard.

Le Crapaud est un sonnet inversé en octosyllabes. C’est l’un des premiers poèmes conservé par le poète et qui faisait parti de son unique recueil : Les Amours Jaunes. Il illustre bien le registre du recueil : le poème est fondé sur une autodérision assez amère. On étudiera comment la promenade romantique au clair de lune est tournée en dérision, et ce en particulier grâce à la forma particulière du sonnet. Il faut aussi s’interroger sur le sens de ce retournement.

I. Une ballade romantique qui tourne mal

1. Le cadre romantique

Une nuit d’été, « sans air » (v.1), sous « la lune » (v.2), un espace naturel : « vert sombre » (v.3), « massif » (v.5), c’est le cadre idéal pour une ballade romantique. Au vers 5 : il y a un chant.

« Ton soldat fidèle » (v.7), c’est un cliché de la littérature courtoise du Moyen Age.

Les points de suspension dans les tercets donnent de la rêverie, du calme à la scène. « Un chant dans la nuit sans air…/ (…) …Un chant » (v.1-4), pause pour écouter le chant. Au vers 5, une nouvelle pause qui montre que le chant s’arrête.

2. Des détails étranges

Pourtant, des détails étranges semblent entrer en contradiction avec le cadre romantique. Certains éléments sont inquiétant : « sans », « enterré », « ça », « ombre », « sombre ». « Horreur ! » est répété deux fois, avec des points d’exclamation. « Sous sa pierre » : connote la mort (pierre tombale).

On ne sait pas qui est « enterré » au vers 5 : est ce le chant, l’écho ? On ne sait pas.

3. Un dialogue fondé sur une incompréhension

a) Situation d’énonciation
C’est seulement à la fin du poème que l’on comprend que c’est le poète qui parle : « moi ». Il s’adresse à quelqu'un « Viens » (v.6), « Vois le » (v.9). C’est quelqu'un de proche, il n’y a pas de vouvoiement. Les tirets marquent le dialogue, seulement à partir du vers 6.

b) L’identité du destinataire
Il s’adresse peut être à une femme : « sans aile » ˜ sans elle (paronomase). Peut être que l’interlocuteur est non défini, ce pourrait également être le lecteur.

c) Un dialogue qui oppose les deux personnes
Opposition dans les types de phrases : le destinataire utilise des exclamations et des répétitions : « Horreur ! », « Horreur !! », gradation qui indique une répulsion forte. Le poète utilise des phrases injonctives qui visent à aider l’interlocuteur, à rationaliser sa peur. Il utilise également des phrases interrogatives qui marquent son incompréhension face à la peur de son interlocuteur. « Horreur pourquoi ? » est une phrase incorrecte mais qui reprend l’exclamation de l’interlocuteur pour montrer combien le poète est interloqué et en décalage par rapport à son destinataire.

Quel sens donner à ce retournement ?

II. Analogie entre le crapaud et le poète

1. Les caractéristiques du crapaud : un animal ambigu

a) Des connotations négatives :
Le crapaud est un animal qui dégoûte, qui suscite de l’effroi. La structure des phrases émotives et le fait qu’elles soient courtes accentuent cela. « Un crapaud » et « Horreur ! » L’animal est associé à l’ombre et à la mort. De plus, c’est un animal terrestre, bloqué sur le sol, incapable de s’élever : « sans aile »

b) Des connotations positives
Le « chant » et non pas le cri du crapaud. « Tout vif ». L’expression « œil de lumière » (v.12) dénote l’intelligence du crapaud.
Le crapaud associe donc l’ombre et la lumière, la laideur et la beauté, c’est donc un animal contradictoire.

c) Animal contradictoire :
« Rossignol de la boue » (v.10) est une oxymore. Le rossignol représente la beauté, la pureté du chant et la boue la saleté, l’emprisonnement au sol. C’est aussi une antithèse, le rossignol représente le ciel, la boue le sol.

2. Le dévoilement progressif

Le crapaud est un animal énigmatique dont l’identité se dévoile peu à peu.

a) Les deux premiers tercets :
Des éléments inquiétants sont présents dans le tableau de la ballade romantique. « Ca » pronom indéfini au vers 6, reprit par « c’est là » un peu plus loin. On passe du chant à son producteur, c’est une avancée, comme dans la résolution d’une énigme.
Permet l’aménagement d’un suspense au niveau de la volta. Moment de surprise avec « Un crapaud ! » : l’identité du chanteur est dévoilée. La volta est donc bien exploitée.

b) La première ambiguïté dans le poème :
Au vers 9 : « Vois-le, poète tondu, sans aile ». Est ce que le « poète tondu » correspond au « le » ? Ce n’est pas une évidence mais on peut le considérer, permettant de faire une première assimilation entre le poète et le crapaud.

c) La chute : dévoilement de l’énigme :
Une ligne de points sépare la chute du reste du poème. Cette ligne met en valeur la chute et ménage un effet de suspense. Effet d’autant plus grand que « moi » est le dernier mot du poème. Ainsi, le suspense a été ménagé jusqu’au bout. La chute invite a une seconde relecture du poème, après avoir comprit la vérité.

3. L’image du poète

a) Autoportrait de Corbière :
Cet autoportrait est connoté négativement. Son sentiment d’échec et d’exclusion, sa vie marginale ont pu le pousser à se représenter en crapaud. Sa souffrance est exprimée par le « Bonsoir » de la chute. Elle est visible dans l’exploitation du sonnet : il est défiguré car inversé, comme le poète pensait l’être. Le sonnet est inversé et son rythme morcelé avec des points de suspension et une ligne le sépare en deux. Le ton est pathétique puisque le poète est le crapaud, contrairement en conte de fée ou le crapaud est le Prince.

b) Condition des poètes en général :
Corbière n’exprime pas ici que son cas personnel : il met en avant la solitude et l’isolement des poètes qui sont incompris et poussé à l’écart, comme l’est le crapaud. Ils ont un double visage : attiré par la mort mais sont capable d’éclairer les vivants. Deux références culturelles vont en ce sens : l’allusion au poème de Baudelaire, Albatros : exclusion du poète par la société. Le « sans aile » du vers 9 fait allusion au vers 16 de l’Albatros : « Ses ailes de géants l’empêchent de marcher » L’allusion à Samson, dans « poète tondu ». C’était un personnage biblique qui tient sa puissance de sa chevelure, coupée par Dalila. Le poète tondu n’a donc plus sa puissance.

Enfin la synérèse placée sur le mot « Poète » dévalorise encore celui-ci. Le son est agressif et peu noble.

Conclusion

Corbière s’inscrit ici dans une tradition, celle du sonnet tout en parvenant à montrer qu’il a une place à part, qu’il en est exclu ou s’en exclu puisque le sonnet est ici radicalement transformé. Ce poème est très original : il fait coïncider une forme noble avec un thème vulgaire, le crapaud ; il allie provocation et moqueries par le fond, en représentant le poète en crapaud et par la forme. On peut parler ici d’un certain masochisme, la destruction de la forme du sonnet semble être ici l’expression d’uns souffrance sincère.