Le désir est­‐il la marque de notre impuissance ?

Dissertation complète en trois parties :
I. Le manque comme essence du désir, qui apparait donc comme une faiblesse
II. Mais le désir peut également être considéré comme force motrice
III. Le désir philosophique lui permet de tendre vers le bonheur

Dernière mise à jour : 16/04/2021 • Proposé par: nelsons (élève)

Bien souvent, l'opinion commune confond le sens de besoin et de désir. Si le besoin pose la question de l'"avoir", de la possession d'un objet pour sa fonction, le désir pose quant à lui une question bien plus profonde, plus fondamentale : la question de l' "être", et confère ainsi à notre réflexion philosophique tout son caractère ontologique. Le désir différencie l'homme de l'animal, qui reste enfermé dans ses pulsions, suivant son instinct, contrairement au genre humain, qui ne peut se contenter de vivre "ici et maintenant", et qui dans la nécessité d'être, se projette constamment en dehors de lui‐même, afin d'aller de l'avant. La question du désir s'élève alors comme un paradoxe : à la fois puissance motrice, et en même temps impuissance de l'homme à atteindre le désir platonicien absolu de vérité, impuissance à combler ce vide permanent de son être, de son âme.

C'est alors comme un rapport de force qui s'installe, un équilibre chancelant où se côtoient impuissance du manque et puissance de création, où cohabitent notre incomplétude et notre appétit dévorant d'expansion. Nous nous demandons alors si le désir est bel et bien la marque de notre impuissance, si cette impuissance relève uniquement de ce désir, ou encore si dans le désir, nous ne pourrions pas trouver toute notre force, toute notre puissance ontologique ?

Si cet équilibre est chancelant, c'est sans nul doute parce que points de vue et pensées divergent pour finalement s'équilibrer timidement. Défini comme impuissance et comme marque de notre incomplétude par certains, révélant toute son ambiguïté dans la relation du sujet à l'Autre, le désir est aussi posé par d'autres philosophes, à l'image de Spinoza, comme l'essence même de l'homme. Force originelle de création, il nous permet de nous affranchir, de repousser nos limites et de trouver la liberté. Enfin, la recherche incessante de la vérité platonicienne, de l'affirmation de notre liberté semble nous conduire irrémédiablement vers le désir ultime, qui selon Freud, n'est autre que la mort.

I. Le manque comme essence du désir, qui apparait donc comme une faiblesse

L'étymologie en elle-­même du mot "désir" souligne toute sa complexité et met en lumière le paradoxe que nous pouvons trouver derrière ce concept, dont la signification a évolué au cours du temps, et dont la conception, justement, évolue encore constamment. Ainsi, le verbe "désirer" est issu du verbe latin desiderare, qui signifie "regretter l'absence de quelqu'un ou de quelque chose". Ce verbe est lui‐même dérivé des termes sidus et sideris, qui désignent l'astre dans son unité, comme une étoile ou une planète, mais aussi dans sa pluralité, puisqu'ils peuvent se rapporter au phénomène de "constellation". Durant l'Antiquité, les augures ou les marins cherchaient dans le ciel nocturne toutes sortes de signes ou de guides lumineux. Ainsi, constater l'absence de l'un d'eux, de l'un de ces astres, constituait pour eux une véritable déception, un profond regret. Il apparaît donc que le desiderium latin, avant de signifier le désir, renvoie d'abord à l'absence, à la perte, et donc au constat d'un manque. Ce manque, Platon le pose comme la logique même du désir.

Selon la philosophie de Platon, l'homme ne peut désirer que ce dont il est privé, ou ce dont il craint d'être privé. Cette théorie suppose donc que l'homme a possédé ce dont il manque aujourd'hui, puisqu'il a conscience du manque dont il souffre. Cette théorie est exprimée dans celle de la réminiscence, qui suggère que l'âme a eu une existence avant son incarnation dans le corps. Ainsi, lorsque cette dernière quitte le supra-­sensible, où elle a séjourné et détenu la Vérité, c'est-­à‐dire contemplé toutes les Idées, et qu'elle traverse le fleuve Lèthè -­ qui en grec ancien signifie "oubli" -­ dans le but de s'incarner dans le corps, un voile dissimule alors la connaissance qu'elle possédait. Cependant, l'âme incarnée conserve des traces de cette connaissance, traces qui lui rappellent qu'elle se trouve dans un état de manque. La vie de l'homme s'organisera alors en un mouvement vers la redécouverte de cette connaissance perdue, sans jamais pouvoir lever complètement le voile qui dissimule la Vérité jadis lumineuse. Dans Le Banquet, Platon écrit par l'intermédiaire de la bouche de Socrate : "quiconque éprouve désir de quelque chose, désire ce dont il ne dispose pas et qui n'est pas présent". Nous pourrions comprendre ceci dans le sens où le désir découlerait de quelque chose dont on ne dispose "plus", qui n'est "plus" présent, et donc d'une perte, d'un manque qui autrefois, était comblé.

