«L’esprit qui ne sait plus douter descend au-dessous de l’esprit» Alain

Fait par Camille R., élève de terminale S. Noté par un professeur agrégé de philosophie. Corrigé complet. 16/20.

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: Imagine-all-the-peop (élève)

Ce même philosophe affirme également que « le doute est le sel de l’esprit ; sans la pointe du doute, toutes les connaissances sont bientôt pourries ». Ainsi, l’acte de douter, c’est-à-dire renoncer à affirmer comme certitude ce qui n’est que supposition, marquerait aussi bien la liberté de penser que le refus de croire sans comprendre. Il ne s’agit pas ici du doute en tant qu’état inquiet dont l’expression peut être paralysante au point de saper toute confiance, tout élan, toute volonté et tout projet, mais du doute en tant que démarche raisonnée. Le doute philosophique est très différent du doute ordinaire. En effet, le doute philosophique procède d'une volonté de remettre quelque chose en question. Nous distinguerons principalement trois sens au doute philosophique: le doute sceptique extrême (ou doute pyrrhonnien), le doute sceptique modéré (ou doute humien) et le doute méthodique (ou doute cartésien). Cependant, l’exercice du doute demande une grande honnêteté intellectuelle de l’esprit pour penser avec vérité et justice. Le but n’est pas de douter pour douter comme par jeu, mais de reconnaître le vrai en lui faisant passer le baptême du feu du doute.
En quoi le doute est un acte de la pensée ? Mais ne risquons-nous pas toujours la compromission de cette manière ? En quoi le doute peut-il constituer une méthode philosophique ? Que peut-il nous apprendre sur la vérité et la justice ?

Dans l’attitude naturelle, nous avons pris l’habitude de confier nos assurances aux opinions communément reçues. Cependant, les opinions peuvent être fausses et ne faire que colporter des préjugés culturels. Il est nécessaire, une fois dans sa vie de mettre en doute ce que nous avons pu croire jusque là et de ne pas donner notre assentiment à l’aveugle. Les opinions courantes comportent tout au plus une certaine probabilité de vérité, mais que nous ne savons pas évaluer. Nous avons aussi pris l’habitude de nous fier à ce que nous pensons être la « certitude sensible », celle que nous tirons de la perception. Nous disons que l’eau est très chaude dans la bassine, parce que nous venons de plonger les mains dans la neige. Mais c’est une jugement subjectif qui n’est pas partagé par celui qui est resté auprès du feu dans la maison. Du coup, nous sommes obligés de reconnaître que l’apparence doit souvent être corrigée.
Dans l’antiquité, certains philosophes prétendent posséder la sagesse dans le sens de la science, c’est-à-dire détenir un savoir absolu, et connaître parfaitement tous les procédés de plus. Nous les appelons les sophistes, ce sont des professeurs rétribués de rhétorique. Ces hommes-là n’ont alors aucune raison de douter d’eux même. Socrate (Ve siècle av. J.-C.) les critique sévèrement pour leur prétention en affirmant qu’ils ne savent même pas ce que veut dire savoir, puisqu’ils confondent croire et savoir. Lorsque Protagoras (Ve siècle av. J.-C.), représentant éminent des sophistes, dit : « L’homme est à la mesure de toutes choses », il se contredit. « Chacun sa vérité » revient à dire que deux thèses contradictoires pourraient être vraies en même temps. Mais la vérité doit être la même pour tous ! Les certitudes des sophistes les maintiennent dans « l’ignorance qui s’ignore », le degré de connaissance le plus bas. Ainsi, il est incontestable que le doute est un acte de la pensée. Si nous nous identifions à l’opinion, il est évident que nous ne pouvons pas penser sans douter de nous-même, c’est-à-dire sans distinguer l’opinion de la science, sans découvrir qu’on ne sait rien, ce qui doit provoquer un désir de justice et de vérité, et orienter vers une quête.
Pour Socrate, il s’agit de prendre conscience de notre ignorance. L’homme d’opinion, qui confond croire, ne sait pas et ne sait pas qu’il ne sait pas. D’ailleurs, il dit : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien ». En étant dans « l’ignorance qui se sait », il va se montrer le plus savant de tous. C’est dans ses Dialogues aporétiques, rédigés par son disciple Platon (Ve - IVe siècles av. J.-C.), que Socrate montre tout approfondissement aboutit à des contradictions, ce constat d’échec permanent justifiant le doute. Quand à son disciple Platon, il ajoute à ce raisonnement la condition humaine, c’est-à-dire le fait que l’homme pourvu de conscience réflexive ne possédant pas le savoir absolu se trouve dans une position intermédiaire entre les animaux et les Dieux. Lorsqu’il est dans « l’ignorance qui se sait », il existe chez lui le désir de savoir puisqu’il a conscience d’un manque. Or la philosophie qui est l’amour de la sagesse au sens étymologique du terme relève du désir de savoir, d’atteindre le savoir absolu. Le philosophe s’oppose donc au sophiste.

