du Bellay, Les antiquités de Rome - sonnet XXV

Fiche en deux parties : I. Un sonnet d'inspiration élégiaque qui renouvelle le motif du "tempus fugit"
II. Un exposé de la condition du poète moderne à la Renaissance et de la grande mission qui lui est dévolue

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: zetud (élève)

Texte étudié

Que n'ai-je encor la harpe thracienne,
Pour réveiller de l'enfer paresseux
Ces vieux Césars, et les ombres de ceux
Qui ont bâti cette ville ancienne ?

Ou que je n'ai celle amphionienne,
Pour animer d'un accord plus heureux
De ces vieux murs les ossements pierreux,
Et restaurer la gloire ausonienne ?

Pussé-je au moins d'un pinceau plus agile
Sur le patron de quelque grand Virgile
De ces palais les portraits façonner :

J'entreprendrais, vu l'ardeur qui m'allume,
De rebâtir au compas de la plume
Ce que les mains ne peuvent maçonner.

du Bellay, Les antiquités de Rome - sonnet XXV

Lors de son voyage en Italie de 1553 à 1557, séjour durant lequel il compose Les Antiquités de Rome, recueil de trente-deux sonnets dédié à Henry II, du Bellay constate avec déception le délabrement moral et physique de la grande capitale. Ce bouleversement des valeurs auquel il assiste impose à sa conscience de façon radicale la coupure définitive entre la Rome antique et la Rome contemporaine. Rome est désormais, selon l’expression de Politien, un « corps démembré », dont ne subsiste plus que la splendeur du nom. Le sac de 1527, ordonné par Charles Quint, a anéanti l’espoir de résurrection de la Rome antique à l’intérieur de la Rome papale, la pensée d’un lien indestructible entre la culture italienne des temps nouveaux et la culture gréco-romaine. Dans le décor où les poètes latins avaient écrit, l’esprit tout pénétré de leurs vers, du Bellay compose ainsi à son tour des poèmes d’inspiration savante où il évoque les grands épisodes de l’Histoire romaine en combinant diverses réminiscences littéraires. Le poème XXV s’inspire d’ailleurs du fameux adage latin : « Roma quanta fuit, ipsa ruina docet » en développant une réflexion et une poésie personnelles sur les ruines. Nous étudierons ainsi comment ce sonnet, d’inspiration élégiaque, à travers un renouvellement du motif du « tempus fugit » expose la condition du poète moderne et la grande mission qu’il lui dévolue en réfutant par ce biais l’« étrange opinion d’aucuns savants qui pensent que notre vulgaire soit incapable de toutes bonne lettres et érudition ».

I.

Au premier abord, le sonnet XXV se présente comme une variation sur le topos littéraire du « tempus fugit » mettant en scène le poète se livrant à une déploration mélancolique des ravages du temps, des vicissitudes du monde d’après l’amer constat que suscitent les ruines de Rome.

