Que peut le langage ?

Une copie entière d'un élève de khâgne pour un devoir maison. Note obtenue: 13/20.

Dernière mise à jour : 14/03/2023 • Proposé par: Apollineb (élève)

Il est commun d’estimer que parler revient à transmettre des informations, à exprimer une pensée et à communiquer avec autrui; dans cette conception l’opinion semble peu distinguer les notions de langue, de langage et de parole. Or, afin de penser la linguistique, il semble nécessaire d’effectuer cette distinction. En effet ce que l’on désigne communément comme système de signes vocaux ou graphiques n’est pas le langage, mais la langue, qui regroupe une multitude de signes. Le langage, lui, est une faculté. Il permet à l’homme de faire usage de la langue. La parole est ce qui existe lorsqu’on communique à l’oral : c’est une combinaison du langage et de la langue. Ainsi, si la langue est un système conventionnel, le langage semble être une capacité innée. En ce sens, il parait légitime de s’interroger sur les possibilités permises par cette aptitude propre à l’homme. Est-il un simple moyen, un simple procédé visant la communication ou permet-il davantage dans notre rapport avec l’autre, notre environnement ou même nous-mêmes ? Nous nous poserons donc la question suivante: que peut le langage ?

Afin de répondre, il faudra dans un premier temps examiner ce que vise le langage: quelles sont ses fins ? Ensuite, il s’agira de comprendre si le langage est capable des mêmes choses selon les signes dont il use : quelles différences entre l’oralité, l’écrit et ce qui passe par le corps ? Enfin, si le langage est détenteur de certains pouvoirs, comme ceux de persuader ou de commander, il paraît sensé de se questionner quant à sa responsabilité : est-ce parce que le langage a la puissance de faire quelque chose qu’il a pour autant le droit de le faire ?

I. Le langage, outre la communication, permet la pensée, et l'action

Le langage comme possibilité naturelle semble remplir une fonction première : la communication. Cette faculté viserait donc dans un premier temps à faciliter l’intégration sociale de l’homme. Mais si cet objectif paraît évident, est-il pour autant la seule visée du langage ?

