Faut-il renoncer aux désirs pour être heureux ?

Copie d’une élève de TS (16/20). Commentaire du professeur "On regrettera seulement que la 3° partie ne travaille pas le lien entre bonheur et sagesse. La qualité dominante de la copie est la clarté, la précision et la richesse conceptuelle."

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: youngbbak (élève)

Dans la société moderne axée sur la consommation et même la surconsommation, on a tendance à désirer toujours plus. Cependant lorsqu’on accède à l’objet de notre désir, nous ne sommes pas pleinement satisfaits, ce qui nous pousse à désirer autre chose. Les désirs ne cessent donc jamais car ils ne nous satisfont jamais. C’est dans ce contexte où la réalisation de nos désirs ne nous satisfait pas, ce qui nous maintient dans un manque infini et redondant, que nous pouvons nous demander si finalement les désirs ne sont pas la cause, de manière plus globale, de notre malheur, et donc si nous ne devons pas cesser de désirer pour atteindre le bonheur. Faut-il renoncer à nos désirs pour être heureux ?
Être heureux semble en effet être un but que chacun se fixe : avoir une vie heureuse, atteindre une satisfaction pleine et durable. On se demande si renoncer à nos désirs, c’est-à-dire abandonner, refuser de réaliser quelque chose dont on a envie mais qui ne nous serait pas nécessaire pour vivre, est en fait une condition au bonheur. Les désirs empêchent-ils d’être heureux ? Ou bien, au contraire, doit-on réaliser certains désirs pour être heureux ? Est-ce une obligation de renoncer à nos désirs pour atteindre le bonheur ou bien peut-on l’atteindre en réalisant ou pas nos désirs selon des choix personnels et singuliers ? Mais peut-on seulement vivre sans désirer ? Toutes ces questions posent un problème assez clair : on cherche finalement à savoir si nos désirs nous empêchent d’être heureux ou si, au contraire, ils mènent au bonheur.

Pour tenter de répondre à ce problème, nous allons tenter d’examiner trois thèses. Nous allons donc voir, d’abord, en quoi désirer peut être, dans une certaine mesure, à l’origine d’un malheur. Puis nous examinerons pourquoi certains désirs sont nécessaires à notre bonheur. Enfin, nous expliquerons qu’il est humain de désirer, et qu’on ne peut donc pas renoncer à nos désirs, mais que nous pouvons essayer de les maîtriser.

Partie I

On peut dans un premier temps constater, comme dit Rousseau dans la Nouvelle Héloïse, que « la possession de notre objet de désir nous déçoit ». En effet, si l’homme ressent un manque réel de satisfaction, l’objet qui pourrait le combler est uniquement basé sur de l’imaginaire : on s’imagine la satisfaction que nous procurerait la réalisation de notre désir, ou la possession de l’objet du désir ; or cette satisfaction ne coïncide pas toujours avec le réel, ce qui entraîne une déception. Par exemple, on peut désirer ‘trouver l’amour’, s’imaginer une entente parfaite avec quelqu’un avec qui on vivrait en parfaite harmonie, mais finalement des histoires d’amour sans lendemain qui s’avèrent décevantes pourraient nous désillusionner.
D’autre part, la déception que peut entraîner la réalisation du désir est accentuée par le fait que l’homme désire désirer : combler le manque qui engendre le désir ne peut donc pas nous satisfaire puisque, comme l’écrit également Rousseau dans la nouvelle Héloïse, « Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! ». Si l’homme comble un désir, il cherchera un autre objet du désir pour pouvoir continuer à désirer. Cela entraîne une ‘fuite en avant’ du désir. C’est-à_dire qu’on désire toujours quelque chose de plus, quelque chose de mieux, quelque chose d’autre, pour avoir toujours quelque chose à désirer. C’est le cas par exemple d’un enfant gâté. Chaque objet qui lui est offert lui apporte un plaisir éphémère, mais il s’en lasse et désire donc un autre objet, dont il va également se lasser, et cela ne s’arrête jamais. Il se laisse alors entraîner et gouverner par ses désirs sans réussir à les contrôler. Cela, en plus de l’empêcher d’être heureux (car son bonheur est conditionné pas la réalisation de désirs infinis), risque de le rendre esclave de ses désirs et de son corps.
Enfin, le désir est parfois irréalisable, inaccessible (on ‘désire l’impossible’). On rêve d’atteindre un désir qui n’est pas à notre portée, on n’est donc pas capable de le réaliser et cela, en plus de nous frustrer, rabaisse notre estime de nous-mêmes (puisque nous ne sommes pas suffisamment fort ou doué, par exemple, pour atteindre notre objet du désir), comme souligne Kant dans sa Critique de la raison pratique : « le ciel étoilé au dessus de moi […] anéantit pour ainsi dire mon importance » le ciel étoilé peut ici représenter le rêve, la chimère le désir inaccessible.
Le désir nous conduit donc à une certaine forme de malheur puisque, l’imaginaire ne coïncidant pas avec le réel, le désir ne nous satisfait pas ; que le fait de combler le désir ne peut de toute façon pas nous rendre heureux car nous désirons désirer ; et que nous ne pouvons parfois pas atteindre notre objet de désir. Ces trois aspects font que le fait de désirer entraîne déception, manque de liberté, frustration, mal-être, et par conséquent peuvent nous rendre malheureux.