1. Les sentiments de nostalgie, de regret, mais aussi de déception sont exprimés d’emblée très clairement ; la ville mythique de l'Antiquité que le poète avait tant magnifiée dans ses rêves, n'est plus qu’un triste champ de ruines ainsi que le suggèrent les accents élégiaques du poème : l’adverbe « que » qui ouvre le poème revêt une double valeur à la fois interrogative et exclamative car le poète, en même temps qu’il questionne le sort, se plaint de sa cruauté face au spectacle de désolation qui s’offre à lui. Le lyrisme émane justement de cette plainte douloureuse dont les intonations se font l’écho : l’alternance des sonorités graves («n’ai-je », « Thracienne », « enfer », « ancienne », « celle Amphionienne », « Aussionienne »,« palais », « protraits »…) et aiguës (« réveiller », « paresseux », « vieux Césars », « ville », « animer », « pierreux », « restaurer », « agile », « Virgile », « façonner »…) traduisent les inflexions d’une voix émanant de la souffrance de l’absence, émotion encore renforcée par le rythme inégal du décasyllabe (4/6), la multiplication des labiales ([p],[b],[m],[f],[v]) et la structure anaphorique et symétrique des quatrains qui produit, grâce à son parallélisme, un effet de leitmotiv obsédant (« Que n’ai-je encore …/ Ou que n’ai-je celle »). L’usage répétitif d’adjectifs, de synonymes, de polyptotes concourt également à véhiculer une impression de monotonie accablante (« Ces vieux Césars », « ces vieux murs» ; « ceste ville ancienne » ; « «basty », « rebastir ») tout comme le rythme lent des quatrains crée par l’accumulation hypotaxique des compléments et subordonnées, qui vient, quant à lui, enfermer le poète dans ses questionnements stériles. Cette pesanteur écrasante est par ailleurs accentuée par la dilatation des mots (comme les adjectifs « thracienne » et « ancienne » étirés par une diérèse) et notamment des adjectifs de 3 syllabes à la rime.
Pour mettre ainsi en valeur ce sentiment de déchirement qui s’empare du poète en proie à la mélancolie, le sonnet repose sur une antithèse fondamentale opposant la déchéance présente de Rome à sa gloire passée. L’évocation des ruines est particulièrement sommaire puisqu’elle se réduit à deux groupes nominaux formant à eux-seuls l’isotopie des décombres (« ces vieux murs » et « les ossements pierreux ») ; cependant, du Bellay parvient tout de même, par le choix d’un vocabulaire particulièrement suggestif, à décrire le paysage qui lui fait face. Les épithètes à connotation négative, appuyées par des consonnes fricatives, évoquent la déréliction fatale, la lente dégradation de Rome (« l’enfer paresseux », « ces vieux Césars », « cette ville ancienne », « ces vieux murs », « les ossements pierreux ») ; quant aux démonstratifs, mis en valeur par les sonorités sifflantes, ils revêtent eux aussi ici une forte dimension axiologique : aux vers 3 et 4, déterminants et pronoms sont employés de façon manifestement péjorative, conformément à la valeur du « iste » latin, afin de dévaloriser l’image actuelle qui s’offre aux yeux du poète. La Rome d’aujourd’hui s’impose de façon fragmentaire comme une cité en décomposition, contrastant alors avec l’évocation de la splendeur, de l’aerarium passée (« la gloire ausonienne », « ces palais »). Du Bellay superpose ainsi, dans une même expression, la Rome d’hier à celle des temps nouveaux au point même que le spectacle de désolation du présent parvient à contaminer le passé glorieux de Rome, comme s’il l’engloutissait dans sa propre ruine (les premiers empereurs sont évoqués comme de « vieux Césars »).

La conscience du poète est ainsi déchirée, non seulement en raison de cette déréliction décevante, mais également, au delà, par ce qu’elle implique, c’est à dire, par le constat d’une impuissance face à l’Histoire, face à ses lézardes qu’il se sait incapable de réparer, replâtrer pour remettre en état, en vigueur la magnificence de Rome et rendre à la culture italienne antique toute sa puissance, comme le suggère le syntagme « restaurer la gloire ausonienne ». Ce déchirement est encore exprimé par des antithèses, comme, au vers 9, l’opposition d’une locution adverbiale à valeur comparative d’infériorité et d’un comparatif de supériorité (« aumoins »/ « plus agile »), ou encore, aux tercets, dans un chiasme croisant la même modalité de possibilité avec l’opposition des deux occurrences du semi auxiliaire « pouvoir » : employé d’abord au subjonctif optatif imparfait avec l’infinitif « façonner » dans le premier tercet, il revient à la fin dans une nouvelle périphrase verbale en alliance avec « maçonner » mais cette fois-ci dans un présent à valeur omnitemporelle et en tournure négative. L’essentiel du propos est donc bien, comme le souligne, le long titre du recueil, d’offrir une « générale description » de Rome, c’est à dire, moins la représentation précise d’un lieu que celle d’un destin, celui d’une ville appelée à rayonner, à devenir le centre du monde, de l’Histoire (comme l’évoqua déjà Pétrarque dans le Canzoniere) mais aussi à disparaître : « L’Italie est notre monument » dira Du Bellay en 1558 au début de L’Hymne au Roi sur la prise de Calais ; il considère ainsi que ce pays est comme le tombeau de l’Histoire et qu’aller chercher l’empire là-bas, c’est trouver la mort. Rome, puissance absolue qui seule pouvait causer sa perte, a donc ici valeur d’exemple : elle est le théâtre du monde et son destin, celui de toute civilisation passée et à venir.