Parmi les textes rédigés autour de l’origine de la langue, la Bible posait déjà cette idée selon laquelle la parole, donc l’expression directe du langage, permettrait d’unifier les hommes. Dans la Genèse, au chapitre onze, le livre explique la multiplicité des langues par le mythe de la tour de Babel. La langue unique des origines aurait été divisée en une multitude de langues pour apporter la discorde entre les hommes et les empêcher de se concerter en vue d'une action commune. Dans le monde scientifique également, notamment à travers les thèses des biologistes évolutionnistes John Maynard Smith et Eörs Szathmáry, le langage serait la plus récente des huit transitions majeures dans l’évolution de la vie, et aurait permis l’émergence des sociétés humaines. Cette idée que le langage se soit développé chez l’homme afin que celui-ci soit en mesure «  d'établir une communication en vue d'une coopération », rejoint la thèse défendue par Henri Bergson dans son livre de 1934 La pensée et le mouvant. Le philosophe y présente la fonction primitive du langage comme une fonction sociale. Selon lui, la parole serait inhérente au processus de pensée : « Pour les Grecs, la parole est égale à la raison (logos) : toute idée ne peut s’exprimer que par le langage ; la pensée provient du langage. Il n’y aurait donc pas de pensée sans langage ; pas de pensée hors des mots. Or, il existe bien une langue des signes (gestes) à destination des sourds-muets et il y a bien langage. Le langage est donc un système de signes qui sert à exprimer des idées. La pensée fonctionne comme la langue ; la grammaire est l’expression de la raison. Il n’y a pas de pensée sans mise en forme de la pensée. ». En s’interrogeant lui aussi sur l’origine du langage, Bergson avance que les idées comme les mots sont inventés sur la base d’une faculté naturelle qui nous permet de remplir notre fonction sociale. En défendant la thèse selon laquelle le langage serait naturel, Bergson rejoint le Platon du Cratyle, qui soutient que le mot est naturel en ce qu’il signifie une chose et une seule, et de façon non arbitraire, quelle que soit la langue. D’après Bergson, cela repose sur le caractère social de l’homme. En comparant l’humanité aux fourmis, êtres vivants également en société sous des rôles déterminés, Bergson veut singulariser la sociabilité de l’homme. Il écrit : « la fourmi possède les moyens tout faits d’atteindre le but, tandis que nous apportons ce qu’il faut pour les réinventer et par conséquent pour en varier la forme ». Ainsi chez la fourmi, les organes et sa communication ont un fonctionnement inné. Sa fonction sociale est un savoir inscrit dans son corps, c’est un instinct. Chez certaines fourmis il y a des ouvrières et des soldats qui peuvent être distingués rien que par leur physiologie. Cependant, chez l’homme cela est impossible, car ses moyens sont inventés, et non donnés. L’homme, par la technique et l’emploi d’outil, crée lui-même les moyens de sa vie sociale. La fonction de chaque individu n’est pas innée. En résulte pour Bergson l’idée que le langage fait partie de ces moyens qu’il doit lui-même mettre en mouvement pour accomplir son rôle social. «  Chaque mot de notre langue a donc beau être conventionnel, le langage n’est pas une convention, et il est aussi naturel à l’homme de parler que de marcher. », par cette phrase, le philosophe différencie l’idée de langue conventionnelle, c’est-à-dire acquise à travers différents codes sociaux , inventée, et d’un langage naturel , soit nécessaire et universel. Pour illustrer son propos, Bergson compare le fait de parler au fait de marcher. Il s’appuie par là sur le fait que l’action de se déplacer debout est naturelle chez l’homme, puisqu’il est physiologiquement fait pour marcher, mais cela n’empêche pas que chacun doit pourtant apprendre à le faire. Ainsi Bergson annonce qu’il y a bien une fonction du langage « primitive », au sens de fondamentale : celle « d’établir une communication en vue d’une coopération ». Parler est donc une faculté qui est d’abord liée à la vie en société. La notion de « communication » peut être prise selon deux sens : à la fois elle produit un effet sur un autre en émettant un message (le plus simple étant de faire parvenir une information), et à la fois, étymologiquement elle ramène à l’idée de communauté et à l’action de partager (en latin communicare signifie « Mettre ou avoir en commun ».) Dès lors, et puisqu’il est une faculté propre à l’homme, être social, le langage est d’abord communication. Néanmoins, notons que la conception bergsonienne n’est pas tout à fait conforme à l’idée faite par l’opinion publique. Cette dernière prétend que le langage à pour fin la communication des idées. Or, ce n’est pas ce que soutient Bergson. Lui pense que cette communication permet la coopération, qui serait la véritable fin du langage. En effet, travailler avec les autres implique que chacun ait un rôle défini, et cette division des tâches au sein de la société se fait, d’après le philosophe, à travers la parole, qui permet à ses membres de se comprendre pour que chacun joue son rôle social. C’est aussi en ce sens que l’homme s’invente des moyens pour construire un espace social. Bergson présente deux deux possibilités : celle de donner des ordres ou d’avertir, «  Le langage transmet des ordres ou des avertissements. Il prescrit ou il décrit ». Dans les deux cas, il s’agit de préparer l’action avec les autres : soit la fonction est « industrielle », c’est-à-dire que parler est utilisé pour produire avec d’autres, soit elle est « commerciale », c’est-à-dire que parler permet l’échange de production , soit elle est « militaire », c’est-à-dire que parler permet d’organiser la défense ou l’attaque d’un territoire. En somme, elle est toujours sociale, et tout usage du langage est social : « Les choses que le langage décrit ont été découpées dans le réel par la perception humaine en vue du travail humain. Les propriétés qu'il signale sont les appels de la chose à une activité humaine ». Néanmoins, pour que les membres de la société soient en mesure de communiquer une information entre eux, il semble nécessaire que la parole s’inscrive dans le réel de chacun d’entre eux. Aussi, Bergson apporte ici une nuance : le langage ne décrit pas les choses en elles-mêmes, mais telles qu’elles sont perçues par l’homme. Il parle de « représentation », ce qui en philosophie se rapporte  davantage à l'image que l'on se fait du monde plutôt qu’au monde en soit ; c’est une idée incomplète et provisoire de ce qu'est la vérité sur un objet donné. Ni les mots ni les idées n’ont pour vocation première de nous permettre de nous présenter en vérité les choses. La perception de la réalité que nous offre le langage ne nous donne pas les choses en tant que telles, mais ce qui, dans les choses, s’accorde par exemple à notre travail. Le langage sert à fixer les attributs des choses qui servent à l’action humaine. Un mot désigne une multiplicité de choses, une représentation générale qui se rapporte à tout autant d’actions possibles autour de l’objet référent. Dit autrement, l’idée que l’homme se fait d’une chose provient de l’action humaine. À partir de là, notre esprit a tendance à attribuer la même caractéristique à des choses différentes quand il considère l’action qu’il peut en faire : il « attribuera à des choses diverses la même propriété, se les représentera de la même manière, les groupera enfin sous la même idée, partout où la suggestion du même parti à tirer, de la même action à faire, suscitera le même mot ». Ce n’est donc pas seulement le mot qui est le même pour les mêmes actions, c’est aussi la pensée. La pensée du référent n’est donc pas la simple représentation de la chose, c’est la représentation de ce qu’on peut faire de la chose. Telles sont, d’après Bergson « les origines du mot et de l’idée ». La langue est donc à l’origine une opération qui tient à l’être social de l’homme. Les idées et les mots n’étant rien d’autre que l’expression de l’utilité sociale, ils ne renferment pas de vérité, leurs origines tiennent de la perception humaine et la sociabilité humaine. L’expression langagière s’assure donc que l’individu s’insère correctement dans la société et lui permet d’intégrer son rôle social, ce qui implique que le langage donne au sujet la possibilité de s’apprendre à lui-même ce qu’il veut faire au sein de la société, et donc de communiquer avec lui-même autant qu’à créer du contact avec autrui. Pour ce faire, il semblerait alors que le langage agisse conjointement à la raison, qui permet à l’esprit d’organiser ses relations avec le réel. La raison serait-elle nécessaire au langage ?