Cependant en admettant que le désir conduise au malheur et donc qu’on doive y renoncer, par quel autre moyen pourrait-on atteindre le bonheur ? Pourquoi l’homme agirait-il, pourquoi chercherait-il à atteindre son bonheur si aucun désir ne l’y pousse ? Car il apparaît évident qu’une vie sans désirs signifierait une vie sans espoir, mais aussi sans envie, sans but, sans réalisation aucune, sans rien susceptible de nous procurer du plaisir. Or comment peut-on être heureux si on n’a pas de plaisir ? Et ne faut-il pas au moins désirer le bonheur pour avoir une chance de l’atteindre ?

Partie II

Il semble donc difficile de vivre sans désirer puisque le désir est apparemment la seule source potentielle de plaisir. Or comme le dit Spinoza dans Ethique, « user des choses et y prendre plaisir autant qu’il se peut (non certes jusqu’au dégout, car ce n’est plus y prendre plaisir) est d’un homme sage » : on doit profiter des plaisirs, aussi éphémères soient-ils. C’est pourquoi, si le désir est contingent en ce qui concerne la vie (contrairement au besoin), il semble nécessaire au bonheur. Ainsi, Sénèque déclare dans La vie heureuse : « Vivre heureux […], qui ne le désire ! » Il sous-entend que le bonheur passe par la réalisation de nos désirs puisque le bonheur apparaît comme l’ultime désir, la fin d’un enchaînement de désirs, un but qu’on atteindrait à travers la réalisation de nos désirs.
En effet, le désir semble propulser l’homme vers le bonheur mais aussi vers d’autres objectifs, et stimuler son esprit : c’est ce qui l’invite à développer une culture au lieu de se contenter de ce que la nature lui propose, c’est donc ce qui le différencie de l’animal. C’est pourquoi on peut dire que le désir est dans l’essence de l’homme.
D’ailleurs, au delà même de tout risque de déception, le désir permet à l’homme d’espérer. Et cet espoir fait aussi partie de son humanité puisque sans l’espoir qu’il existe un état de satisfaction, de bonheur, l’homme n’aurait aucune raison d’agir, de penser, de tenter d’améliorer des conditions, puisqu’il n’aurait pas conscience qu’il existe ou peut exister quelque chose de mieux. C’est donc le désir qui pousse l’homme à agir, à être et à avoir, et donc peut-être, finalement, à vivre.

