L'amitié est-elle la relation idéale à autrui ?

Copie de mon devoir noté 12/20.

Dernière mise à jour : 16/03/2021 • Proposé par: papou (élève)

Eléments pour l'introduction

L’homme est un être social. A ce titre, il est quotidiennement confronté à ses semblables, les « autres », individuellement et collectivement dénommés « autrui », celui envers lequel il éprouve des sentiments divers qui vont du rejet à l’attirance. Ainsi établit-il avec autrui un rapport complexe qui prend des formes multiples: indifférence, stricte politesse, domination, respect, amour, amitié.

Dans chaque type de rapport à autrui s’expriment les traits fondamentaux de sa personnalité. Tout rapport qui s’établit entre « lui » et « moi » est révélateur de ce qu’ « il » est comme de ce que « je » suis. Mais chacune des formes de rapport à l’autre ne fait pas appel aux mêmes dispositions, aux mêmes qualités, ne mobilise pas les mêmes ressources d’intelligence et de cœur.

De tous les rapports à autrui, l’amitié est certainement la forme qui demande les plus grandes qualités morales. Les philosophes grecs, parmi lesquels Aristote, avaient fait d’elle une vertu sur laquelle repose les fondements de la cité. Elle est en effet celle qui exige le plus d’oubli et de don de soi, celle qui demande le plus d’assiduité dans la compréhension et le plus de constance des sentiments ; elle est aussi la plus « équilibrée » pour ce que chacun donne et reçoit. Cependant, au fil des siècles, si certains penseurs ont fait son éloge et en ont fait le modèle du rapport à autrui, d’autres plus critiques, en ont dénoncé le caractère illusoire.

C’est ainsi que l’on a pu poser la question : « l’amitié est-elle la forme idéale du rapport à autrui? » Encore faut-il s’entendre sur le sens donné à « la forme idéale » ? Dans ce qui suit, nous la considèrerons comme la forme de rapport aux autres qui correspondrait le mieux aux aspirations d’humanité de l’homme.

Eléments pour la Première partie : (L’amitié est la forme idéale du rapport à autrui.)

De prime abord, l’amitié peut en effet apparaître comme la forme de rapport à autrui idéale, celle vers laquelle nous devons tendre, dans la mesure où elle est une authentique relation d’égal à égal, entre « moi » et quelqu’un qui m’apparaît comme un « autre moi-même », une relation, fondée sur la confiance et la réciprocité, qui me permet de le connaître, de le comprendre et de l’accepter tel qu’il est, tout comme cet « autre moi-même » le fait à mon égard.