D’après les dictionnaires traditionnels, le langage viserai en effet la communication, mais également l’expression de la pensée, une conception notamment défendue par Descartes dans sa « Lettre du 23 novembre 1646 au Marquis de Newcastle » et son Discours de la Méthode (1637). Dans ses œuvres, le philosophe définit le langage comme l'expression de la pensée en le distinguant des comportements non-signifiants qui ne seraient que des réactions du corps. En effet, selon lui, si nous pouvions considérer qu’une machine, ou même un animal, soit en mesure de proférer ce qu’il nomme des « parole », « et même qu'elle en profère quelques-unes à propos des actions corporelles qui causeront quelques changements en ses organes, elle serait incapable de « répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire » (Discours de la Méthode, 5e partie). Descartes défend qu’une telle machine n’agirait  « pas par connaissance », mais seulement par « la disposition de ses organes ». Notons à ce stade, que d’après Descartes l’animal, ou plutôt de la bête (au sens que ce second terme exclu l’homme du groupe qu’il désigne) a un comportement semblable aux mécanismes de la machine, le philosophe parle d’animal-machine. Ainsi, pour tout objet qui agirait selon ce mécanisme, l’incapacité à s’adapter à la particularité des événements résiderait dans le fait qu’il est dépourvu de raison, car « la raison est un instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres ». Or, les seuls organes permettant la « parole » (la langue) ont besoin de plus de dispositions pour répondre aux événements, soit aux choses qui arrivent, aux « actions particulières ». L’accès à autant de dispositions relève de l’impossible pour Descartes : « il est moralement impossible qu'il y en ait assez de divers en une machine, pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie de même façon que notre raison nous fait agir . C’est ce qui différencie l’homme de la bête : un homme tout aussi bête et muet soit-il trouvera toujours un moyen d’exprimer sa pensée à travers des signes, il usera de sa faculté du langage, tandis qu’une bête en sera toujours incapable ». Descartes appuie bien en ce sens sur le fait que ce n’est pas parce que les bêtes sont dépourvues des organes nécessaires à la parole qu’elles sont incapables de langage, le perroquet ou les pies en sont un exemple certain, mais bien, car elles sont dépourvues de raison. C’est cette absence qui rend ces dernières incapables de « proférer des paroles tel que nous » : « ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins le raison que les hommes, mais qu'elles n'en ont point du tout ». Ainsi, la capacité de parler est un indice de la capacité de penser. Le fait que des êtres autres que nous-mêmes sont capables de parler comme nous, nous donne de bonnes raisons de croire qu'ils sont eux aussi des êtres pensants, mais cela demande d’exclure des comportements signifiants tels que la communication animale, marque du dualisme de l'âme et du corps chez les bêtes selon Descartes : « c'est la nature qui agit en eux selon la disposition de leurs organes : ainsi qu'on voit qu'une horloge qui n'est composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures et mesurer le temps plus justement que nous avec toute notre prudence ». Chez l’homme donc, seul être connu capable de langage, bien qu’il n’y ait aucune de nos actions extérieures « qui ne puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n'est pas seulement une machine qui se remue de soi-même » il y a bien cependant une « âme qui a des pensées ». Et afin d’être certain que c’est elle qui s’exprime (« les paroles ») et non quelques « mouvements naturels qui témoignent des passions », il faut donc voir la capacité du sujet à s’exprimer dans diverses circonstances, car, comme il le présente dans sa « Lettre du 23 novembre 1646 au Marquis de Newcastle » : des mouvements passionnels comme des cris de joie ou de tristesse peuvent être enseignés par artifice aux animaux. Il prend l’exemple d’une pie : « si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse, lorsqu'elle la voit arriver, ce ne peut être qu'en faisant que la prolation  de cette parole devienne le mouvement de quelqu'une de ses passions ; à savoir, ce sera un mouvement de l'espérance qu'elle a de manger, si l'on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise, lorsqu'elle l'a dit ; et ainsi toutes les choses qu'on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu'ils les peuvent faire sans aucune pensée. ». Guidée par la gourmandise, et toute autre forme de passion, au sens philosophique du terme, c’est-à-dire les phénomènes dans lesquels la volonté est passive, notamment par rapport aux impulsions du corps, l’animal-machine n’exprime en rien une pensée. Ainsi, la parole, si elle inclut l’emploi concordant de la langue et du langage, grâce à la raison, ne convient qu'à l'homme seul, si les autres animaux «  nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s'ils en avaient ». Donc user de la langue, c’est aussi la raisonner ; et si le langage est à la fois expression de la pensée, il permet aussi de la conscientiser. Il ne se contente pas seulement de l’exprimer, il est au cœur de son processus d'élaboration, en le sens que la pensée avant d'être exprimée par le langage, prend d’abord la forme d’un dialogue intérieur, langage intérieur. Platon parle de « dialogue intérieur et silencieux de l'âme avec elle-même ». Cette pensée individuelle est non seulement la marque de l'humanité de l'homme, ce qui le définit et le distingue des autres êtres vivants, mais aussi et surtout celle qui éclaire nos actions et les lie à des fins. Ainsi, pouvons-nous également établir que le langage est lié par essence à la pensée. Le langage est alors ce par quoi la pensée individuelle s'élabore, et ce par quoi l'identité collective s'entretient. En ce sens, la fonction communicative du langage vise également la communication avec soi-même à travers un dialogue intérieur. Mais le langage ne se contente pas seulement d'exprimer la pensée, il est même au cœur du processus d'élaboration de la pensée : il nous offre de ce fait un pouvoir de réceptivité fondé sur les cinq sens grâce auquel une donnée extérieure nous affecte. En ce sens, le langage ne fait pas que représenter le réel : il agit sur le réel.