2. Ainsi, au delà de la nostalgie, c’est le sentiment d’un deuil que du Bellay exprime face à cet écoulement tragique du temps, face à la mort inéluctable. Le glissement sémantique en témoigne puisqu’il passe d’un complément d’objet animé (« Ces vieux Césars ») à des abstractions (« les Umbres ») puis des figures inanimées à caractère minéral (« les ossements pierreux »), figurant ainsi métaphoriquement le trépas des êtres. Le verbe « animer » s’inscrit d’ailleurs dans cette thématique macabre, signifiant littéralement « insuffler la vie », l’ « animus », le souffle vital. La ruine se fait alors ontologique et anthropologique : tout ce qui a trait à l’humain est périssable. A travers l’allusion à « la harpe thracienne » et à « l’enfer paresseux », l’évocation d’Orphée prend ici tout son sens lorsqu’on se rappelle quel combat cette figure mythologique a tenté de livrer contre la mort : ayant perdu sa compagne, la dryade Eurydice, mordue par une serpent, il mit à profit son don musical pour envoûter Hadès et les monstres infernaux afin de la ramener du royaume des morts. La référence des « Umbres » renvoie également à la légende d’Ulysse, qui, dans l’Odyssée, descendit aux Enfers pour y rencontrer les ombres errantes des nombreux héros du passé. Les deux premières strophes construisent ainsi un univers funeste, évoquant de façon grave et imposante, la mort de Rome : la répétition fréquente du phonème [O], notamment à la rime, fait d’ailleurs écho à l’adjectif vieux et produit avec l’autre phonème [O] de durée longue, une dominante de sonorités basses figurant la tristesse solennelle, le deuil du poète.
La confrontation de la vie et de la mort s’exprime par ailleurs au travers de l’emploi des temps par du Bellay. Ainsi le présent dans les deux premiers quatrains actualise le « je » et son verbe « avoir » employé en tournure négative, définissant d’emblée la situation du poète par un manque dans le décalage avec son époque. Le poète se présente alors comme un passif observateur de ce monde en ruine, dressant comme, nous l’avons évoqué précédemment un constat, un bilan désolant du présent à la lumière du passé glorieux de Rome dont les acteurs (« Ces vieux Césars ») étaient, contrairement à lui, actifs, comme le montre l’emploi du verbe « bâtir » conjugué au passé composé. Cette opposition aspectuelle entre inaccompli et accompli traduit la nostalgie de Du Bellay, qui pourtant n’a pas connu cette époque antique mais pleure sa mort à travers le déploiement d’une fantasmagorie macabre dont les images du passé peuplent et hantent son esprit comme des fantômes obsédants. L’emploi du subjonctif imparfait dit « désirant » dans le premier tercet témoigne d’ailleurs de cette obsession persistante et du décalage entre le poète son époque : la périphrase verbale optative « Peusse-je » exprime en effet un souhait dans le passé, comme si le poète voulait suivre la voix d’Orphée.

3. Les ruines, comme nous l’avons vu, sont donc propices à une réflexion sur le temps qui ne cesse de fuir et sur ses effets dévastateurs et irréversibles sur l'âme des civilisations. Avec le temps, tout vieillit, tout meurt, les Hommes mais aussi les choses comme en témoignent les vestiges de l'Antiquité devenus de poudreuses reliques. Toutefois, l'effet le plus catastrophique que du Bellay semble vouloir mettre en avant ici est la disparition, l'oubli. Durant l'Antiquité, Rome était une grande puissance et quelques siècles plus tard, elle est réduite à n’être une plaine cendreuse ayant perdu toute trace du génie antique. La réflexion sous-jacente à celle du « tempus fugit » n’est autre que la question de la postérité. Aussi la mort évoquée précédemment est-elle donc opposée à l’éternité de la Rome impériale, à ses écrivains prestigieux et aux grands mythes de l’Antiquité qui ont défié le temps (« L’énorme Rome est morte ; le savant Virgile, lui, est vivant, partout ; elles sont vivantes, les cordes harmoniques de la lyre latine » écrit-il dans la « Romae Descriptio » de ses Elégies latines en 1558). La « gloire ausonienne » est en effet immémoriale, elle n’existe plus aujourd’hui que dans le monde des Idées, dans une sphère extratemporelle, et c’est précisément cette gloire que Du Bellay voudrait faire revivre par le biais de sa poésie pour que celle-ci lui confère, à l’instar de Virgile et des héros lyriques qu’il a chantés, sa part d’éternité. Son lyrisme est ainsi imprégné d’une spiritualité d’inspiration aussi bien platonicienne qu’Aristotélicienne : la Rome d’aujourd’hui est décrite comme un monde sublunaire, lieu du chaos dont ne subsiste plus que la matière mais qui a perdu sa forme première, parfaite, éternelle de monde supralunaire.
Les modes verbaux employés se font ainsi reflet, non plus seulement de l’opposition du présent au passé, mais également du temporel à l’intemporel en mettant en évidence l’ambition de du Bellay. Comme le subjonctif est inapte à situer le procès dans une des trois époques (passé, présent, futur), il ne peut pas saisir l’idée verbale dans sa complète actualisation mais envisage celle-ci à un stade antérieur, en cours de génération ; du Bellay l’emploie donc ici quand l’interprétation l’emporte sur la prise en compte de l’actualisation du procès, c’est à dire lorsque s’interpose entre celui-ci et sa verbalisation l’écran d’un acte psychique, ici, la volonté. Cette idée est développée dans le deuxième tercet comme le montre la transition opérée par les deux points qui ouvrent une nouvelle perspective. Le passage au mode du conditionnel, ce futur hypothétique encore appelé au XVIème siècle « potential », indique alors un procès dont la réalisation est la conséquence d’une condition ici irréalisable : l’énoncé dénote dans cette conviction illusoire, un monde possible mais, hélas, déjà annihilé par le réel. Cependant, comme du Bellay se projette dans l’imagination, la procès se colore d’une nuance de possibilité, renforcée par la conviction exprimée dans la subordonnée de cause (« veu l’ardeur qui m’allume »). L’emploi du verbe « façonner » dénote d’ailleurs, dans son sens figuré, l’intrusion dans le domaine de l’imagination, de la représentation mentale, de l’idée.