Notre impuissance réside réside donc dans notre incapacité à retrouver cette connaissance, et à combler ce manque. Cependant, si le manque peut être pluriel, multiple, il n'en demeure pas moins que nous pouvons trouver l'origine de ce manque dans notre incomplétude, dans le caractère imparfait du genre humain.

Toujours dans Le Banquet, Platon développe cette fois-­‐ci un aspect bien précis du désir : le désir de l'Autre. En effet, chaque convive doit exposer durant le repas son point de vue -­ou du moins proposer un raisonnement philosophique -­ sur l'Amour. Le philosophe s'exprime cette fois-­ci au-­travers des mots du personnage d'Aristophane. Celui‐ci énonce un mythe selon lequel "la nature humaine n'était pas ce qu'elle est maintenant ; elle était bien différente". Et pour cause, les hommes n'étaient alors pas constitués de deux genres, mais de trois : homme-­homme, femme-­femme et homme-­femme. Ceux-­ci n'avaient pas notre apparence, mais possédaient tous leurs organes en double, à l'exception de la tête, où cohabitaient deux visages regardant en sens opposé. "Ils étaient doués d'une force et d'une vigueur prodigieuse et d'une grande présomption". Un jour, ils s'en prirent aux Dieux, et pour les punir de leur impudence, Zeus les coupa en deux, mais "chacun alors, regrettant sa moitié, la rejoignait ; ils se jetaient dans les bras des uns des autres et s'entrelaçaient dans le désir de s'unir, de ne faire plus qu'un". Zeus fut alors pris de pitié, et déplaça leurs organes génitaux, qu'ils portaient derrière, afin de leur permettre de "s'engendrer les uns les autres". Depuis ce temps, l'amour pour l'autre est inné chez l'homme, qui n'a de cesse de rechercher sa moitié, son complément, et "par l'union et la fusion avec son bien-­aimé, de deux, l'amoureux désire ne devenir qu'un". Ce mythe d'Aristophane révèle ici la nature incomplète de l'homme, et de son impuissance à combler le manque induit par la perte de sa moitié, qu'il n'a de cesse de retrouver, sans toutefois y parvenir.

En effet, le désir pourrait offrir au désirant : l'hommage et la reconnaissance. Cependant, ce désir est des plus complexes, puisqu'il dépend aussi - et surtout ­‐ du désir d'un autre, autre qui ne peut, en offrant à son tour son désir, que faire don de son incomplétude, et en aucun cas compléter la nature imparfaite et incomplète du désirant. En d'autres termes, si je désire un autre sujet, je désire avant tout sa capacité à combler le vide de mon âme. Si cet autre sujet daigne m'accorder, à son tour, son désir, il cherchera alors dans ma personne ce que je recherche dans la sienne, c'est‐à-­dire à compléter sa propre incomplétude, et par conséquent, ne pourra en aucun cas me faire don de la partie de son être qu'il possède, et qui pourrait compléter ma nature. Nous nous trouvons donc ici en présence de deux individus qui cherchent à trouver dans l'autre leur finitude, et dont les retrouvailles pourraient sceller une union hypothétique qui ne serait plus animée par aucun manque, et donc, dans l'optique de la philosophie platonicienne, qui ne serait plus animée par aucun désir, et pourrait se prolonger jusque dans la mort. Cependant, nous verrons plus tard que la mort du corps n'entraîne pas la mort de l'âme, qui continuera son mouvement vers le bien, c'est­‐à-dire vers la vérité.

D'autres philosophes, à la manière de Hegel ou de Girard, jalonnent de leurs réflexions le questionnement philosophique de la relation du désir avec l'autre. Hegel affirme que le désir d'un homme, si du stade animal il veut prétendre au stade humain, doit dépasser le désir de la conservation biologique, ou conservation de soi, et par conséquent ne pas porter sur le donné naturel matériel, mais bien sur le désir lui‐même. L'homme doit donc désirer le désir. Cependant, comme énoncé plus haut, le désir est manque, le désir est vide, et de ce fait, le désirant ne peut s'approprier ce désir qu'en le visant dans un autre désirant. Une lutte débouchera alors de cette aspiration entre les deux désirants, et celui qui reculera devant la mort deviendra esclave, alors que l'autre sera le maître. Toutefois, Hegel pose que le maître n'a aucun avenir, puisque ayant imposé la supériorité de son désir, il ne progressera pas, n'évoluera pas, et progressivement, ne sera plus rien sans son esclave, esclave qui à la différence de son maître, finira par s'affirmer en tant qu'être conscient et libre, en d'autres termes, en tant qu'homme. Notre impuissance apparaît une fois de plus ici, puisque l'être humain ne peut devenir homme par lui-même. Quant à y parvenir, si cela ne relève pas de l'impossible, il relève par contre du domaine de l'extrême rareté, car affirmer la supériorité de ses désirs devant la mort ne peut concerner que des êtres puissants dans leur volonté d'être, puissance qui ne fait que révéler l'impuissance des autres.