En effet, l’amitié repose sur l’intérêt pour autrui. Si je suis égoïste, sans intérêt pour l’autre, essentiellement centré sur moi et incapable d’oublier mon « ego », je ne peux ni le connaître, ni le comprendre. Seul l’intérêt que je porte à autrui, l’esprit d’ouverture dont je fais preuve à son égard, me permet de faire la démarche de chercher à le connaître, à appréhender sa complexité.
Cependant, il ne suffit pas de manifester de l’intérêt pour autrui et chercher à le connaître pour le comprendre et pour qu’il devienne un ami.
Toutes les formes de rapport à autrui, y compris les plus frustres, font appel à une part de connaissance de l’autre; cependant, elles n’exigent pas le même degré de connaissance intime et de compréhension profonde que l’amitié. C’est que, ces formes, y compris l’amour, peuvent s’établir sur une perception superficielle d’autrui ou encore sur une connaissance construite sur des apparences ou sur la dissimulation et le mensonge.
Seules donc la vérité et l’authenticité de ce que je suis et de qu’est autrui permettent une telle connaissance et compréhension mutuelles. Seule la vérité peut donner naissance à l’amitié, en cela que celle-ci ne peut laisser aucune place ni à la dissimulation ni au mensonge. Nul ne peut prétendre connaître l’amitié s’il travestit ses pensées, s’il ment dans ses propos ou s’il triche dans ses comportements. En amitié chacun ne peut apparaître à l’autre que dans la totale nudité de son être.
Ce n’est que dans la mesure où cette condition est satisfaite que peuvent naître l’estime, la confiance et la reconnaissance de l’autre, non pour ce que l’on suppose ou que l’on croit qu’il est, mais pour ce qu’il est réellement. Car on ne peut se lier d’amitié qu’avec quelqu’un que l’on apprécie et estime.
L’amitié exige donc la parfaite connaissance et compréhension de l’autre ; en cela l’amitié est affaire de patience. Connaître autrui, le comprendre, c’est se mettre à sa place, entrer dans son propre mode de pensée pour ressentir la logique de son raisonnement et saisir le sens de ses actes. Aussi, apprendre à connaître et à comprendre autrui prend-il du temps. C’est au terme d’une période « d’apprentissage » que l’on est en mesure de lui reconnaître des qualités qui justifient qu’on l’apprécie, qu’on l’estime et qu’on lui accorde sa confiance. « L'amitié, au contraire (de l’amour), se forme peu à peu, avec le temps, par la pratique, par un long commerce. » (La Bruyère).
L’amitié repose sur la réciprocité. Il n’y a pas d’amitié sans estime réciproque. Parce que je lui reconnais des qualités, j’ai de l’estime pour autrui et je suis enclin à en faire mon ami ; toutefois il ne devient mon ami que pour autant qu’il éprouve lui-même de l’estime pour moi. L’amitié est donc aussi affaire de « communauté de nature », c’est à dire de parenté de cœur et d’esprit. C’est parce que cette parenté existe et qu’elle donne d’emblée accès à une perception positive de l’autre que naît le sentiment de curiosité à l’égard d’autrui. S’ensuit le sentiment d’être réellement compris qui, lui-même, encourage les confidences qui permettent d’approfondir la connaissance et de créer la « complicité », cette « température constante de l’amitié » d’après Montaigne : " Il n’est pas un de ses gestes dont je ne connaisse le ressort." disait ce dernier parlant de La Boétie.
L’amitié est à la fois empathie (se mettre à la place d’autrui) et sympathie (souffrir avec autrui). Le sage veut avoir un ami non « pour avoir quelqu'un qui s'asseye auprès de lui quand il est malade, qui lui porte secours quand il est jeté dans les fers ou privé de ressources », mais pour avoir quelqu'un auprès de qui lui-même s'asseye quand il est malade, qu'il libère lui-même quand des ennemis le gardent prisonnier. » (Sénèque).
L’amitié suppose la fidélité. Le sentiment d’amitié se construit au fil du temps. Et plus le temps s’écoule et plus le lien d’amitié devient solide car plus il aura été confronté aux difficultés, aux épreuves et au partage des moments difficiles : « c’est dans l’adversité que l’on reconnaît ses vrais amis ».
L’amitié est aussi un révélateur pour soi-même. La connaissance de l’autre me permet de me connaître moi-même : c’est par la différence à autrui que je m’identifie. En effet l’amitié n’est pas la fusion avec autrui et, si elle demande aux amis d’avoir une communauté de nature, elle n’exclut pas des différences et des divergences d’opinion. Elle permet précisément de surmonter ces situations d’opposition parce que, plus que toute autre forme de rapport à autrui, elle est fondée sur le respect de l’autre donc sur le respect de sa différence.
L’amitié a également une autre vertu : au delà de l’acceptation de la différence de son ami, elle conduit à devenir plus tolérant à l’égard des autres en général car le sentiment d’être compris, le sentiment d’avoir un ami porte à vouloir faire preuve de plus d’empathie à l’égard des autres et à devenir meilleur. « L'ami … remplit une fonction éthique, dans la mesure où il peut m'inciter à la vertu. » (Aristote).

Eléments pour la Transition

La véritable amitié, sentiment fondé sur la reconnaissance et l'estime réciproques, apparaît donc bien comme le lien le plus exigeant qui puisse nous unir à autrui. En cela, il est en effet le modèle de rapport à autrui vers lequel chacun de nous doit tendre. Cependant, il convient d’admettre que la somme de qualités qu’elle requiert est rarement réunie.

Aristote lui-même le constatait : « L'amitié atteint au plus haut degré d'excellence et de perfection chez les vertueux. Mais elle est fort rare: les personnes qui en sont capables sont fort peu nombreuses. D'autant qu'elle demande du temps et des habitudes communes. »

De plus, les arguments ne manquent pas qui viennent contester l’idée selon laquelle l’amitié est un rapport à autrui le plus vertueux.

Eléments pour la seconde partie : (L’amitié n’est pas la forme idéale)

En effet l’amitié a des limites. Le sentiment que j’ai pour autrui ne me permet pas vraiment de le comprendre, puisque je ne suis pas lui et que je ne parviendrai jamais à appréhender les secrets de son âme. L’amitié participe, on l’a vu, à la fois de l’empathie et de la sympathie. En ceci, elle nous permet certes de comprendre les sentiments d’autrui et d’éprouver des sentiments semblables, mais nous ne les éprouvons pas à un degré équivalent, avec la même intensité.
A cet égard, Merleau-Ponty définit bien les limites de l’amitié: « Le deuil d'autrui et sa colère n'ont jamais exactement le même sens pour lui et pour moi. Pour lui, ce sont des situations vécues, pour moi ce sont des situations apprésentées. Ou si je peux, par un mouvement d'amitié, participer à ce deuil et à cette colère, ils restent le deuil et la colère de mon ami Paul: Paul souffre parce qu'il a perdu sa femme ou il est en colère parce qu'on lui a volé sa montre, je souffre parce que Paul a de la peine, je suis en colère parce qu'il est en colère, les situations ne sont pas superposables. »

