La beauté n’est-elle qu’apparence ?

Copie d'un élève de prépa en trois parties:
I. Ne sommes-nous pas dupés par la beauté apparente ?,
II. La beauté est peut être à rechercher derrière l’apparence,
III. La beauté en tant que phénomène.
Note du professeur : 18/20.

Dernière mise à jour : 19/04/2021 • Proposé par: quentinl (élève)

« L’habit ne fait pas le moine. » Ce proverbe, à lui seul, témoigne de l’extrême méfiance portée par l’homme à l’égard des choses et des êtres tels qu’ils lui apparaissent. Ainsi, ses sens le tromperaient (et notamment ses yeux) et fausseraient sa perception du réel. Ils le plongeraient dans l’immédiateté du vécu de ce même réel et le contraindraient à porter un jugement (de goût par exemple, puisqu’il en sera longuement question) trop hâtif et par là même biaisé, réducteur. L’expression « trop beau pour être vrai » traduit d’ailleurs ce rejet constant et massif de l’apparence à travers laquelle la beauté se donne à voir et à penser, apparence dissonante, dissemblable, par rapport au vrai. Peut-être l’homme en a-t-il assez d’être bercé par ses illusions, par cette beauté illusoire qui parade devant ses yeux ? Mais à quoi peut-il bien se rattacher ? Au réel ? Pourtant, il lui est impossible de percevoir le réel autrement que par l’expérience sensible. C’est ainsi que l’homme désespère de circuler éternellement sur un cercle vicieux, de fouler un « chemin qui ne mène nulle part » (« Holzwege » , M.Heidegger).

La beauté, quant à elle, a-t-elle les moyens de se défaire de ses tenaces apparences ? La question essentielle sera celle du possible caractère transcendantal de la beauté qui demande à ne pas être catégorisée en tant que simple apparence et ainsi à faire monde, autour d’elle, pour obtenir notre reconnaissance. Cette beauté aspire tout simplement à se manifester à notre sensibilité pour montrer qu’elle n’est point illusoire.

Elle se manifeste à nous sur le mode de l’apparence, apparence à partir de laquelle nous formulons notre jugement de goût. Mais ne sommes-nous pas dupés par cette beauté apparente ? (1) Les Étants ne peuvent se réduire à leur simple apparence, déjà par leur simple aspect matériel. Ainsi, la beauté peut être à rechercher derrière l’apparence, dans un au-delà du visible perçu (2). Mais n’a-t-on pas tort de refouler les apparences que nous donnent les choses ? La beauté réside en réalité dans l’apparition, le mode d’apparaître, d’avènement des apparences. C’est ainsi que nous adopterons une approche purement phénoménologique, seule voie de sortie du cercle vicieux établi ci-dessus (3).

I. Ne sommes-nous pas dupés par la beauté apparente ?

Kant, dans la Critique de la faculté de juger (« Analytique du Beau ») envisage le jugement de goût comme jugement subjectif porté sur l’objet présent ou représenté. Ainsi, notre imagination (au sens kantien du terme) établit une représentation de l’objet à partir de ce qui lui est (ou a été) présenté. Dès lors, nous jugeons du beau uniquement à travers l’image perçue de l’objet, autrement dit à travers l’apparence qu’il a pour nos propres yeux. Il nous est donc impossible de nous défaire de l’emprise des apparences, pas même lorsque nous jugeons la beauté d’un objet indépendamment de son existence, c’est-à-dire à travers l’image-souvenir que nous conservons de lui. Nos yeux fermés, l’apparence de cet objet ne cesse de frapper notre esprit et nous sommes donc bien incapables de nous en dessaisir. La profondeur de l’ « être-chose » (Être et temps, M.Heidegger, 1927) nous semble inaccessible ; à peine en avons-nous idée. Nous devons nous contenter de l’image apparente, la seule que l’objet a bien voulu nous céder, et espérons que cette image soit en accord avec l’essence de la chose, l’ « être-chose » inconnu.

Malheureusement, dans bien des cas, il n’en est rien. Les apparences nous trompent, nous malmènent ; elles nous laissent entrevoir un surcroît de beauté, qui contraste avec le fond de l’Être. Certains ont tout intérêt à asseoir le triomphe de l’apparence. Il suffit de se rappeler l’éloge du maquillage qu’entreprend Baudelaire. La beauté est une norme en tant qu’idéal (accessible ou non). Il convient donc de suivre la voie de cet idéal en nous embellissant, en embellissant l’apparence que nous donnons de nous-mêmes (avec des résultats contrastés…), une des rares choses sur lesquelles nous avons prise. Seule l’apparence compte pour un jugement qui survole les choses. Nous devons faire illusion et sommes jugés sur notre capacité à faire illusion, à donner une im-pression (qui n’est point ex-pression) de beauté. Cela donne lieu au règne du paraître, de l’apparence, et donc de l’oubli de l’Être.