Cette idée est par ailleurs matérialisée par la métaphore filée du bâtisseur motivée par Amphion, qui, dans L’Odyssée, passe pour être fondateur de Thèbes, puisque, par les pouvoirs de sa lyre et de sa flûte, il savait déplacer les pierres : ériger un édifice qui résiste au temps, à la postérité, telle est l’ambition de du Bellay comme le signale l’isotopie de la construction. Cependant, cette métaphore, déjà employée quelques années auparavant dans Défense et Illustration de la langue française (« j’estimerais l’art pouvoir exprimer la vive énergie de la nature, si vous pouviez rendre cette fabrique renouvelée semblable à l’antique, étant manque l’Idée de laquelle faudrait tirer l’exemple pour la réédifier »), réénonce d’une façon similaire dans le poème, le même constat opéré dans le chapitre XI : il est impossible de ressusciter Rome par ses fragments. C’est l’idée développée par le jeu onomastique de préfixation à valeur répétitive (réveiller ; « ont basty »/« rebastir » ; « restaurer ») que du Bellay emploie, notamment en résonance dans une structure chiasmatique, pour évoquer son impuissance à restituer à rebours la première grandeur de l’Urbs sur les ruines antiques.

II.

Ce sonnet possède donc une dimension réflexive en procédant par analogie entre la renaissance de la Rome primitive et défunte et la renaissance des lettres ; la ruine se fait ainsi prélude au long travail de composition d’un lieu : l’espace métapoétique, occasion pour du Bellay de véhiculer sa conception de la Poésie à laquelle il dévolue une haute et noble mission.