René Girard pousse encore plus loin la logique du désir de l'autre dans le sens de notre faiblesse et de notre impuissance, puisqu'il énonce que "le désir est le désir du désir de l'autre". En d'autres termes, le sujet ne désire que ce que l'autre désire, et par conséquent, une troisième personne se profile, montrant au désirant et au désiré l'objet de leur désir commun. Cette thèse révèle donc le caractère mimétique du désir, puisque le sujet, en s'identifiant à cette troisième personne en viendra à désirer l'objet, qui n'est en lui-­même pas désirable, mais désirable puisque désiré par cette autre troisième personne. Cette théorie nous ramène donc au questionnement profondément ontologique du désir, puisqu'il pose la question de notre identité. Ainsi, "on ne naît pas sujet, on ne naît pas avec son identité, mais on acquiert progressivement quelque chose qui donne une apparence d'identité", et à René Girard d'ajouter encore : "pour être quelque chose plutôt que rien, le sujet doit donc nécessairement emprunter à un autre son identité". En d'autres termes, le sujet est impuissant à exister, et à être par lui-­même, c'est-­à-­dire incapable de trouver sa propre identité sans passer par le désir de l'autre. Nous pourrions développer ici l'exemple de l'enfant, qui s'identifie à des héros, à des modèles, et pourrait donc s'exprimer en ces termes : "je ne suis moi que parce que je suis un autre".

Cette dernière théorie de la dimension mimétique du désir, nous permet de nous aventurer plus avant sur cet aspect de notre désir, plus précisément développé dans les travaux du docteur Jacques Lacan, aspect qu'il qualifie de "manque-à-­être".

Tout d'abord, il nous faut signaler que la notion de l'autre chez Lacan n'a pas la même signification que précédemment, et ne concerne pas directement l'autre en tant que sujet, en tant qu'autre amoureux, Autre désirant et désiré. En effet, pour Jacques Lacan, -­ tout comme pour Freud -­ la question du désir se pose principalement en relation à la fonction symbolique, symbolisme caractérisé par l'association d'idées inconscientes par lesquelles une représentation signifie alors autre chose qu'elle même ; par exemple, la rose n'est plus seulement la fleur en elle-­même, mais une allégorie de l'amour. On peut donc poser que l'ordre symbolique est en fait l'ensemble des représentations allégoriques que l'on peut assigner aux choses. Cependant, cette fonction symbolique est pour Lacan, essentiellement liée à la réalité humaine première, le langage. En effet, c'est par le langage qu'un sujet, consciemment ou inconsciemment, peut donner un sens aux objets du monde qu'il vise. Ainsi, les objets du monde qui entourent le sujet apparaissent toujours au-­travers d'une grille, une grille constituée de ces symboles, de ces allégories, de ces associations et des diverses significations donnés à cet objet ; et c'est précisément cette grille symbolique que Lacan appelle "l'autre", car ces symboles issus du langage, nous viennent pour l'essentiel des autres, justement.

Ainsi, le sujet ne peut exister sans ce monde symbolique, et par conséquent, il ne peut y avoir de monde sans cet Autre, et donc pas de sujet sans ce même autre. Cependant, le sujet ne peut parvenir, au travers de sa visée symbolique du monde, à trouver et à construire son identité propre, consistante et définitive. En d'autres termes, l'autre n'apporte pas au sujet l'élément symbolique, qui justement, ne serait plus symbolique, et lui permettrait donc de quitter cette visée du monde à travers cet autre. Le sujet se comporte alors comme un signe, signe du langage qui ne porte pas en lui-­même sa signification, et qui doit constamment se référer à d'autres signes pour tenter de l'affirmer, et ainsi de suite. De ce fait, nous pouvons déterminer que le sujet ne contient pas en lui ce qui constitue son identité, et qu'il doit ainsi se référer à d'autres objets, à d'autres symboles, afin de viser son identité à travers ces objets. Pour le dire autrement, le sujet manque toujours en son sein de ce qui pourrait lui donner son identité propre.