Pour quelles raisons serions-nous donc justifiés de douter de manière systématique ? N’est-ce pas d’abord parce que les opinions sont incertaines ? Les opinions s’opposent, divisent les hommes et engendrent des disputes. Si nous voulons sauvegarder la paix, si nous attachons une valeur à la maîtrise de soi, nous devrions éviter toutes les opinions et les révoquer en doute. Telle est la position de Pyrrhon d'Élis (IVe - IIIe siècles av. J.-C.), le fondateur de l’école des sceptiques. Les arguments sceptiques partent du caractère relatif et conflictuel des opinions. Si, dans ma culture, on admet qu’une opinion est vraie et juste, je n’aurais guère de difficulté à trouver dans un autre contexte culturel une opinion très différente, pouvant aller jusqu’à la contradiction. Par exemple, le choix librement consenti d’un époux ou d’une épouse relève d’une « évidence » indiscutable et nous pensons qu’elle est la garantie d’une relation stable et heureuse. Dans d’autres cultures, c’est le choix d’un époux ou d’une épouse par consultation d’un astrologue et arrangement de la famille qui est la garantie d’une relation stable et heureuse. En effet, ce dernier montre que pour chaque question qui se présente, deux opinions contraires sont toujours possibles. Or, selon lui, il est impossible de choisir l'une des deux voies, car pour chacune d'elle il existe de bonnes raisons d'y croire et d'en douter. Afin d'atteindre à une certaine forme de libération spirituelle, il faut donc éviter de prendre position par la suspension de l’assentiment. La position juste, c’est la neutralité intellectuelle : ni ceci, ni cela..
La science est une connaissance en forme de système. Le savoir se tient, de sorte qu’une thèse en soutient une autre qui en soutient une autre et ainsi de suite. C’est l’argument du tout ou rien. Par conséquent, pour posséder une thèse de manière solide, il faudrait les posséder toutes, ce qui est impossible. De deux choses l’une donc : ou bien le savoir est total, ou bien l’ignorance est totale. Comme nous ne savons pas tout, nous ne savons donc rien. Si nous acceptons le scepticisme extrême, nous en venons à accorder que rien n’est vrai, rien n’est certain. Mais cette proposition se détruit elle-même. Ou bien il est vrai que rien n’est vrai, auquel cas la proposition est contradictoire, puisqu’il y a donc une affirmation vraie, à savoir que rien n’est vrai. Ou alors il n’est pas vrai que rien n’est vrai et dans ce second cas, la proposition n’a pas plus de valeur, puisqu’elle envoie promener aussitôt le scepticisme absolu. Dire que la vérité n’existe pas est une affirmation comme une autre et c’est même une affirmation particulièrement dogmatique ! Le scepticisme extrême est donc intenable, il se détruit tout en s’affirmant. Ainsi, si nous doutons de tout, même de ce que nous disons, nous sommes réduits au silence, car si nous affirmons : « Il est vrai qu’il faut douter de tout », nous disons qu’il faut douter de ce que nous affirmons.
La diversité des opinions n’est peut être pas un état de fait dont nous devrions nous lamenter. La diversité est une richesse, car elle nous apprend qu’il est indispensable de regarder les objets de la connaissance humaine de différents points de vue. La diversité des opinions ne fait problème que lorsque les différences sont posées de manière irréductible et conflictuelle. Comme cela a souvent lieu dans toutes sortes de polémiques. Par exemple l’opposition dogmatique des religions entre elles. Ailleurs, elle est souvent féconde, elle nous invite à dépasser un point de vue limité, à nous déplacer vers un autre point de vue et à chercher une harmonie plus élevée, là où les contraires deviennent des complémentaires. Nous sommes souvent piégés par la logique du ou bien ... ou bien, et nous ne comprenons pas qu'il ne s'agit pas de cocher des cases, que deux affirmations contraires en apparence peuvent très bien se révéler complémentaires. Préconisé par Hume (1711-1776), le doute sceptique dit "modéré" est développé à partir d'une critique du doute extrême. En effet, le doute extrême est absurde. Le doute ne doit pas s'appliquer dans les affaires courantes de la vie de tous les jours. Par contre, il a sa place pour remettre en question nos croyances gratuites. Il nous montre que la religion, mais aussi la métaphysique n'ont aucune base réelle.