1. L’exaltation du sentiment mélancolique n’exclut pas en effet une visée argumentative comme le montre la structure rigoureusement élaborée du sonnet qui allie plusieurs formes de raisonnement dont les plus remarquables sont l’analogie et l’antithèse.
Le premier objectif que se fixe ainsi du Bellay à travers ce poème est de montrer que la poésie sert avant tout la cause de la Beauté et fait briller le génie des arts. La composition poétique est donc pour lui, l’union de l’inspiration, comme le suggère la figure d’Orphée placée sous l’égide des muses, divines protectrices des arts et des lettres, et du travail comme nous l’avons vu avec la métaphore du bâtisseur. Les procédés stylistiques qu’il emploie rivalisent ainsi avec l’art sur le modèle de l’ekphrasis et suivant l’idéal antique de l’ut pictura poesis d’ Horace : le poème, condensant de façon succincte les images de à la façon de l’ « illustratio » latine, et dans cette forme fixe qu’est le sonnet, s’apparente à un tableau. Si on ne retrouve pas dans ce texte la poésie de Ronsard s’attachant à développer dans chaque image une peinture pittoresque, la volonté de mettre sous les yeux du lecteur les ruines et les images du passé est cependant ici manifeste comme en témoigne l’usage abondant de la deixis. L’embrayeur « je » définit en effet par le biais des noms propres et des démonstratifs un topos discursif pour partager sa vision avec son interlocuteur. Les articles et pronoms déictiques possèdent la valeur du « iste » latin désignant des objets appartenant à l’univers spatio-temporel du locuteur («Ces vieux Césars », « ceste ville », « ceux », «ceste ville », « celle », « ces vieux murs », « ces palais », « ce « ) . Le tableau semble ainsi se peindre d’une façon presque magique, au fur et à mesure que le peintre-poète l’esquisse par l’évocation du verbe. L’expression « les protraits façonner » développe d’ailleurs l’idée d’une ébauche, d’une esquisse comme la description qu’il est en train d’opérer au fil du poème ; ce verbe transitif ayant généralement pour complément un objet désignant une matière brute que l’on travaille pour donner une forme, prend ici une dimension métapoétique. De même, dans le complément « ce que les mains ne peuvent maçonner », le verbe peut prendre le sens d’un travail grossier, en opposition avec le travail esthétique et artistique de la plume qui peut ainsi faire aussi mieux que le travail manuel.
Par ailleurs, le travail du poète prend la forme d’une quête de la lumière comme en témoigne l’isotopie de référence (« les Umbres », « l’enfer », « l’ardeur qui m’allume »). Du Bellay reprend ainsi à son compte le principe de la catabase et de l’anabase, non seulement à travers l’évocation du périple d’Orphée, mais au-delà à travers le poème tout entier : la descente dans le monde souterrain du passé est nécessaire pour aller chercher les secrets enfouis sous les décombres des ruines, notamment ceux des architectes du passé (« ceux/ Qui ont basty ceste ville ancienne »), et accéder ensuite à la vérité, au « Haut-Pays » (comme le désigne le terme de « catabase » hérité du grec ancien), c’est-à-dire à l’aerarium, aux trésors de la civilisation et de la langue latines qui permettront d’enrichir à son tour la civilisation française. Les représentations des grandes figures de poètes aussi bien mythologiques que réels servent d’ailleurs de relais à la réflexion artistique de du Bellay tout en proposant une parabole de sa production poétique. Si Rome doit être tant célébrée, c’est assurément parce qu’elle est un palimpseste sur lequel se lisent tous les livres d’une bibliothèque idéale. La poésie savante de du Bellay est donc truffée de références à la culture gréco-latine humaniste, combinant mythologie et observation du réel.« L’amplification de notre langue ne [pouvant] se faire sans doctrine et sans érudition », ces réminiscences des cours de Dorat au collège de Coqueret se font ici figures de connivence, supposant une culture partagée avec les lecteurs. Ainsi, par exemple, l’adjectif « Ausonienne », empreinté à la poésie latine, renvoie ici à tout l’univers culturel de la mythologie. L’Ausonie désigne en fait une partie de la Grande Grèce au Sud de l’Italie qui fut le berceau mythique de nombreux héros. Son nom lui vient d’ailleurs d’Auson, fils d’Ulysses et Circée qui donna naissance au peuple des Ausones, premiers habitants d’Italie. Cette référence intertextuelle opère donc au sein du sonnet, par le passage du muthos grec à la littérature latine, la transition entre la Grèce et Rome, reliant ces deux prestigieuses civilisations pour évoquer les richesses de l’Antiquité et surtout mettre en avant le principe de la « translatio imperii et studii », à savoir, le passage d’une civilisation à l’autre profitant des connaissances accumulée par la précédente, dans une mise en abîme de la propre pratique poétique de du Bellay.