De plus, en réalisant des désirs comme fonder une famille, avoir une maison, faire le tour du monde, aider des populations en difficultés… on réalise des projets, des désirs qui peuvent nous procurer une réelle satisfaction pleine et durable, et donc d’une certaine manière, un bonheur : le bonheur d’avoir de bonnes conditions de vies, d’avoir ce que l’on veut ; le bonheur d’être quelqu’un de bien ; le bonheur de se sentir utile ; ou encore le bonheur d’entrer dans une norme, d’être reconnu par les autres..
D’après Kojève, cette dernière satisfaction (celle d’être reconnu) se trouve en fait derrière chaque désir puisque d’après lui, quand nous désirons, ce que nous désirons vraiment, c’est le désir de l’autre, son attention, sa reconnaissance ; il s’agit donc d’un désir de prestige social (on désire un voiture car elle montre à tous qu’on a de l’argent, par exemple).
Donc finalement, ce qu’on désire dépend des autres, on désire ce que les autres désirent, ce que René Girard appelle le désir mimétique, mais pas forcément ce qu’on désire nous même, car on ignore, dans une certaine mesure, ce que l’on désire vraiment.
En effet, l’homme, contrairement à l’animal, manque d’instinct : Il ignore ce qui est bon pour lui, ce dont il a besoin et envie, et se fie donc à l’opinion de la majorité, se laissant influencer par la société, la publicité, les médias, le discours politique, désirant ce que l’on veut qu’il désire, ce que les autres désirent. Or ces désirs inculqués par la société ne sont pas universels puisque ce ne sont pas des besoins naturels, nécessaires, et ils varient selon les époques et les modes de vie. Ils ne devraient donc pas être les mêmes pour tous. Cela maintient donc l’homme dans un manque qu’il ne peut pas combler puisqu’il se trompe sur la nature de ce manque.

Partie III

Malgré tout, on ne peut pas réfuter le fait que le bonheur passe par la réalisation de nos désirs, même si ceux-ci ne sont pas indéfinis, comme le souligne Ricœur lorsqu’il dit que « le bonheur est en quelque sorte ce qui met un point d’arrêt à la fuite en avant du désir ». Cela sous-entend en effet que, si les désirs s’arrêtent là où commence le bonheur, ils sont antérieurs à celui-ci.
En effet il est nécessaire de combler certains désirs pour être heureux. Ceux-ci peuvent s’apparenter à des besoins : comme le dit approximativement Aristote, on ne peut être heureux avec le ventre vide. Mais de manière plus générale, certains désirs qui peuvent sembler contingents, comme partir en vacances, vivre confortablement, avoir des loisirs, rencontrer l’amour… peuvent améliorer notre bonheur. On peut désirer des choses qui nous apporteront une sorte de plénitude, ce que l’on peut entendre par ‘réaliser ses rêves’.
C’est ce sur quoi insiste Pierre Legendre lorsqu’il dit qu’ « il ne suffit pas de produire de la chair humaine pour vivre, il faut une raison de vivre ». Cela signifie qu’un homme qui subvient à ses besoins vitaux se contente de survivre, alors que pour vivre pleinement, il faut une « raison de vivre », un but, un sens, un projet de vie. Et peut-être que la réalisation de ce projet passe par la réalisation de « rêves », d’un ensemble de désirs dont la réalisation implique un ensemble d’action visant un but, c’est-à-dire un ‘plein engagement’ selon le point de vue de Sartre.
Cependant ces désirs, puisqu’ils permettent d’atteindre un but singulier, un bonheur différent pour chacun, doivent eux aussi être singuliers et non pas influencés par la société ou par la majorité. C’est pourquoi on doit être attentif à soi-même, comme l’expose Sénèque dans la vie heureuse, faire une introspection, un examen de conscience car « c’est à l’âme de découvrir le bien de l’âme », de manière à se connaître et donc parvenir à définir l’objet de son désir.