La parole permet d’agir sur le réel en tant qu’elle engendre des actes. En parlant avec autrui (fonction sociale du langage) nous modifions sa pensée et parfois son comportement, ce qui se répertorie ensuite plus largement sur l’espace. Par la parole ou le geste, en usant de signes, le langage peut suggérer, commander, instruire, à ce titre, les arrêts de justice, qui peuvent par exemple entraîner l’emprisonnement d’un individu, sont une illustration parlante. Dans cette situation : dire c’est aussi condamner. Dans la plupart des cas, la parole ne se contente pas d’exposer le monde tel qu’il est, de décrire son état et de le laisser tel que. Les études sémiotiques, soit des études systématiques des processus de signes, insistent particulièrement sur le fait qu'il existe un autre type de phrase que la phrase descriptive et référentielle (qui décrit un état du monde). Le sémioticien et philosophe américain Charles Morris explique en ce sens que « Chaque signe linguistique a plusieurs autres usages que celui de communiquer des propositions confirmables ; ils peuvent être utilisés de différentes façons pour contrôler le comportement de soi-même ou des autres utilisateurs du signe par la production de certains interprétants. Les commandements, les questions, les prières, les supplications, et les exhortations sont de cette sorte et dans une large mesure les signes utilisés en littérature, peinture et arts plastiques. ». Morris souligne là l’importante influence que peuvent avoir les signes que nous utilisons sur les consciences, c’est en ce sens que notre que le langage dépasse la simple description et devient actif. De plus, un énoncé s’accompagne souvent d’une action, ce qu’on appelle acte de parole ou de langage. Cette conception d’une parole active rejoint la thèse défendue par John Langshaw Austin, qui critique encore davantage ce qu’il nomme « l’illusion descriptive », c’est-à-dire l’idée que le langage n'aurait qu’une fonction de description du monde, dans son livre Quand dire c’est faire (1991). Il oppose dans un premier temps les énoncés constatifs (liés à une description) et les énoncés performatifs (liés à une action). L’énoncé performatif n’est ni vrai, ni faux ; il est évaluable en termes d’efficacité. Pour qu’un tel énoncé soit efficace, il faut qu’il soit prononcé par une personne détenant une certaine autorité. Ainsi, lorsqu’un hôte dit à ses invités « Bienvenue chez moi », l’énoncé est performatif : il accomplit autant un acte d’accueil et qu’il est efficace s’il est sincère et cohérent avec l’attitude de la personne qui le prononce. Selon Austin nous accomplissons nécessairement un acte lorsque nous parlons. Le philosophe anglais distingue alors deux fonctions au langage. Premièrement, il présente la fonction illocutoire d’un acte de langage, soit le message convoyé par un énoncé au-delà de son sens immédiat, celui que traduit sa fonction locutoire (l’acte de parole est le contenu de l’énoncé lui-même). Elle est la composante d’action de tout énoncé, l’acte accompli par le locuteur, tels une demande, une prière, une promesse ou un ordre. Deuxièmement, il présente la fonction perlocutoire, soit l'effet psychologique que produit la phrase sur le récepteur, par contraste avec l'acte illocutoire. Le langage va se concentrer sur l’action exercée sur le destinataire, par exemple à travers une flatterie ou une insulte. Dans Ce que parler veut dire (1982), le sociologue Bourdieu reprend la théorie austinienne des actes de langage et souligne l’importance de l’autorité de la personne qui s’exprime. Cela explique, selon lui, pourquoi certaines paroles sont plus efficaces que d’autres. En effet, tout le monde ne peut pas déclarer mari et femme des futurs époux, seul un maire est affecté de ce pouvoir. Parfois, pour que dire soit aussi agir, il semble que la parole doive être prononcée par une personne reconnue comme légitime à réaliser l’action. Cette légitimité Bourdieu la nomme « pouvoir symbolique ». D’après lui, ce pouvoir dépend du capital symbolique de la personne (son prestige, sa reconnaissance sociale). Il ne s’exerce pas par la force physique ou la violence, ni par la contrainte, mais à travers le crédit que nous accordons à une personne importante socialement, notamment quand ses fonctions sont reconnues par la société ; c’est le cas par exemple pour les scientifiques, les docteurs, les hommes ou femmes politiques ou les dignitaires religieux. Donc pour qu’un énoncé performatif réussisse, une adéquation entre la fonction sociale du locuteur et le discours qu’il prononce est nécessaire. Le pouvoir performatif des mots est lié au statut de la personne qui les prononce. Le langage, en usant de la langue et en travaillant avec la raison vise alors l’action, à travers sa capacité de communication.

Le langage peut donc participer au développement de la société en y intégrant ses membres, en leur permettant de communiquer ; il permet également un dialogue interne au sujet pensant, car il est inhérent au processus de pensée, et offre des possibilités d’action. Mais le langage est-il capable des mêmes choses selon les signes dont il use ?

II. Le langage est d'autant plus puissant qu'il prend de multiples formes

Quelles différences entre les possibilités permises par les différents systèmes de signes formant les différentes langues ? Le langage oral, celui auquel l’opinion fait le plus souvent référence en premier lieu, est-il plus puissant que le langage écrit ou corporel ? Ces différentes questions vont nous amener à nous pencher plus en détail sur les limites et les spécificités des divers types de langages.