2. Pour illustrer la langue français, il faut donc assimiler, s’imprégner de la substance des œuvres antiques, comme le firent autrefois les romains avec la littérature grecque, en opérant un choix parmi ceux que l’on imite et en ne retenant de ces derniers que ce qu’ils offrent de plus fécond, notamment pour le renouvellement des genres. Du Bellay rappelle ainsi implicitement que lorsque Virgile se mit à écrire en latin, l’éloquence et la poésie étaient encore en enfance entre les Romains, et au plus haut de leur excellence entre les Grecs, et que c’est en « us[ant] des langues, qu’ils avaient sucées avec le lait de leur nourrice » que les Anciens ont assuré leur éloquence. Il développe alors une réflexion sur le modèle comme en témoigne l’emploi du terme « patron » associé à Virgile : loin d’être servile ou arbitraire, l’imitation virgilienne obéit toujours à une intention précise et poursuit un projet qu’il appartient au lecteur de découvrir à travers l’écart, parfois minime, qui la sépare de son modèle, Homère ou l’un des nombreux autres écrivains, tant grecs que latins, auxquels le poète se mesure tout en leur rendant hommage. La louange exprime en fait l’idéal aristocratique que représente pour les membres de la Pléiade la fonction de poète : cette tâche noble est un honneur tout autant pour celui qui est loué que celui qui loue. Aussi, dans cette célébration, ce discours encomiastique, les noms propres revêtent une profonde signification : si les figures d’Orphée et d’Amphion sont évoquées sur le mode de regret parce qu’il ne possède pas leur instrument, du Bellay procède quand même par analogie en se plaçant, à la suite du parallélisme des quatrains, dans leur lignée, de par ses ambitions, comme lorsqu’il mentionne Virgile et même les « vieux Césars ». La construction de la référentiation tient donc ici une grande importance : celle de l’exemplum latin. Il lui faut ainsi retrouver les mêmes dispositions créatrices que l’auteur imité mais dans sa langue : le choix de rebâtir la Rome antique procède par conséquent d’une volonté de se remettre dans les mêmes conditions que les poètes de l’époque. Du Bellay se met ainsi en scène dans le rôle de l’ouvrier désirant exécuter avec son propre savoir-faire, le plan des Grands Architectes du passé mais refuse la posture de l’épigone car si le moi se définit en parallèle des figures mythologiques et donc par rapport à un idéal, il s’identifie aussi par la caractérisation de sa singularité, de son écart vis à vis du modèle. Cette « Poésie du refus », selon le terme de François Rigolot, s’illustre en effet dans l’énonciation de son projet par la dénégation de la grandeur des figures antiques. D’ailleurs, le verbe « façonner » prend ici tout son sens puisqu’il renvoie à l’idée de pétrir, de donner une forme originale et particulière, d’arranger ou d’adapter quelque chose à sa façon pour l’améliorer, l’embellir, y apporter un dernier ornement. Partant du principe que les ressources syntaxiques et rythmiques du français s’y prêtent, du Bellay revendique ainsi implicitement une imitation personnelle et intelligente des Anciens.
Pour ce faire, il leur emprunte tout d’abord une forme poétique bien particulière : le sonnet, genre renouvelé des italiens, se présente, de par sa composition fixe « aux vers réglés et limités », rigoureusement structurée, comme un véritable monument. Du Bellay semble ainsi appliquer à la lettre les prescriptions formulées dans son manifeste Défense et Illustration de la langue française rédigé quelques années plus tôt en 1549, et dans lequel il encourage les auteurs français à enrichir le vocabulaire et à anoblir l’expression par le biais, par exemple, de tournures périphrastiques. Il recourt donc ici à la figure d’antonomasie « aussi fréquente aux anciens poètes comme peu usitée, voire inconnue des Français. La grâce d’elle est quand on désigne le nom de quelque chose par ce qu’il lui est propre » ; Ce procédé est mis ici en application à travers l’évocation de « la harpe thracienne » pour désigner la lyre d’Orphée. Recherchant en outre l’épithète singulière, selon le principe qu’il faut « accommode[r] tels noms propres, de quelque langue que ce soit, à l’usage de [s]on vulgaire » en « us[ant] de mots purement français, non toutefois trop communs, non toutefois trop inusités », du Bellay privilégie ainsi le qualificatif d’ « ausonienne » à celui d’ « italienne » pour évoquer la gloire des anciens Romains. Quant à la rime, il la souhaite riche « pource qu’elle nous est ce qu’est la quantité aux Grecs et Latins (…) il doit suffire que les deux dernières syllabes soient unisones » ; elle doit en outre « être volontaire, non forcée ; reçue, non appelée ; propre, non aliène ; naturelle, non adoptive : bref, elle sera telle que le vers tombant en icelle ne contentera moins l’oreille qu’une bien heureuse musique tombante en un bon et parfait accord. ». Du Bellay recherche en effet à créer une certaine musicalité, comme nous l’avons déjà évoqué, par le biais des diverses allitérations et assonances suggestives du poème. Mais si ses yeux semblent tournés vers la poésie du passé, il souhaite avant tout produire de l’inédit, d’où l’emprunt, en plus de termes archaïques (tels « ausonienne »), d’un vocabulaire technique bien particulier en référence aux arts, à l’artisanat pour décrire son travail, comme il le préconise au chapitre XI de la Défense (deuxième partie) : « Encore te veux-je avertir de hanter quelquefois les savants, mais aussi toute sortes d’ouvriers et de gens mécaniques, comme mariniers fondateurs, peintres, engraveurs et autres, savoir leur intention, le nom des matières, des outils, et les termes usités en leur arts et métiers, pour tirer de là ces belles comparaisons et ces vives descriptions de toute chose. »

