Faut-il toujours préférer la lucidité à la naïveté ?

Corrigé complet. Dissertation de qualité, dont le sujet n'est pas fréquent, et donc difficile à trouver et à analyser. Corrigé entièrement rédigé. Note obtenue : 17/20.

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: ayame (élève)

La naïveté est souvent assimilée à une forme d’ignorance, d’inexpérience, ou de crédulité. En ce sens, ce que l’opinion commune considère comme « naïveté » est assez négatif (« on mystifie les naïfs » dit Bergson). A priori nous aurions donc tout intérêt à préférer la lucidité à la naïveté. Cependant, au départ, la naïveté a désigné la simplicité, la spontanéité, le manque de duplicité, le manque d'apprêt : ce qui est originaire, à l'état naissant, quelque chose de bien sympathique comme une grâce naturelle, une innocence qui n'a pas été perdue. En ce sens, naïveté n’est pas crédulité mais ingénuité et simplicité.
La lucidité quand à elle est une vision claire, au delà des apparences mais c’est aussi un état de conscience que nous fuyons car il signifie que si nous sommes lucides, nos illusions sont mortes, ce qui nous est totalement insupportable. Selon Jean-François Somczynsky « Trente secondes de réflexion, une seconde de lucidité, et on découvre que vivre est épouvantable. Alors, il s’agit de nourrir quelques illusions, afin que l’âme ne se dessèche pas ». La naïveté semble donc être un dernier rempart à cette cruelle lucidité que nous tentons désespérément de fuir.
L’important est alors de bien différencier naïveté et crédulité. Dans un premier temps nous verrons sous quelles conditions, la naïveté peut être préférable à la lucidité, puis nous analyserons l’importance ainsi que la relativité de la lucidité. Enfin nous verrons comment et pourquoi, naïveté et lucidité ne sont pas forcément opposées et que bien au contraire, elles semblent plutôt complémentaires.

S’il ne faut pas confondre naïveté et crédulité, commençons tout d’abord par nous demander qu’est-ce que la crédulité ? Une attitude dans laquelle l’esprit avale des idées reçues sans examen. On dit que l’enfant est naturellement crédule. C’est vrai qu’il est facile à tromper et l’adulte en abuse souvent. L’enfant est seul avec son besoin d’explication qu’il remplit au fur et à mesure par ce qu’il entend dire.
Cependant, l’enfant en réalité est plutôt naïf, ce qui signifie qu’il ouvre de grands yeux à ce qui est neuf. Ce qui est vrai dans sa relation au monde, c’est la naïveté. D’après Victor Hugo « La naïveté est le visage de la vérité. »
Un esprit naïf est sans idée préconçue, vierge de présupposé. La naïveté permet un rapport innocent, neuf au monde. La naïveté seule peut accueillir ce qui est perpétuellement neuf. La crédulité est très différente. Elle est une forme irrationnelle de pensée qui est portée à croire plus ou moins n’importe quoi, c’est-à-dire que le crédule admet sans justification, mais certainement pas pour rien. L’adulte est crédule dans un sens différent de l’enfant. Il a cessé depuis longtemps d’être naïf. Le naïf est étonné devant le monde sans éprouver le besoin de se rassurer ; or la plupart d’entre nous, bien au contraire, devenons crédules quand il y a en nous un besoin affectif de croire pour nous rassurer. Or, c’est une chose que de chercher à comprendre ce qui nous étonne, - ce qui implique la fraîcheur de la naïveté devant ce qui est - et c’est tout à fait autre chose que de chercher à tout prix à se rassurer dans la croyance. Si je ne cherche qu’à me rassurer, je suis par avance prêt à accepter tout ce qui assure mon confort intellectuel.
Contrairement à la naïveté, la crédulité se satisfera avec un horoscope qui vous prédit un avenir merveilleux, avec des conseils psychologiques qui flattent l’amour-propre, des slogans qui vous diront que vous êtes quelqu’un de merveilleux (comme consommateur bien sûr). Le besoin de croire à tout prix comble d’aise le charlatan qui fait bon marché de la crédulité humaine. Le besoin de croire fait tourner le commerce de l’illusion et perdurer l’illusion ; ce qui n’est pas sans conséquence, car l’illusion plonge l’esprit dans l’errance et crée le terrain de la souffrance.
La naïveté, n’est pas illusion, elle n’est pas crédulité, la naïveté est étonnement, et fraîcheur. Selon l'expression de Baudelaire « le génie n'est-ce pas l'enfance retrouvée ?»
Alors si la naïveté s’oppose à la lucidité c’est certainement parce qu’elle conserve une innocence qui permet de voir autrement. D’après René Crevel, « Il faut beaucoup de naïveté pour faire de grandes choses ».