La parole, définie par le linguiste suisse Ferdinand de Saussure dans son Cours de linguistique générale (1916) comme l'aspect concret de l'utilisation de la voix dans une langue particulière, au-delà des différentes fonctions générales du langage, semble l’expression la plus courante du langage, exception faite des personnes qui, atteinte de surdité congénitale ou très précoce, en sont privées. Cela est sans doute dû au fait que cette dernière paraît la plus à même d’exprimer la pensée complexe de l’homme, ainsi que la plus directe. Le choix de nos mots, l’intonation que nous donnerons à leur évocation, semblent exprimer avec la plus grande précision possible nos idées ou nos passions. Des penseurs comme Rousseau et Herder proposent l'idée que le langage prenne ses origines dans l'expression instinctive des émotions, et qu'il ait été, à l'origine, plus proche de la musique et de la poésie que de l'expression logique de la pensée rationnelle, ce qui s’oppose à la pensée de Descartes. En philosophie, la recherche de l'origine linguistique est surtout recherche du fondement. Il ne s'agit pas de repérer l'origine des langues au sens chronologique de commencement dans le temps, car cela relève d’un type d’enquête impossible. Il faut renoncer à l'idée d'une langue originaire à partir de laquelle auraient pu dériver les langues humaines, car dans le temps et dans l'espace, il existe une multiplicité de langues, et les plus anciennes langues connues sont celles qui ont été transmises par l'écriture, ce qui exclut les langues préhistoriques. Il nous est impossible de savoir de façon certaine ce que furent les premières langues, et nous avons constaté que la question de l'origine des langues se confond de toute façon avec celle de l'origine de l'homme, dans la mesure où la où il y a fait humain, il y a fait social et fait linguistique. Dans le cadre de sa réflexion sur l’opposition de la nature et de la culture dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) et dans son Essai sur l’origine des langues (1761), Rousseau interroge à ce titre l'origine des langues. Bien conscient qu’il nous est impossible d’observer un pur état de nature, sans langage, Rousseau s'efforce dans son second discours d'en construire la fiction théorique. Cette démarche lui permet de pointer les difficultés auxquelles l'esprit est confronté pour articuler les liens entre nature et culture, et, dans le cadre de notre étude, de l'homme muet et de l'homme parlant. Toute cette réflexion pose également le problème de l’antécédence causale . En effet, nous l’avons compris, pour penser il faut parler, mais pour parler il faut aussi penser. Toujours dans son second discours, Rousseau écrit :« Si les hommes ont eu besoin de la parole pour apprendre à penser, ils ont eu plus besoin encore de savoir penser pour trouver l'art de la parole ». D’ailleurs, les langues sont des systèmes conventionnels et pour passer des conventions il faut disposer d'une langue, « La parole paraît avoir été fort nécessaire pour établir l'usage de la parole ». Si nous acceptons cela, nous convenons que l'origine présentée par Rousseau n'est pas le surgissement dans le temps, mais davantage « le fondement » du langage, autrement dit ce qui éclaire l'essence ou la nature de quelque chose, la raison permettant d'en rendre compte. L’hypothèse de Rousseau (le philosophe emploie le conditionnel avec une grande précaution dans ses écrits) est alors la suivante : ce n'est ni le besoin ni la raison qui fonde la parole. Ce sont les passions. L'homme parle parce qu'il est un être sensible et passionnel. Cette réflexion formulée dans son Essai sur l'origine des langues, s’appuie sur l’idée selon laquelle « on ne commença pas par raisonner, mais par sentir ». Le philosophe propose une autre origine au langage que celle que lui assigne le rationalisme cartésien, « peut-être faudrait-il raisonner sur l'origine des langues tout autrement qu'on a fait jusqu'ici », et présente la parole comme issue des liens du cœur. Il écrit : «  On prétend que les hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins, cette opinion me parait insoutenable. ». Rousseau entend par là défendre que la parole ne procède pas du besoin, en montrant qu’il y a une logique du besoin, mais que celle-ci est incapable d’éclairer l'essence de la parole. Le rationalisme défend que c'est la nécessité de survivre (d’où le fait que Rousseau parle de nécessités vitales et organiques telles que des « besoins ») qui poussa les hommes à s'associer. Pourtant le rapport social, sous sa forme institutionnalisée, donc comme présenté par Bergson, n'est pas la vérité du rapport humain chez Rousseau. Selon lui les besoins ne peuvent pas être au principe de la parole, car: « L'effet naturel des premiers besoins fut d'écarter les hommes non de les rapprocher » et « Il serait absurde que de la cause qui les écarte devint le moyen qui les unit ». Le besoin engage entre l'homme et l'homme, une forme de mise à distance à ce qui se joue dans la parole. Besoin alimentaire ou besoin sexuel, ces nécessités sont la forme que prend l'affirmation humaine dans sa dimension purement biologique. Aussi, si l'on pouvait fonder les langues sur le besoin, la possibilité d'articuler l'anthropologique sur le biologique serait établie. Il n'y aurait pas de rupture entre les deux ordres ; mais alors, les animaux partageant les mêmes besoins que les hommes, il faudrait comprendre pourquoi l'homme est le seul animal qui parle ou admettre qu'il y a un langage animal, hypothèse que Descartes nous a permis de contrer. Ainsi, les besoins peuvent en effet engager certaines formes de communication comme on le voit dans le monde animal, mais cela n'autorise pas à conclure que toute communication est d'essence langagière. Rousseau le précise en soulignant que « les besoins dictent des gestes », mais que seul le langage fait accéder à la parole (« Les fruits ne se dérobent point à nos mains ; on peut s’en nourrir sans parler »). Mais alors, quelle peut-être l’origine du langage parlé? Selon le philosophe elle repose sur d’autres formes de « besoins », «  Des besoins moraux des passions. ». Il écrit « Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n'est ni la faim, ni la soif, mais l'amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arrache les premières voix. [..] on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître : mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accents, des crie, des plaintes. Voilà les plus anciens mots inventés et voilà pourquoi les premières langues furent chantantes et passionnées avant d'être simples et méthodiques ». La pensée rousseauiste nous permet d’établir une distinction claire entre le geste, le signe, la langue et la parole, le langage. Alors que le besoin noue un rapport physique de sujet à objet, la parole met en présence deux sujets. Elle implique une relation d'ordre spirituel et moral, comme elle exprime l’âme et conscientise la pensée chez Descartes, puis la reconnaissance de l'autre comme un être semblable, c’est ce que la philosophie appelle l'expérience de notre intersubjectivité. De nouveau, si la parole était guidée par le besoin, l’autre ne représenterait qu’un rival potentiel, un concurrent risquant de nous priver de notre bien. Et même lorsque le besoin est la cause ponctuelle de regroupements humains, il engendre des rapports utilitaires où l'autre n'est qu'un moyen dans un processus ne faisant jamais sortir le sujet de lui-même. S'il s'agit de déclencher une action, le geste, au sens de simple mouvement extérieur du corps, parle immédiatement aux yeux, mais demeure insuffisant pour dévoiler une intériorité. Or, au contact les uns des autres, des émotions et des pensées s'éveillent, trop complexe pour que le geste seul puisse les exprimer. La parole, la voix ne s'adresse pas à l'œil qui, par nature, chosifie ce qui s'offre à lui, mais à l’âme, à la raison, à la pensée de l’interlocuteur. Elle franchit les obstacles qui arrêtent le regard, et s'insinue en celui qu'elle atteint. Ainsi le langage permet de communiquer avec l'autre, et la parole permet la rencontre de l'homme avec l'homme dans ce qui fait leur humanité, humanité qui ne se définit, pour Rousseau, ni par le besoin, ni par la raison, mais par ce qui tend à la sensibilité. Ajoutons que pour le philosophe, la sensibilité n'est pas seulement ce qui nous rend perméables à la présence d'autrui et à celle de la nature, c’est aussi elle qui renferme les sentiments moraux, l'espérance religieuse et politique. Lorsque la parole est désolidarisée de cette source, elle est désertée par le sens, dénaturation que Rousseau critique par ailleurs vivement dans l’ensemble de son œuvre. En somme, si nous n'étions qu'un être de besoin, la parole serait inutile. Un code de gestes suffirait à notre entreprise. Mais bien que nous soyons originairement des êtres de raison : cette dernière requiert des apprentissages, en particulier linguistiques, pour se développer. On ne peut donc prendre l'effet pour la cause et penser comme originaire une langue qui n'est que le produit d'une longue évolution. Le développement de la raison est dans le prolongement du besoin et une parole rationalisée et sociale. La parole authentique, chez Rousseau, est le fruit de la sensibilité humaine, qui exige de l’homme qu’il parle le monde pour extérioriser sa vie intérieure, et qu’il parle à l'autre pour célébrer leur commune nature. Cette hypothèse de Rousseau nous permet donc de penser que la parole prend en considération l’intériorité et l’extériorité, le soi et l’autre, l’individuel et le collectif. Son origine est donc aussi sensible, que sociale.