Mais où est passé « l’éclat de l’Être » platonicien ? Il est recouvert par le voile opaque de l’apparence, chaque fois plus épais et infranchissable dès lors que l’homme le tisse. Mais ce voile est parfois brillant, nous faisant miroiter une beauté qui nous comble par son vide (quel terrible paradoxe !). Dans La République, Platon prend l’exemple du miroir de l’eau qui nous rend une image déformée, trompeuse. Il y établit le parallèle avec l’Art qui ne nous propose que de secondes apparences, sans cesse plus éloignées du vrai, de l’essence même des choses sur laquelle l’esprit devrait se porter et se concentrer. Mais la beauté (Idée) se manifeste dans le sensible et est donc saisie en premier lieu en tant quelle nous apparaît. La beauté est donc apparente, mais n’est néanmoins que l’incarnation, la mise en forme de l’Idée. L’apparence est donc médiation entre l’homme et le monde des idées.

II. La beauté est peut être à rechercher derrière l’apparence

Mais la beauté existe-t-elle vraiment ? N’est-elle pas une de ces idoles que Nietzsche évoque dans Le crépuscule des idoles ? Cioran écrit à propos de la Beauté : « Sous le soleil triomphe un printemps de charognes. La beauté n’est elle-même que la mort qui se pavane dans les bourgeons. » Derrière les égéries de la beauté que la publicité nous assène triomphe une masse de laideur. Notre regard est sans cesse biaisé, détourné de ce qui dérange, de ce qui nous désespère, nous désillusionne. Et quand bien même nous nous réfugions dans la contemplation de la beauté véritable, exaltante, nous sommes vite rattrapés par l’emprise de notre « vouloir » (Le Monde comme Volonté et comme Représentation, Schopenhauer) pour être replongés dans le réel décadent où la beauté ne peut être qu’apparence éphémère.

Pourtant, il y a bien quelque chose qui se cache derrière cette simple (et souvent méprisable) apparence. N’est-ce pas la Beauté qui se trouve là, juste derrière, « si près mais en même temps si loin » (Correspondance avec Schiller, Goethe) ?

Joachim Gasquet, dans son ouvrage Cézanne consacré au peintre, décrit le travail de l’artiste : « Ce que j’essaie de vous traduire là concerne les racines mêmes de l’Être, la source même de l’impénétrable. » C’est ainsi que, en imitant le peintre, nous devons creuser au fond des choses pour avoir accès à leur « noyau » (Chemins qui ne mènent nulle part). Baudelaire et plus tard Rilke dans ses Lettres à un jeune poète, nous incitent à puiser au plus profond de nous-mêmes pour engendrer la beauté. Une beauté à rechercher dans le désordre du monde où laid et beau s’entremêlent. Derrière toute laideur apparente s’abrite un germe de beauté que l’artiste doit faire pousser et éclore, pour vaincre les premières apparences, pour nous inviter à nous évader du réel. C’est d’ailleurs dans cette cohabitation du laid et du beau que nous apparaît l’harmonie du monde, du cosmos grec, au-delà des contrastes.

Mais « l’harmonie invisible est plus belle que la visible » (Héraclite). Nous nous doutons de cette harmonie invisible, inapparente, cachée de notre vue, une harmonie sur laquelle repose le bon ordre du cosmos. La Nature conserve donc une part d’énigme, de mystère, en deçà ou au-delà de l’apparence, une inconnue qui œuvre à sa propre préservation. Mais la science s’en mêle, ne se contentant point des simples apparences. Elle perce le voile qui recouvre les choses et le monde mais détruit la beauté invisible qui restait beauté tant qu’elle se maintenait hors du savoir, hors de la technique. La Beauté résiderait peut-être dans ce fameux voile qui maintient la chose hors de notre appréhension, dans une sorte de réserve de visibilité. L’apparence trompeuse peut elle-même être parfois belle, à en juger l’œuvre de Dali qui joue avec l’illusion en jouant avec nos sens. Et si l’on s’en réfère à l’art contemporain, force est de constater que la beauté ne réside pas dans l’apparence mais dans l’idée qui se manifeste en elle. Il dépasse la beauté fade et vernie de la peinture classique et « nous sommes de penser » (Alain). C’est en cette puissance de questionnement qu’une œuvre contemporaine suscite en nous que peut être décelée une beauté alors infinie. Quelle frustration d’ailleurs que de se contenter de la seule beauté apparente ! Or, nous n’allons bien souvent point au-delà, à commencer par nos rapports avec autrui où la belle apparence suffit et empêche la rencontre de l’Être. À l’inverse, le physique de Sartre qui causa des pleurs à sa mère en rentrant du coiffeur (cf Les mots) faisait fuir les gens. Sartre s’est donc construit sur sa propre intériorité, sur son Être intérieur, à l’image de Socrate dont le physique n’était pas non plus des plus avantageux. Peut-être pour aboutir à une belle âme, se souciant peu des apparences.