De plus, considérer autrui comme un « autre moi-même » ne me conduit-il pas, d’une certaine manière, à nier le fait qu’il est lui et pas moi, en quelque sorte à nier son être? En effet, l’on doit se demander si l’amitié n’est pas finalement une forme d’égoïsme car, dans la mesure où mon ami partage mes valeurs, c’est moi que j’apprécie et que j’estime. C’est parce que nous avons cette communauté de valeurs morales qui nous unit que j’apprécie autrui et que je suis enclin à vouloir m’en faire un ami. C’est parce que je le considère comme mon « alter ego », un autre moi-même qui me ressemble en de nombreux points, que je l’estime. En fin de compte, ce sont mes qualités que je retrouve en autrui que j’apprécie et c’est moi que j’aime à travers mon ami. Il devient ainsi important de se poser aussi la question : suis-je impartial en face d’autrui si ce dernier est mon ami ? N’ai-je pas tendance à ne voir en lui que ce qui me plaît, c’est à dire Moi, et à refuser de voir ce que je n’ai pas envie de regarder ?

Dans le même esprit, Kojève dans Introduction à la lecture de Hegel exprime l’idée selon laquelle la recherche de l’amitié d’autrui, et donc la recherche de sa reconnaissance, n’est qu’une pure manifestation de l’ego : « … Au premier abord, tant qu’il n’est pas encore reconnu par l’autre, c’est cet autre qui est le but de son action, c’est de cet autre, c’est de la reconnaissance par cet autre que dépendent sa valeur et sa réalité humaine, c’est dans cet autre que se condense le sens de sa vie ».

Bien plus, l’amitié, au lieu de remplir la fonction éthique que lui prête Aristote, pourrait avoir un effet pervers, celui de créer des préjugés à l’encontre de ceux qui ne sont pas mes amis. En effet, puisqu’elle est fondée sur une communauté de nature, sur une parenté de cœur et d’intelligence, elle ne peut exister qu’entre personnes semblables : j’aime et comprends celui qui m’est semblable, mais j’ignore la masse de ceux qui sont différents. Ainsi l’amitié que j’éprouve envers quelques uns, et chacun sait que le nombre en est réduit, peut se comporter comme un écran ou un miroir déformant et se révéler être un obstacle dans mes rapports à ceux qui ne sont pas mes amis.

Kant, dans la Métaphysique des Mœurs va plus loin en prétendant que l’amitié est un leurre et qu’elle ne repose que sur nos illusions : « Bien plus, l’homme, animal essentiellement social, aime à se leurrer à ce sujet, car il est doux de penser que l’on est entouré d’amis sincères. L’amitié est un rapport à l’autre tissé d’illusions - des illusions que nous entretenons volontairement pour ne pas devoir nous avouer notre essentielle solitude. »
Il remet aussi en cause l’acceptation d’autrui dans le sentiment d’amitié et la liberté de parole qu’elle suppose puisque, selon lui, il est rare que l’on accepte une critique de la part d’un ami. De même il conteste l’équilibre du rapport d’amitié et l’égalité dans la réciprocité.
Bien plus, il voit dans l’amour et le respect, qui sont les fondements de l’amitié, deux sentiments antagonistes : « On peut, en effet, regarder l'amour comme la force d'attraction, et le respect comme celle de répulsion de telle sorte que le principe du premier sentiment commande que l'on se rapproche, tandis que le second exige qu'on se maintienne l'un à l'égard de l'autre à une distance convenable. Comment s'attendre donc à ce que des deux côtés l'amour et le respect s'équilibrent exactement, ce qui est toutefois nécessaire à l'amitié ?»

Schopenhauer va encore plus loin en prétendant que les difficultés que nous rencontrons provoquent toujours un sentiment de satisfaction chez nos amis. « Ceux qu’on appelle habituellement des amis peuvent à peine, dans ces occasions, réprimer le petit frémissement, le léger sourire de la satisfaction. » dit-il rejoignant ainsi la maxime de La Rochefoucauld :
« Dans l’adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas. »

Eléments pour la conclusion

L’amitié, la vraie, existe rarement. Aristote déjà le constatait. Schopenhauer la compare au serpent de mer : « L’égoïsme de la nature humaine est tellement opposé à ce sentiment que l’amitié vraie fait partie de ces choses dont on ignore, comme du grand serpent de mer, si elles appartiennent à la fable ou si elles existent en quelque lieu. »
Quant à Kant il en fait une simple « Idée » impossible à réaliser : « Mais il est facile de voir que bien que tendre vers l'amitié comme vers un maximum de bonnes intentions des hommes les uns à l'égard des autres soit un devoir, sinon commun, du moins méritoire, une amitié parfaite est une simple Idée, quoique pratiquement nécessaire, qu'il est impossible de réaliser en quelque pratique que ce soit. »

Dans ces conditions, l’amitié apparaît davantage comme la forme idéalisée du rapport à autrui que comme la forme idéale. Pour autant, elle demeure la forme de rapport à autrui vers laquelle nous devons tendre.