Mais quelle différence alors avec le langage écrit ? Tout d’abord, l’oral et l’écrit sont deux systèmes de communication différents. Selon le linguiste américain Wallace L. Chafe, tel qu’il le présente dans son article «L'évidentialité dans la conversation anglaise et l'écriture académique » (1986) l’oral est caractérisé par la fragmentation de sa structure et par sa capacité à impliquer l’audience, alors que l’écrit est caractérisé par sa structure intégrée et par son détachement face à l’audience. De même, le code oral et le code écrit sont tous deux utilisés de différentes manières et dans des buts différents. Déjà, pour ce qui est du support de la communication, le langage oral dépend du canal auditif (rythme, tempo, intonation, pauses), alors que le langage écrit dépend du canal visuel (mise en page, ponctuation, typographie). Pour cette raison, il reste en réalité difficile d’isoler les caractéristiques différenciant les deux formes de langages. Cependant, nous pouvons mettre en avant quelques distinctions marquantes. Tout d’abord, l’oral possède un caractère immédiat et éphémère tandis que l’écrit, possède un caractère permanent. Les écrivains ont le temps de rédiger lentement et de peser chacun de leurs mots. Ils peuvent relire et corriger leurs textes à leur guise et ne présenter que le produit fini au destinataire, là où le seul moyen de correction de l’oralité reste la reformulation. De plus, les différentes contraintes qui régissent à présent les productions orales et écrites ont conduit l’opinion publique à attribuer à l’oral un caractère informel (faux départs, hésitations), et à l’écrit un caractère formel (dû principalement à cette planification préalable du texte). Ajoutons à cela l’importance du contexte. En effet, l’oral est employé dans le cadre de situations interactives, car le langage oral implique la présence du destinataire. En face à face, le locuteur peut alors recevoir directement les impressions, le retour, de son interlocuteur. Le langage écrit cependant se pratique en l’absence d’une quelconque audience. Pour ce qui est du sens, ce dernier est communiqué de manière plus implicite à l’oral, à l’aide de paralangages (gestes, expressions du visage, intonations). Il est contextualisé. A l’écrit par contre, le sens doit être exprimé de manière explicite, par le biais du lexique et de la syntaxe. Par exemple : si un individu souhaite être sarcastique, il pourra rire pour montrer à son interlocuteur qu’il ne prend pas au sérieux ses paroles, tandis qu’à l’écrit il devra le spécifier plus ou moins directement par une phrase. Puisqu’il ne peut pas se permettre de dépendre du contexte temporel, spatial et situationnel, l’écrit nécessite une décontextualisation de l’information, qui passe par des relations logiques établies dans le texte. Enfin, tel que le formule Sandrine Piaget de l’Université de Neuchâtel : le langage oral communique un sens interpersonnel, alors que la langue écrite a pour but de communiquer un sens logique et informationnel. L’orateur s’adressera en effet généralement à un individu particulier avec un but précis, tel qu’influencer son interlocuteur ou maintenir la relation, ce qu’on nomme fonction conative. En ce sens, la fonction conative domine la fonction logique du message, ce qui n’est pas aussi marqué pour le langage écrit. Puisqu’il écrit isolé, l’auteur sera moins marqué par la fonction sociale du langage et va donc se concentrer sur l’aspect logique de son message. Ainsi, l’oral est plus rapide que l’écrit, et plus lent que la lecture; le premier se déroule en interaction tandis que le second a lieu en isolation sociale. C’est en ce sens que Chafe oppose l’intégration et la fragmentation des deux langages, ainsi que leur implication et leur détachement. L’intérêt du linguiste pour l’intégration et la fragmentation porte sur la façon dont le langage, oral ou écrit, forme un tout cohérent : mais là où le langage écrit sera dense et intégré (au sens où l’auteur a le temps de rassembler plusieurs idées en un tout plus complexe), le langage oral restera relâché et fragmenté. Pour ce qui est de l’implication et du détachement, la réflexion du linguiste porte sur les participants à ces deux formes de langages et sur leur position respective par rapport aux autres participants et par rapport au message transmis. Chafe constate que les locuteurs manifestent plus d’engagement face à eux-mêmes (par exemple, avec des marqueurs du type: « je veux dire , je pense »), face aux autres (des apostrophes : « tu comprends, tu vois »), et face au sujet traité (exagérations, vocabulaire très expressif) à l’oral. Cela vise à impliquer l’audience. A l’écrit, puisque ceux qui écrivent les textes le font isolés de leur audience, dans l’espace comme dans le temps, le détachement est plus important : cela se traduit par de nombreuses nominalisations, l’emploi du passif, de sujets inanimés, etc. Néanmoins, le langage évoluant sans cesse avec ceux qui le pratiquent, cette distinction demeure évolutive et il est important de noter que ce clivage n’est pas toujours aussi marqué, bien que le modèle de la conversation et des textes académiques restent représentants d’une régularité. Aussi, l’oral peut aujourd’hui présenter des caractéristiques de l’écrit en prenant la forme d’un discours très intégré comme l’écrit peut présenter des caractéristiques de l’oral, comme le ferait par exemple une lettre personnelle.