C'est Descartes (1596-1650) qui préconise le doute méthodique. Le but du doute méthodique est de parvenir à une première certitude. Puisque tout ce que j'ai appris est incertain, il est préférable d'en douter pour éviter l'erreur due aux préjugés ou à la précipitation du jugement. Par conséquent, si appliquant correctement ma raison et doutant de tout je découvre néanmoins une vérité, celle-ci sera dite indubitable (il sera impossible d'en douter). Le doute permet de mettre à l’épreuve toute pseudo-évidence qui tirerait sa justification de l’objet, de la représentation elle-même. Rien n’y résiste, y compris un « Dieu » qui serait seulement un superObjet. On parvient ainsi au célèbre "je pense, donc je suis". Le doute est donc un simple moyen pour éviter les erreurs de jugement: un conseil de prudence dans l'usage de la raison. On voit que Descartes ne préconise pas une philosophie sceptique: son doute est radical, mais temporaire. Douter de manière méthodique, c’est aller d’un bon pas, en parfaite honnêteté et s’apprêter à faire l’épreuve de ce qui se présente comme vérité en exhibant son fondement. Ce n’est pas vouloir toute détruire de manière cynique. C’est se demander devant toute affirmation : sur quoi repose donc ce jugement ? Qu’est-ce qui nous permet de dire cela ? Et il y a à chaque fois une réponse, pour peu que nous ayons assez de courage pour la regarder en face, même si elle est très dérangeante.
Douter de manière authentique, c’est aussi refuser l’argument d’autorité qui me dispenserait de mettre sur le papier l’explicite, les raisons, en me défilant pour me mettre sous l’aile d’une référence connue et adulée. C’est préférer vérifier par soi-même, consulter directement l’expérience vécue. Dans la mesure où le doute est la mise en question d’un jugement, c’est un acte qui évoque la possibilité d’une erreur avec humilité, et en même temps, affirme l’existence d’une vérité, d’une perfection comme idéal vers lequel on s’oriente. Douter serait alors un désir d’ouvrir le champs de recherche de la vérité et en ce sens, en doutant nous n’aurions pas renoncé à la vérité mais nous aurions commencé à la chercher. Et nous renoncerions plutôt à l’erreur qui prenez le masque de la vérité. Ce cheminement est fort bien illustré dans l’allégorie de la caverne de Platon qui présente la philosophie comme la bonne éducatrice.
Se maintenir dans une sagesse de l’incertain, sans tomber dans un pathos excessif, sans chercher à en sortir par le coup de force d’une foi arrogante, n’est pas une position facile à tenir. Le doute en ce sens est une vertu intellectuelle. Il suspend la crédulité de l’opinion. Il contrarie la propension du mental à croire enfermer toute vérité dans une formule définitive. Il empêche de croire aveuglément et incite à la vérification directe. Il nous faut parfois douter de nous-même avec suffisamment d’humilité pour rester fidèle en parole et en acte à notre propre pensée. Cela veut dire tout simplement être de bonne foi. Nous devons assumer nos doutes. C’est une question d’honnêteté et de sincérité. Cela ne veut pas dire les imposer à tout prix à autrui, mais ne pas affirmer plus que nous n’en savons. De là dépend l’authenticité. Admettre le doute n’est pas une faiblesse, c’est humilité. D’une part, ce n’est pas parce que notre savoir est limité que pour autant nous sommes totalement ignorants. Je peux très bien rester ouvert et disponible, tout en restant conscient que mes lumières sont limitées et que certainement il en est d’autres plus vives, même si je ne les comprends pas. D’autre part, il est beau de pouvoir dire : « je ne sais pas ». Il y a peut être une réponse, mais je ne la connais pas. Cela ouvre sur l’inconnu. Le non-savoir. Seul un esprit capable d’être réellement dans un état de non-savoir est libre, l’inconnu étant bien plus profond que le connu. Libre sans honte de ne pas savoir.

L’esprit humain étant constamment exposé à l’erreur, il doit vivre avec l’incertain en acceptant la place de l’inconnu. Il faut donc bien distinguer le doute volontaire, du doute involontaire et toujours laisser une place au doute, surtout dans un domaine où l’argument d’autorité tend à prévaloir, surtout dans le domaine des sciences où l’enseignement tend souvent à être dogmatique. A y regarder de près, notre enseignement est trop souvent imbu de ses certitudes. Le doute est une méthode essentielle de la philosophie et l'un de ses atouts majeurs. Il y a tant de croyances contradictoires et tant de valeurs conflictuelles dans le monde contemporain, que chacun d'entre-nous doit faire preuve de prudence et de circonspection. Le doute est également un outil qui nous prémunit contre les croyances naïves et les jugements hâtifs. Il a donc sa place dans les sciences comme dans la vie morale et sociale des gens ordinaires; il n'est pas le privilège exclusif des philosophes. Mais les philosophes sont en quelque sorte des spécialistes du doute: ils se servent du doute pour remettre en cause les lieux communs, les préjugés et les conceptions traditionnelles de la réalité.
Si philosopher, c’est distinguer l’opinion de la science, chercher un fondement indibutable, découvrir son ignorance en doutant de ses opinions et donc s’orienter par le désir de savoir, manque éprouvé, vers la vérité et la justice, alors l’esprit qui ne sait plus douter ne sait plus philosopher, et descend donc au-dessous de l’esprit. A partir de là, nous pouvons nous demander si l’acte de douter permet de vivre dans l’ataraxie, comme chez les sceptiques, ou au contraire, contraint l’homme à l’anxiété permanente, la pensée créant alors un état maladif.