Cependant, bien que la beauté ne puisse point être restreinte à la simple apparence formelle, ne doit-on pas reconsidérer les notions de beauté et d’apparence ? Étudions pour cela le phénomène de l’apparition, défini en tant qu’avènement de l’apparence.

III. La beauté en tant que phénomène

Hegel, dans son Introduction à l’esthétique, définit le beau comme étant « le vrai en soi », comme « la manifestation sensible de l’Idée ». Mais nous devons dépasser cette affirmation, certes largement étayée par le philosophe mais point démontrée rigoureusement. Référons-nous donc à M.Heidegger.. Pour le philosophe allemand, la beauté est l’avènement de la vérité de la chose dans la chose, c’est-à-dire l’avènement de l’étant dans son ouvert, dans son éclaircie (Das Lichtung) au sein du monde qui s’institue dans la Terre qui l’accueille. Cet ouvert diffuse des apparences qui rendent l’être-chose (ici l’être-œuvre) ainsi libéré plus éclatant. Ainsi, l’Être de l’étant est à rechercher dans son apparition, dans sa mise en œuvre (venue à l’ouvert), dans son in-stitution. Dès lors, nous devons repenser notre sensibilité aux choses, notre rapport au monde, en les laissant advenir puisqu’ils adviennent (ad-venir : venir au devant de). Cela suppose une ouverture de nous-mêmes pour que nous soyons « disposés à accueillir la splendeur du monde » (Goethe) en lui portant toute notre attention sans intention (de manière désintéressée). Les apparences du monde et des choses sont porteuses de sens, de significations jamais épuisées à l’image du symbole (tel qu’il est envisagé par Goethe ou Hegel). Y. Bonnefoy nous enjoint donc de « rendre aux apparences leur droit à être » dans la mesure où chaque apparence est expression de quelque chose, d’une vérité de l’Etre-chose non immuable selon Merleau-Ponty.

Mais les apparences, en tant qu’elles nous touchent en venant à nous pour nous convoquer, permettent une médiation entre le sujet et la chose, mais aussi entre les différents sujets spectateurs (ou contemplateurs). Y. Klein considère que ses anthropométries de l’époque bleue permettent un dialogue des sensibilités en établissant des transferts entre différentes « zones de sensibilité pure ». L’œuvre, en apparaissant dans l’ouvert, doit « faire monde » autour d’elle et laisser libre cours à l’ « intersubjectivité » (Lévinas). Mais nous ne devons pas rester en surface des apparences, de ce qui apparaît, sur le mode de la « délectation esthétique » (Heidegger) qui conduit l’Être-œuvre à ne plus apparaître, en obscurcissant l‘éclaircie de l’ouvert. Ainsi notre expérience la plus productive du monde doit consister à co-naître au monde, à s’envelopper du même voile qui l’entoure, pour un dialogue entre l’œil et l’objet (cf L’œil et l’esprit, Merleau-Ponty), entre notre Intérieur et notre Extérieur (cf M.Henry, Voir la vie invisible). Comme le dit si bien A. Marchand, nous ne devons pas chercher à « transpercer l’univers » (notamment le voile des apparences) mais plutôt à « nous laisser transpercer » par ce même univers. C’est seulement ainsi que nous offrons une apparence à l’inapparent, une visibilité à l’invisible. En acceptant l’invisible, notamment lorsque « l’image se ferme après s’être ouverte » » (G. Didi-Huberman L’image ouverte), nous le laissons advenir dans la visibilité (potentialité à devenir visible) qui lui est propre. Nous devons nous sacrifier, nous rendre présents pour que l’Être-chose se présente, l’Être-chose sacré.

Conclusion

Qui avait signé l’acte de mort de l’apparence ? Ceux qui s’étaient réfugiés dans le malentendu autour de la notion d’apparence. Nous devons tous reconsidérer notre rapport au monde, loin de tout scepticisme, loin de toute illusion que nous craignions moins que la désillusion, et ainsi accepter les choses telles qu’elles sont. Seule une ouverture d’esprit mais surtout de nos sens à leur présence peut nous conduire à connaître (co-naître à) la beauté du monde qui ne demande qu’à apparaître pour paraître apparue, beauté qui n’est bien qu’apparence (Être-chose en train d’apparaître).