En ce sens, la théorie lacanienne du désir rejoint quelque peu la théorie platonicienne du manque, puisque le sujet désirant manque de quelque chose. Cependant, Lacan s'intéresse ici à la dimension identitaire du désir, et la question ontologique qui en découle devient alors dramatique. En effet, Lacan définit le "manque-­à-être" comme constituant du sujet, et comme sujet du désir. En d'autres termes, le sujet manque d'identité. Constater ce manque est navrant, mais s'arrêter ici serait décevant, et au fond, inutile.

Lacan poursuit donc son investigation dans la recherche de ce manque, dans la recherche de savoir de quoi procède ce manque lui‐même. Freud élabore une première théorie à la manière de Platon, selon laquelle la chose manquante serait une chose perdue. Au tour de Lacan de construire alors un véritable mythe autour de la jouissance éprouvée par le sujet dans le ventre maternel -­ sujet qui pour Lacan, n'est alors pas encore sujet -­ ou lors de l'allaitement [maternel]. Cependant, après la naissance dans e premier cas, ou après le sevrage de l'enfant-­sujet dans le second, le sujet perd tout bonnement et simplement cet objet merveilleux, que nous pourrions rapprocher du mythe du paradis perdu, que chaque homme tend à retrouver, sans jamais y parvenir. C'est à ce moment précis que la mécanique dramatique du désir lacanien se met en place, puisque le médecin-­philosophe assène que ce manque n'est pas le manque de quelque chose, mais un manque pur, un manque de rien. Ainsi, le sujet désire le rien. Or, comment est-­il possible de combler le rien ? La célèbre maxime de William Shakespeare prend alors tout son sens : "To be or not to be, that is the question !". Être ou ne pas être. Manquer de notre être serait alors la marque même d'une impuissance invincible, profondément ancrée au plus profond de notre identité symbolique. Une question demeure cependant, face à cette théorie radicale et tragique : qui sommes-­nous si nous ne sommes pas ? En d'autres termes, l'impuissance de l'humain ne serait‐elle pas, au fond, la quête interminable d'une identité placée sous le signe du rien ? Dans le cas du désir amoureux, par exemple, ce manque-­à-‐être du sujet réside dans son mouvement vers l'Autre, -­ Autre précédemment évoqué en tant qu'objet de l'ordre symbolique, mais non comme la grille de notre perception -­‐ à travers lequel le désirant cherche à combler son infinitude et donc son manque. Or, si nous ne sommes rien, comment deux riens peuvent‐ils se compléter ? Comment trouver dans le rien le complément à son propre néant ? Devant cette constatation, Lacan finit par exposer que l'Amour est un rapport entre deux riens qui illusionnent d'être quelque chose, et que par conséquent, le rapport qu'ils entretiennent est tout bonnement inexistant. En d'autres termes, nous ne sommes que la représentation du quelque chose que nous croyons être au travers de la grille symbolique de l'Autre. Ainsi, nous sommes impuissants à passer outre cette grille, ou du moins, nous avons l'illusion d'y parvenir sans vraiment réaliser à quel point nous sommes vides, et à quel point nous ne sommes qu'illusion, à quel point nous ne sommes rien.

Ainsi, si nombre de philosophes posent le manque comme essence du désir, désir qui est alors faiblesse, qui induit notre impuissance à être et à combler l'incomplétude de notre nature imparfaite, désir qui n'est que le révélateur du néant qui nous habite, de notre manque‐à-­être, d'autres, à la manière de Spinoza, posent le désir comme essence même de l'homme. Ce même désir devient alors puissance de création, un mouvement ascendant vers le bonheur, et n'est par conséquent plus la marque de notre impuissance, mais peut‐être considéré comme la force motrice de l'homme, de la philosophie même.