Mais si le langage oral et le langage écrit semblent plus précis dans ce qu’ils permettent d’exprimer le fond de notre pensée, beaucoup les considère en réalité encore trop pauvres. De manière générale : le langage demeure incapable de traduire, comme il le prétend, la pensée et la réalité dans toutes leurs richesses. En ce sens, il semble que sa capacité d’expression de la pensée soit elle aussi limitée. Selon Bergson le langage simplifie et appauvrit le monde : il écrit « le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu'il y a de stable, de commun et par conséquent d'impersonnel dans les impressions de l'humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. » Le langage parce qu’il se veut universel sans pour autant parvenir à le devenir est traître du vécu et de la réalité, et par extension, de la pensée. Par la généralité des mots ou des concepts, leur polysémie, leur stabilité ou immobilisme, le verbe peine à traduire fidèlement de réalités mouvantes telles que nos états de conscience, la nature humaine et même la nature physique. L’oral et l’écrit nécessitent les gestes, la bonne expression du langage nécessite l’aide des paralangages. Freud écrivait dans ce sens, dans L’intérêt de la psychanalyse (1913) : « par langage on ne doit pas comprendre simplement l’expression des pensées en mot, mais aussi le langage des gestes et toutes formes d’expression de l’activité psychique ». Ainsi, le regard, la démarche, les grimaces, les sensations et d’autres mouvements intérieurs et extérieurs du corps viennent suppléer le langage. Ils forment ensemble un nouveau système de signes, une langue corporelle. Nous pourrions bien sûr confondre cette langue avec la « langue des signes, », utilisée pour communiquer avec les personnes sourdes, mais en réalité cette dernière correspond davantage aux systèmes linguistiques parlés qu’à cette autre langue du corps qui nous intéresse. La langue des signes associe une position ou un mouvement de la main à un mot, elle n’est donc, en ce sens, qu’une extension du langage parlé que nous avons précédemment décrit. Dans notre étude, le langage corporel se rapporte à un usage des signes du corps, tandis que la langue des signes reste un ensemble de signes, bien qu’il s’agisse de gestes, elle ne se rapporte pas à un emploi. L’expression par le langage corporel est toute autre : c’est le corps qui montre et qui est montré. D’après la psychanalyse : c’est à sa surface que se révèlent certaines vérités de l’homme qui l’habite. Le symptôme freudien, ce phénomène subjectif qui constitue non pas le signe d'une maladie, mais l'expression d'un conflit inconscient, est à la fois porté par le corps et par le langage. Cette « parole » passe alors par des organes, des traces incorporées, elle est toujours déterminée. En ce sens, penser le langage nous amène à penser le corps ; corps duquel le langage émerge et sur quoi la parole aura des effets de rétroaction. Dans le cadre de ses Études sur l’hystérie (1895) et de son travail avec le cas Elizabeth, Freud souhaite prouver l’existence de ce langage corporel. Elizabeth fait partie des nombreuses femmes, accueillies dans le cabinet privé de Vienne de Freud dès 1886, où le psychanalyste pratiquait la méthode cathartique (en libérant les souvenirs traumatisants de ses patients) sous hypnose, puis la méthode de la parole constante pour éliminer le moindre fragment hystérique douloureux. Suite à ces séances, Freud raconte constater chez sa patiente de nombreux symptômes de l’hystérie, qu’il définit comme étant « le retour à l'état psychique que le malade a vécu par le passé, un souvenir traumatisant oublié qui se traduit par une quelconque angoisse ». Cette maladie était selon lui le produit d'un traumatisme d'ordre sexuel, érotique ou amoureux subi, à un moment donné, de manière passive. La maladie se manifeste par l’inconscient de la patiente : celle-ci ressent de nombreuses douleurs sans parvenir à les expliquer verbalement, c’est son corps qui va « prendre la parole » pour elle. Elizabeth, brûlante d’un désir qu’elle savait vain pour l’époux de sa sœur, ressentait alors de vives douleurs à l’occasion de ses rencontres avec lui. Le corps use donc de signes, d’une certaine langue, pour exprimer le mal qui ronge l’âme de la patiente. Il montre des symptômes inconscients d’Elizabeth. Notons que ce langage représente, mais aussi qu’il transforme le corps d’un sujet, puisque c’est lui qui provoque des douleurs à Elizabeth en présence de son beau-frère. Il réprime son désir autant qu’il l’exprime. Le langage corporel donne à voir l’assouplissement de du désir irréalisable d’Élizabeth. Ainsi, si le langage oral et écrit vise avant tout l’expression de la pensée raisonnée de chacun, donc consciente, celui du corps exprime une partie de nous-mêmes, ou plus exactement une zone de notre esprit où sont stockés une foule de souvenirs, de fantasmes, de désirs inavouables, que nous ne pouvons pas atteindre, car une résistance en nous s'y oppose : l’inconscient. Bien sûr, ce lieu psychique peut également se révéler verbalement, Freud prend pour illustrer cela l’exemple du lapsus. Cette erreur verbale, écrite ou mémorielle apparaît aussi comme une manifestation inconsciente pour le psychanalyste. Il se présente selon différentes formes, comme il le développe dans son livre Psychopathologie de la vie quotidienne (1901), tel que lapsus linguae, commis en parlant, le lapsus calami (ou scriptae), commis en écrivant, le lapsus  lectionis, qui se commet en lisant ou le lapsus memoriae, qui se caractérise par un trou ou une modification de la mémoire. Si dans la philosophie freudienne des pensées ou des croyances inacceptables sont réprimés par notre conscience, les lapsus sont la libération éveillée de ces contenus latents (et le rêve son pendant chez le patient endormi), tout comme langage corporel. Ainsi, le langage est ouvert et créatif, car il permet aux humains de produire une vaste gamme d'énoncés servant à l’expression de sa pensée complexe, à partir d'un ensemble fini d'éléments. Cela est rendu possible par le fait que le langage humain est basé sur un double code : le linguiste français André Martinet parle d’une double articulation du langage, « la première articulation est la façon dont s'ordonne l'expérience commune à tous les membres d'une communauté linguistique déterminée », la deuxième articulation étant la « forme vocale », et peut être analysé comme « une succession d'unités » phoniques. Mais il existe aussi un langage corporel, inconscient, qui exprime tout autant le fond de la pensée humaine, de manière beaucoup moins explicite et contrôlée, mais tout aussi significative.