3. Estimant ainsi la poésie française « être capable de quelque plus haut et meilleur style » que celui dont elle s’est si longuement contenté, du Bellay entend ici avant tout, en illustrant la langue, la défendre. Son ambition, avec la Pléiade, est celle d’un combat à mener pour produire d’aussi grandes œuvres que les grecs et les latins. L’émulation avec les auteurs antiques est d’ailleurs dans le poème manifeste. Le choix de reconstruire Rome part en effet, comme nous l’avons vu, d’une volonté de se mettre dans les mêmes conditions que les auteurs qu’il imite pour se mesurer à eux équitablement, tel un compétiteur. Au chapitre XII de la Défense, il déclare ainsi :« Je ne veux point donner si haut los à notre langue, pource qu’elle n’a point encore ses Cicérons et Virgiles : mais j’ose bien assurer que si les savants hommes de notre nation la daignaient autant estimer que les romains faisaient la leur, elle pourrait quelquefois et bientôt se mettre au rang des plus fameuses. » Cette ambition nationale se retrouve au travers du sonnet dans l’emploi des comparatifs de supériorité («d’un accord plus heureux », « d’un pinceau plus agile »), dans certaines locutions (« au compas de la plume ») mais également dans les modalités de possibilité exprimant son désir. Dans les tercets, on remarque par ailleurs que le décasyllabe est cadencé avec vigueur, venant rompre le rythme lourd et grave des quatrains : du Bellay accumule les compléments en une suite de juxtapositions qui scandent et morcellent la période pour marteler ses convictions, verve offensive et expressive figurée par les nombreuses assonances labiales en [p] ou en [m]. Ce mouvement oratoire s’achève d’ailleurs par une image forte, celle du chiasme des deux derniers vers : « rebâtir au compas de la plume / Ce que les mains ne peuvent maçonner ». Dans le présent de du Bellay, les hommes pourraient rebâtir des palais à la manière de ceux de l’époque mais ils seraient incapables de les reproduire à l’identique car ils n’en possèdent pas l’essence, l’esprit de génie propre à cette civilisation glorieuse. Cette métaphore architecturale est employée pour figurer la perte des savoirs-faire fondamentaux qui ont permis jadis permis à l’Urbs de s’élever jusqu’à son apogée et de rayonner sur le monde, en particulier ici, le monde des lettres. Jamais l’écrivain français contemporain ne pourra ainsi égaler, selon du Bellay, les anciens en leur langue, c’est pourquoi il refuse cette pratique, selon le même principe qu’il refuse la « translatio » latine, et souhaite se mesurer directement aux auteurs antiques mais en innovant dans sa propre langue, partageant la « généreuse opinion qu’il vaut mieux être un Achille entre les siens qu’un Diomède, voire bien souvent un Thersite, entre les autres ».
Son combat prend alors une dimension épique, un souffle énergique apporté par l’évocation de l’ardeur, terme remplaçant celui d’ « enthousiasme » et renvoyant à l’idée d’une vive impulsion, d’un désir violent tel un feu intérieur qui déclenche le « labeur » tout en motivant l’inspiration épique et élégiaque de l’œuvre. Aussi, à l’apparent accablement du poète succède une posture héroïque exprimée par un registre militant en accord celui de la Défense, et dans une métrique adéquate, le décasyllabe étant le premier mètre noble de l’épopée. La catabase, évoquée par la descente d’Orphée aux Enfers, est d’ailleurs l'une des épreuves qualificatives les plus décisives de la formation du héros épique. Le périple métaphorique du poète est ainsi traduit par la progression sémantique des infinitifs qui jalonnent le poème telles des balises sur le chemin de la pensée ambitieuse de du Bellay ; cette gradation des verbes d’action va en effet dans le sens d’une concrétisation et introduit, par leur valeur infinitive de mode quasi-nominal, une image du temps non actualisée qui suggère un idéal à atteindre (« réveiller », « animer », « restaurer », « façonner », « rebastir », « maçonner ») . Le jeu paronomastique opéré sur les verbes « façonner » et « maçonner » à la fin du poème est d’ailleurs particulièrement significatif :
quand « façonner » n’implique encore qu’une ébauche des « protraits », « maçonner » suppose déjà une entreprise de réalisation concrète de l’œuvre. La métaphore du bâtisseur se fait ainsi symbole du travail poétique, privilégié par rapport à cette ancienne tradition des « vates » remontant jusqu’à Homère, la fureur, ainsi que le suggère la disparition de « la harpe thracienne » et de « celle amphitrionienne ». L’élévation spirituelle du poète s’opère alors en même temps que l’érection de l’édifice comme le représente la progressive autonomie du « je » au fil du poème menant littéralement à « l’édification » du poète, placé en tête de vers dans la modalité d’énonciation affirmative du dernier tercet et, non plus inclus dans des questionnements ou des exclamations. Son ambition absolue l’assimile finalement au Créateur dans sa volonté génésiaque de façonner le cosmos à l’échelle de Rome.
La Référence à Virgile prend ainsi tout son sens lorsqu’on connaît le grand défi que cet auteur s’était lancé en entreprenant son œuvre majeure, l’Enéide, à savoir offrir à Rome une épopée nationale capable de rivaliser en prestige avec l’Iliade et l’Odyssée. Sa mission, comme du Bellay le sait, fut couronnée de succès puisque, lorsque l’épopée parut, son auteur fut communément salué comme un alter Homerus, le seul capable de disputer à Homère sa prééminence au Parnasse. Le triomphe de cette œuvre tint en fait dans le talent de Virgile à filtrer l’actualité de Rome à travers le prisme de la légende. Dans l’Enéide en effet, deux fils s’entrelacent constamment pour former la trame de l’épopée : celui des origines troyennes de Rome et celui de la Rome augustéenne. Plus d’un millénaire sépare ces deux fils. Pour franchir un tel abîme temporel, et annuler en quelque sorte le temps, le poète, au centre de l’œuvre, va jusqu’à descendre aux enfers, tel Orphée, sur les pas de son héros Enée, afin d’en ramener une vision panoramique, « sub specie aeternitatis », de la grandeur romaine vue comme devant encore advenir. Son objectif principal était ainsi de montrer comment, à partir de presque rien, Rome s’était élevée jusqu’à l’empire du monde. L’ambition de Du Bellay, s’inspirant largement des procédés virgiliens, comme le montre la composition similaire du sonnet, est donc avant tout politique : il s’agit d’établir la domination, la supériorité culturelle de la France dans le monde afin que la Nation devienne la nouvelle Rome de demain. Cette visée implique donc une attitude révérencieuse vis à vis de l’Antiquité mais également un travail concurrentiel pour dépasser ou du moins égaler son prestigieux modèle. Cette ambition d’une hégémonie de l’éloquence française était éminemment moderne au XVIe siècle, époque où la langue était encore définie par son style « bas, domestique et populaire ». La Romae descriptio des Elégies latines publiées en 1558 fera ainsi écho à l’espoir latent de du Bellay évoqué dans le sonnet : « Qu’il me soit permis, à moi qui suit français, de faire jaillir de vos sources, dans le temps où je jouis du génie le plus libre de ce ciel. Qu’il me soit permis de dire des vers inconnus jusqu’ici de nos Muses, et de manier le plectre avec un son inaccoutumé. Et mon projet, Camènes latines, accordez votre bienveillance, accompagnez les Camènes de mon pays et que vienne, chez vous, la seconde moisson de mon talent. Peut-être même, les monuments de notre travail survivront, tandis que le reste périra avec son maître. Seul le mérite emporte l’homme sur les hauteurs du ciel ; seule la Muse assure au mérite le bonheur du ciel. »