II. Mais le désir peut également être considéré comme force motrice

Contrairement à la logique platonicienne du manque, Baruch Spinoza pose le désir comme "essence même de l'homme". Il considère celui­‐ci comme la puissance essentielle de l'homme à exister, et à être affecté. Il démontre d'ailleurs que le désir est l'affect humain le plus fondamental, c'est-à‐dire une affection du corps en même temps que de l'esprit, qui permet une augmentation ‐ ou encore une diminution ‐ de notre puissance d'agir ; dans le cadre de cet exposé, nous développerons ici la faculté du désir à décupler notre puissance d'agir, mais il paraît tout de même nécessaire de signaler que cet affect de l'homme peut aussi avoir de néfastes conséquences sur ses actions. La théorie de Spinoza, si elle pose le désir comme affect fondamental de l'humain, ne peut se contenter de cette unique notion, et il ajoute en parallèle à cet affect, une importante composante de sa philosophie : le conatus. Ce terme latin est habituellement rendu par le terme d' "effort", mais le philosophe le précise en terme d' "effort d'exister", de "persévérer dans son être". En d'autres termes, le conatus n'est autre que notre volonté, terme relatif à un mouvement de notre âme, à persévérer dans l'être, la tendance de notre corps à persévérer dans son état, tant physique que mental. Le désir est donc désigné ici comme affirmation de soi. Pour le dire autrement, si le désir ne découle pas du manque, c'est parce que tout simplement, seul un être qui existe peut désirer la conservation de cet état, voire l'augmentation de sa puissance à exister. Or, nul n'a besoin de manquer de l'existence pour la désirer, et au contraire, il paraît nécessaire de ne pas manquer de l'existence pour désirer sa conservation aussi bien que l'augmentation de sa puissance.

Spinoza dans L'Éthique III, proposition 9, écrit d'ailleurs que "l'âme, soit d'ailleurs en tant qu'elle a des idées claires et distinctes, soit en tant qu'elle en a de confuses, s'efforce de persévérer indéfiniment dans son être, et a conscience de cet effort". Cette proposition ajoute donc encore à la notion de conatus du désir, la notion de conscience.Dans la scolie de cette même proposition, le philosophe pose que quand cet effort de persévérance se rapporte exclusivement à l'âme, il s'appelle "volonté", alors que quand il se rapporte à la fois au corps et à l'âme, il se nomme "appétit". Spinoza approfondit cette seconde notion par ces mots : "l'appétit n'est donc que l'essence même de l'homme". Or, si désir et appétit sont essence même de l'homme, nous pouvons alors définir qu'entre désir et appétit, il n'y a aucune différence - si ce n'est que le désir se rapporte la plupart du temps à l'homme, en tant qu'il a conscience de cet appétit - et que par conséquent, "le désir, c'est l'appétit avec conscience de lui­‐même". Il en demeure donc que cet appétit dévorant pousse l'homme à avancer, à persévérer, afin de conserver son état, afin d'exister, et de continuer à être.

Ainsi, nous pouvons situer le désir à la racine de toutes les passions humaines, de toutes nos actions. Le désir apparaît donc ici comme une véritable force motrice, qui permet à l'être de persévérer dans son état, et plus encore, qui accorde à l'homme la possibilité de quitter son inactivité, lui permettant ainsi de vivre selon ses propres convictions. En ce sens, nous pouvons prêter au désir cette force d'expansion caractéristique de notre imagination, et devons lui reconnaître sa puissance originelle de création, qui induit, en fin de compte, l'affirmation et la sauvegarde de notre liberté.

Ainsi, la conception qu'à Nietzsche de son "philosophe‐artiste" n'est pas sans parallèles avec les théories de Spinoza relatives au désir. En effet, l'homme actif et puissant s'oppose ici au passif et à l'impuissant. Le véritable artiste, tel que le voit Nietzsche, est un penseur critique qui accroît sa puissance au fur et à mesure qu'il la manifeste. Cependant, cet artiste ne cherche pas à persévérer dans son état, mais au contraire, il cherche à aller plus avant, il cherche à constamment repousser les limites de son imagination, afin de façonner, à force d'illusions et de mensonges, certes, mais illusions et mensonges affirmés, des formes resplendissantes qu'il arrache à leur sombre état de devenir, car son art est la combinaison implacable de son dynamisme créateur associé à sa volonté de puissance. Ainsi, le philosophe­‐artiste est le destructeur des illusions, des conceptions traditionnelles ; habile de son marteau, il est aussi capable de produire de belles figures, sans surplus, sculptées dans la grandeur de sa pensée et du flot des images de son imagination.

Dans cette définition de l'artiste, c'est la notion de l'imagination qui va particulièrement nous intéresser. Nous avons évoqué précédemment que Platon conçoit le manque comme essence du désir, et que par conséquent, le manque est nécessaire au désir. Il apparaît cependant que ce manque peut aussi recouvrir un aspect positif, et être à l'origine de l'arrachement à notre immobilité, à notre passivité, et déboucher ainsi sur toute sorte de projets, de recherches ou de travaux.D'autre part, nous pouvons aussi poser le désir comme moteur de notre imagination. Or, celui qui imagine ne peut se contenter de ce qui est, et ainsi éprouver sans cesse le désir de création. Le désirant, l'artiste, sera alors en mesure de sortir de lui-­même, s'ouvrant de nouvelles perspectives, repoussant encore un peu plus loin ses limites. En ce sens, le désir est ce qui nous fait exister, puisque si l'homme reste là, immobile, refermé sur lui‐même, il n'existe pas vraiment, ou du moins que pour lui-­même. Or, l'homme n'existe-­t-­il pas par les autres ? L'homme n'existe‐t-­il donc pas par la création ? Sans projet, sans rien entreprendre, l'homme est voué à la solitude face à son incomplétude. Cependant, le désir peut mouvoir l'homme en un artisan de sa propre satisfaction.