De plus, pour éviter une frustration, les désirs doivent être réalisables, en accord avec la nature, avec ‘l’ordre des choses’. Et puisqu’on ne peut pas modifier le réel selon nos désirs, on doit, comme le dit Descartes, agir sur nos désirs (« tâcher toujours […] à changer mes désirs que l’ordre du monde ») ; de plus on ne doit pas se laisser aveugler par notre imagination. D’ailleurs Epictète insiste bien sur ce point : « si tu souhaites que tes enfants, ta femme et tes amis soient éternels, tu es un fou, car c’est vouloir que ce qui ne dépend pas de toi en dépende et que ce qui ne t’appartient pas t’appartienne ».
Pour éviter de désirer l’impossible, on doit donc agir sur nos désirs et les maîtriser. Car, effectivement, dans le modèle de l’âme tripartite proposé par Platon, c’est la tête, la raison, le logos, qui doit dominer le cœur, les désirs, et le ventre, les besoins. C’est pourquoi d’après Descartes, comme il l’explique dans sa Lettre à Elisabeth, ce qui distingue les grandes âmes est le fait que, malgré leurs passions, « leur raison demeure néanmoins toujours la maîtresse ». On doit donc, par notre raison, notre conscience, notre volonté, agir sur nos besoins mais aussi et surtout sur nos désirs, les maîtriser, les contrôler, ne pas tomber dans l’excès, pour rester maître de ce que l’on est et de ce que l’on fait, rester maître de sa vie . On est alors capable de s’autodéterminer car on est libéré des conditions extérieures, on peut, selon la formule de Pythagore, « se gouverner soi-même », c’est-à-dire avoir un pouvoir sur soi, être maître de soi-même, de ses décisions et de son existence.

Ainsi, on ne devient pas esclave de la société extérieure, ou de l’imagination, on garde une sorte de liberté d’esprit grâce à laquelle on peut bien penser nos désirs de manière à ce que ceux-ci nous permettent réellement une pleine réalisation de soi.
Cependant, bien penser nos désirs ne signifie pas seulement mieux connaître l’objet de notre vrai désir, mais aussi ‘sélectionner’, parmi nos désirs, ceux dont la réalisation nous satisfait pleinement et qui concilient intérieur et extérieur, imagination et réel, pour avoir une vie bonne. A ce sujet, Epicure rappelle que « tout plaisir n’est pas à choisir » : on doit, parmi nos désirs, choisir ceux qui nous apporteront un plaisir dosé, durable et raisonnable. C’est en fait sa thèse principale. D’après lui, il existe trois types de désirs : les désirs naturels et nécessaires, qui sont en fait plus des besoins que des désirs, et qui doivent être comblés (même si nous pouvons les maîtriser, pour ne pas devenir esclaves de nos besoins) ; les désirs naturels non nécessaires, qui peuvent être fondés sur l’imagination mais apportent tout de même un bien-être au corps, à l’esprit et à l’âme – ceux-ci doivent être modérés ; enfin, les désirs non naturels et non nécessaires, ou désirs vains, qui nous maintiennent toujours dans une insatisfaction – ils risquent d’entraîner souffrances et malheur, et nous devons donc y renoncer.
Cette catégorisation des désirs permet de désirer uniquement des choses qui seront bénéfiques pour nous. Par exemple, nous pouvons désirer nous engager dans une action humanitaire, ou nous dédier à notre famille, ce qui permet de concilier nos idéaux avec le réel. En revanche, on renoncera au désir de posséder toujours plus d’objets (qui risque de nous mener à des déceptions). Il s’agit finalement de développer notre volonté raisonnée pour contrebalancer les effets du désirs ; et d’apprendre à « vouloir le possible » et le réaliser, plutôt qu’à désirer l’impossible ou prendre nos désirs pour la réalité. Cette leçon du stoïcisme nous rappelle que le vrai bonheur repose sans doute sur la sagesse.

Pour atteindre le bonheur, nous ne devons donc pas renoncer à tous nos désirs. En effet, si rejeter des désirs inculqués par la société, des désirs irréalisables, ou des désirs en désaccord avec la nature, est une condition pour être heureux, il semble au contraire nécessaire de répondre aux besoins, aux désirs raisonnables, qui permettrons de relier notre être et nos pensées avec l’extérieur, ou encore aux désirs nous menant à la réalisation d’un but. La quête du bonheur suppose alors l’exercice d’1 d’une forme de sagesse ; et c’est l’apprentissage de toute une vie…