Ainsi, en même temps que l’énumération de la puissance de Rome et de ses merveilles, c’est la déploration de son déclin que Du Bellay nous décrit. Cependant, si l’immense Rome est morte, les grands poètes latins demeurent, de par leur gloire, éternels et possèdent la capacité de ressusciter les empires. Aussi, si le sujet semble au prime abord se laisser aller à une rêverie mélancolique, il tente en fait avant tout d’organiser un lieu qui assurera l’efficacité de l’évocation des figures mythologiques grâce auxquelles sera possible l’évocation de Rome. Comme Ulysse appelant les morts, du Bellay fait revenir à la surface de notre mémoire le lieu mythique et fascinant du chaos primordial que seule la poésie peut combattre, offrant à son âme de poète par ce moyen la possibilité de se saisir et de s’élever au-dessus d’elle-même dans l’éternité des Idées mais aussi dans la postérité. Les ruines sont donc moins, en définitive, un sujet de méditation, qu’une possibilité offerte par les Anciens d’avancer sur le chemin de la perfection. Composé quelques années après son manifeste Défense et Illustration de la langue française paru en 1549, ce sonnet moderne, de par les idées nouvelles qu’il développe et les recherches stylistiques qu’il met en application, témoigne ainsi implicitement de son ambition de faire de la langue française « barbare et vulgaire » une langue élégante et digne, afin d’élever la Nation, sur la voix des romains, au rang de « Monarchie » dans l’Europe de la Renaissance.