La lucidité serait donc un frein à l’accomplissement de nos actions, nous plongeant dans une réalité étouffante conduisant au pessimisme. Selon Fernand Vanderem « Ce qu’on nomme cafard n’est souvent qu’une éclipse de nos illusions et un éclair de notre lucidité ».
Cependant, la lucidité semble s’opposer d’avantage à la crédulité, à l’illusion qu’à la naïveté.
Alors, quand pouvons nous être parfaitement lucides ? En effet l’illusion peut en un certain sens dominer notre être. Prenons ce qui nous constitue : le cerveau. C’est lui qui recrée, pour nous seuls et de façon personnalisée, ce que nos organes des sens ont capté et lui ont retransmis pour qu’il décode les messages et les mette en forme. Notre perception de la réalité n’est donc qu’un ré-assemblage génial mais incomplet et teinté d’arbitraire d’un faisceau d’informations visuelles, auditives, olfactives et tactiles, auquel se mêlent parfois des intuitions diffuses. Freud explique l'illusion par le triomphe du principe de plaisir sur le principe de réalité. L'illusion remplit une fonction de défense contre la réalité, frustrante. L’illusion fait donc partie de notre vie, et déforme la réalité, à l’image de la grotte de Platon.
Cependant nous réduisons assez facilement la lucidité à un état de souffrance, alors qu’elle peut être vue comme un état au-delà de la simple vigilance, où la conscience trouve un équilibre parfait. Comme un éveil où l’attention est pleinement vivante, une attitude faite de calme, de présence tranquille et de détente. En état d’alerte et sans tension, l’esprit lucide est particulièrement vif et intelligent. La lucidité advient quand l’attention, habituellement avalée par l’extériorité en-dehors de nous-mêmes, devient simultanément consciente de l’extériorité du monde et des autres, et de l’intériorité qui est en nous et nous caractérise. Elle est une observation constante qui se maintient au sein du sentiment d’être, d’exister en tant qu’individu, mais aussi comme faisant partie de la nature et du genre humain. Elle est la conscience placée dans une libre ouverture sans aucun présupposé, la conscience qui donne accueil à la perception du présent. La lucidité est une conscience non divisée, une conscience unifiée. Il ne s’agit pas dans la lucidité de juger, de mesurer, de condamner ou d’approuver. Juste voir ce qui est. Tel est le regard lucide : une observation sans partialité, sans condamnation, qui nous fait accueillir la présence d’autrui sans préjugé et nous rend réceptifs aux autres
En ce sens la lucidité nous réconcilie avec le monde qui nous entoure et avec les autres.
Au dessus de la simple confrontation avec la réalité, la lucidité nous permet tout comme la naïveté un regard neuf sur le monde. En ce sens, naïveté et lucidité se rejoignent bien plus qu’elles ne s’opposent. Il en est de même pour notre approche de l’histoire. Sans être partiale, elle n’est pas neutre et c’est avec un regard lucide tout autant que naïf que nous devons analyser notre passé. En effet, l'histoire est d'abord une narration plus littéraire que scientifique. L'enquête (en grec : "historia"), si elle recueille des témoignages sans les critiquer, risque de relater des rumeurs ou des opinions variables plus que des faits - comme le montre Hérodote. De plus, elle est accomplie d'un certain point de vue, et n'est jamais neutre. C’est pourquoi, il s’agit d’ interpréter l’histoire, d’apporter un regard assez lucide pour en analyser les causes et les raisons.

Être lucide, c’est être conscient, conscient du monde qui nous entoure, d’autrui, et de soi même. Cet état d’éveil est souvent considéré comme générateur de souffrances. Cependant la lucidité mène également à la vraie lumière , celle d’une vérité nouvelle absoute de toute partialité, de toute condamnation, ce qui faisait dire à René Char que « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil ». S’il est vrai que l’esprit lucide ne cherche pas préjuger mais à voir, il en est de même pour le naïf, qui, lui, est intuition: absence de préjugés . Le fait que sa mémoire ne soit pas encombrée lui permet d'espérer et de voir des signes, que les autres ne voient pas. Il ne s'agit plus alors de crédulité mais de vision directe

Naïveté et lucidité, bien que différentes, ne s’opposent donc pas mais sont bien complémentaires. Il ne s’agit donc pas de préférer, un état à l’autre, mais bien de passer de l’un à l’autre pour voir ce qui est avec la grâce de la naïveté et l’éveil de la lucidité.