Ainsi, si l'homme cherche à s'élancer dans un mouvement de satisfaction, on peut poser que celui‐ci tend inlassablement vers le bonheur.

Le bonheur est traditionnellement posé par les philosophes comme un état durable de satisfaction. Ainsi, les philosophes grecs de jadis, qui pensent ensemble cet te question du bonheur, estiment que même si chaque homme y aspire, tous sont malheureux. Parmi eux, Épicure va exposer sa morale, dans laquelle la philosophie va fonctionner comme une thérapeutique, comme un remède permettant de soigner l'âme humaine. Ainsi, il va déterminer les trois causes du malheur des hommes, dans la crainte des dieux, de la mort, et enfin, dans le fait de désirer des objets qui seront nécessairement à la source de leur souffrance. Les deux premières causes du malheur des hommes sont certes très intéressantes, mais ne présentent pas de réels intérêts dans notre cheminement philosophique actuel. Cependant, c'est la dernière cause des troubles de notre âme qui va réellement attirer notre attention. Dans sa Lettre à Ménécée, Épicure expose sa morale philosophique, selon laquelle l'homme ne doit pas satisfaire tous ses désirs, mais au contraire, n'en favoriser que certains, qui procurant d'abord la souffrance, procureront ensuite le plaisir. Inversement, celui­‐ci doit renoncer à tous les désirs, et ils sont nombreux, qui procureront d'abord un plaisir passager, pour ensuite n'engendrer que la souffrance. Il établit en effet une classification des désirs : ainsi, parmi les désirs, "les uns sont naturels et les autres vains, et parmi les désirs naturels, les autres sont nécessaires, et les autres seulement naturels. Enfin, parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires au bonheur, les autres à la tranquillité du corps, et les autres à la vie elle-­même". On trouve par exemple dans les désirs vains, la richesse et les honneurs, alors que dans les désirs naturels et nécessaires se trouvent par exemple l'alimentation, le sommeil, ou encore la protection contre les intempéries. Cependant, le seul désir naturel et nécessaire au bonheur est la philosophie en elle-­même. De ce fait, si le désirant est capable de privilégier le désir philosophique aux désirs vains, alors celui-­ci pourra prétendre au bonheur. Le désir est donc en un sens la puissance motrice, qui utilisée à bon escient, permet d'enclencher un mouvement vers le bonheur, qui d'après la théorie d'Épicure, peut aboutir à l'obtention véritable de cet état durable de satisfaction.

Ainsi, le désir philosophique permet de tendre vers le bonheur. Mais quel est-­il ? Comment le désir peut-­il être la force, la puissance qui nous permette à la fois d'exister, de créer, de penser, d'imaginer, en un mot, d'être ?

III. Le désir philosophique permet de tendre vers le bonheur

Nous avons vu au commencement de cette réflexion la théorie platonicienne selon laquelle le manque était moteur de tout désir. Cette théorie est illustrée par Platon dans le Gorgias, qui s'ouvre initialement sur un dialogue quant aux différents aspects de la rhétorique, entre Gorgias, qui enseigne l'art de la rhétorique, et Socrate, lequel l'emportera sur son adversaire, bien en peine pour lui définir précisément la nature de son "art". Suite à ce dialogue, c'est au tour du jeune Polos d'affronter Socrate, sans plus de succès. Par contre, contrairement aux deux dialogues précédents, l'opposition entre Calliclès, adversaire d'une autre envergure que le fougueux Polos, et Socrate, retient toute notre attention. En effet, les deux belligérants s'opposent diamétralement sur leur conception de la vie, et de la façon de la mener. Pour Calliclès, "ce qui est beau et juste suivant la nature, je te le dis en toute franchise [il s'adresse ici à Socrate], c'est que pour bien vivre, il faut laisser prendre à ses passions tout l'accroissement possible, au lieu de les réprimer, et, quand elles ont atteint toute leur force, être capable de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence et de remplir tous ses désirs à mesure qu'ils éclosent". Par ce discours, Socrate apparaît comme un pleutre, un sot, un lâche incapable de satisfaire ses désirs, prétendant défendre le seul vrai désir, car incapable d'assouvir ses passions. Il apparaît cependant, que l'impuissance de Socrate dénoncée par Calliclès, est en fait sa puissance. Puissance à résister à ses pulsions, puissance à contrôler ses passions, pour ne toujours tendre que vers le seul et unique désir vrai, le Bien. Dans son analyse du désir, Platon distingue ainsi deux types de désirs : les désirs faux et le désir vrai. En d'autres termes, tous les désirs sont faux, sauf le désir de Bien, c'est‐à-­dire le désir de Vérité. Les désirs faux découlent de mauvais jugements de l'âme des objets convenant le mieux à ses désirs. Cependant, il apparaît que l'âme est parente des Idées ou formes intelligibles, et que c'est donc par conséquent uniquement en contemplant celles-­ci que l'âme parviendra à son accomplissement, à la jouissance absolue, à la jouissance la plus haute : le bonheur. La philosophie platonicienne diverge quelque peu de la morale épicurienne, puisque la Vérité demeure inaccessible. En effet, l'homme ne peut atteindre l'ordre intelligible alors qu'il se trouve dans l'ordre sensible. A sa mort, son âme quittera cet état pour retourner dans l'intelligible, et ainsi poursuivre son mouvement vers le bien, l'unique désir vrai. Ce mouvement perpétuel et sans fin ne peut s'achever par la découverte de la Vérité. En effet, dans L'allégorie de la caverne,le prisonnier évadé qui regarde le soleil, qui est ici une allégorie de la connaissance, et à terme, de la vérité, est aveuglé. Platon expose même que si l'élève affranchi retourne dans la caverne avec ses anciens compagnons, il n'y trouvera que la mort, assassiné. De plus, comme le désir ultime de l'âme est la vérité, et que sans désir, nous ne sommes pas, -­ nous ne sommes plus -­ nous pouvons penser que la découverte de cette Vérité entraînerait nécessairement la mort de l'âme, et donc la destruction de celle-­ci. Le paradoxe du désir s'élève une fois de plus, puisque la nature de l'âme est le désir, lorsque celle-­ci ne désire plus, on peut alors déterminer qu'elle n'est plus.

Nous avons tenté de démontrer que le désir est une force qui permet de repousser nos limites, mais jusqu'à quel point peut-elle le faire ? Une fois de plus d'après la théorie platonicienne, il nous faudrait déterminer cette limite peut avant la découverte de la vérité. Socrate, le "grand désirant par excellence", disait de lui­‐même que la seule chose qu'il savait, c'est qu'il ne savait rien. Nous sommes impuissants face à ce manque de l'âme ; mais ce manque nous permet d'avancer, de sortir de nous‐même, et d'affirmer notre liberté.

De façon générale, nous pouvons désigner la liberté comme la possibilité d'action ou de mouvement sans contrainte. En ces termes, la force créatrice du désir, générée par notre imagination, est un facteur important de cette liberté qui s'acquiert comme une indépendance intérieure. La liberté est alors conçue comme l'état idéal de l'être humain auquel on accède par la maîtrise des passions. Ceci correspond au second degré de connaissance chez Spinoza, où le premier est régi par les passions dévorantes et incontrôlables, et le dernier, le troisième, est qualifié de "connaissance intuitive", alors que dans le second degré, l'homme apprend progressivement à contrôler ses pulsions, et en d'autres termes, apprend à devenir libre.

En outre, nous avons évoqué précédemment le caractère créatif que peut conférer le désir à notre âme. De cette dimension créatrice du désir, découle, selon le philosophe Henri Bergson, la liberté. En effet, celui‐ci considère que la liberté est avant tout une affaire de création, puisque la création, c'est en quelques sortes refuser ce qui est, et donc modifier le réel.Cette transformation du réel induit alors une transformation de l'artiste, une transformation de son être, et en fin de compte, son accession à l' "échappement". Cet échappement, Spinoza l'attribue uniquement à la nature, mais Bergson va plus loin, en énonçant que cette faculté appartient aussi à l'homme, qui peut alors échapper aux modifications de son être entraînées par des causes extérieures. Si l'environnement joue évidemment un rôle prédominant dans la caractérisation d'un individu, Bergson affirme que les diverses influences extérieures sur le caractère de l'individu ne sont pas subies par cet individu, et donc entièrement consenties. D'où le fait que l'homme est capable, selon cette pensée, d'échapper à toute cause extérieure s'il le souhaite, et ainsi, ses actes seront des actes libres, car détachés des causes extérieures, et décidés par l'artiste lui‐même. Et à Bergson d'ajouter : "la liberté existe lorsqu'elle est créatrice". En fin de compte, si l'homme, en créant, parvient à s'affranchir des causes de son environnement, des causes extérieures, il devient sa propre cause, et est par conséquent libre.

Seulement, si la puissance de notre désir réside dans l'acquisition et l'affirmation de notre liberté, le contrôle total et entier de nos pulsions est pour ainsi dire impossible. Sigmund Freud assigne d'ailleurs à la mort, au désir de mourir, le statut de fond de toutes pulsions. Il voit alors dans le mouvement du désir un unique but final : la mort.

Dans Au-­delà du principe de plaisir, le père de la psychanalyse définit que "ce but final vers quoi tend tout ce qui est organique" est la mort. Le corps humain étant un objet organique, il tend donc irrémédiablement vers la mort. Freud pose que le but de la vie, et donc le désir ultime de celle­‐ci, ne peut pas être dirigé vers un état jamais atteint, puisque dans ce cas, il y aurait contradiction avec la définition qu'il se fait du désir. Au contraire, le désir de toute vie est de retrouver un état antérieur, état inanimé, car "le non­‐vivant était là avant le vivant". Ainsi, la phrase tombe laconique et sans appel : "le but de toute vie est la mort". Un paradoxe intéressant, puisque Épicure, par exemple, démontre qu'il ne faut pas craindre la mort, qu'elle n'a que faire du corps. Vivre pour mourir. Comment se résoudre à désirer pareil but ? Nous pensons qu'il faut voir dans la mort une libération, qui pourrait rejoindre la notion de liberté développée juste précédemment. Une libération de l'âme, qui détachée du corps, pourra poursuivre son mouvement dans sa contemplation des Idées. Pour l'exprimer autrement, cette poursuite de l'extinction de tous les désirs correspond à un désir de ne plus souffrir, et donc une aspiration définitive à la paix et au non-­désir. Si nous poussons cette logique plus loin, alors l'âme atteint dans cette mort un état durable de satisfaction, et donc, le bonheur. Ce retour à l'inanimé marquerait-il donc le retour au bonheur ? La philosophie platonicienne, si elle n'apporte peut-­être pas de véritable réponse, s'intéresse en tous cas de très près à la question de la mort. Dans le Phédon, où Platon met en scène les derniers instants de Socrate, qui se questionne quant à l'immortalité de l'âme, parente et amie des Idées, le philosophe en arrive à exprimer clairement : "philosopher, c'est apprendre à mourir". Cependant, la mort n'est pas une finalité, puisque l'âme, en rejoignant les réalités intelligibles, continue à tendre vers l'unique désir vrai : le bien, la vérité. Le retour à l'inanimé freudien serait en fait le retour de l'âme dans le supra‐sensible, le retour vers la connaissance, et donc au plus près du bonheur.

Conclusion

Ainsi, le désir est un paradoxe passionnant, peut-­être même que nous pourrions le qualifier de "paradoxe humain", à la fois manque, regret, impuissance à atteindre ce dont on désire, et à la fois puissance, justement, puissance de création, génératrice de notre affranchissement et de notre liberté.

L'analyse de Platon, quant à un manque générateur du désir, régit la majeure partie des réflexions relatives à cette notion. Cependant, nous avons vu que ce manque pouvait à la fois revêtir un caractère tant négatif que positif. Le désir de l'autre révèle de façon criante la nature imparfaite de l'humain, l'incomplétude de notre âme, notre difficulté à être. D'un autre côté, le manque, et donc le désir, peut être considéré comme le moteur même de notre court passage dans le monde sensible, comme le générateur de notre force créatrice, et par extension comme l'origine de notre liberté. Ainsi, nous serions à la fois prisonniers et libres par le désir. Nous pouvons donc penser que si le désir est bel et bien la marque de notre impuissance, il est aussi sans nul doute la marque de notre puissance. Un homme ne peut pas vivre sans désir, tout comme il ne peut pas vivre dans l'entretien de désirs destructeurs comme la recherche incessante de la gloire ou de la richesse, qui finiront par le ronger de l'intérieur. Enfin, l'homme est désir. L'homme est désir dans toute son ambivalence, dans toute sa complexité, dans sa beauté et dans sa répugnance, l'homme est le désirant qui doit trouver dans son âme la force de contrôler ses pulsions, qui si elles puisent leur essence dans la mort, pourront tout de même lui permettre de vivre une vie heureuse dans ce bas monde, avant de poursuivre son mouvement vers des horizons plus lointains, plus abstraits, vers la vérité intouchable, invisible de l'intelligible, vers ce à quoi il tend depuis toujours : le bonheur.