Le langage, de par le fait qu’il use d’une multiplicité de signes très différents, détient une grande puissance d’expression. Il est capable d’exprimer les émotions et la pensée de l’homme de façon articulée, et de s’adapter à diverses situations. Mais si le langage « peut » autant, cela ne le rend-il pas également responsable de ses nombreuses capacités ? Les hommes peuvent-ils user de son influence, de son pouvoir, en toute légitimité ? Est-ce parce que le langage a la possibilité de faire quelque chose qu’il a pour autant le droit de le faire ?

III. Le pouvoir du langage s'arrête cependant au droit moral

En s’interrogeant sur ce que pouvait le langage, nous avons essentiellement travaillé la notion de pouvoir au sens de puissance, de capacité de faire. Nous l’avons vu : le langage est une faculté qui produit des effets, sur soi, sur autrui, individuellement ou collectivement. Mais en se demandant « que peut le langage ? », n’est-il pas également question de droit ? De légitimité à agir ? Au regard de l’influence du langage sur les sociétés, ne devrions-nous pas nous interroger sur la notion de pouvoir comme « capacité légale », comme « permission » ou « autorisation du langage à » ? Par ailleurs, lorsque l’on pose une question en français, ne dit-on pas « y pouvoir quelque chose » pour signifier « être responsable de quelque chose » ?

Dans son Introduction à la psychanalyse (1916) , Sigmund Freud écrivait : « Les mots faisaient primitivement partie de la magie, et de nos jours encore le mot garde beaucoup de sa puissance de jadis. Avec des mots, un homme peut rendre son semblable heureux ou le pousser au désespoir, et c'est à l'aide de mots que le maître transmet son savoir à ses élèves, qu'un auditeur entraîne ses auditeurs et détermine leurs jugements et décisions. Les mots provoquent des émotions et constituent pour les hommes le moyen général de s'influencer réciproquement ». Cette citation nous permet de prendre en compte un nouvel emploi du langage : s’il est lié à la sensibilité de celui qui en use, il permet aussi d’agir sur la sensibilité du destinataire. Or, si le langage possède de nombreux pouvoirs au sens de forces, n’est-il pas également responsable de son autorité ? L’idée d’une corrélation entre le pouvoir et la responsabilité, d’abord issue d’un verset de biblique de Saint-Luc (12:48) « De quiconque a reçu beaucoup, on demandera beaucoup; et à celui à qui on a beaucoup confié, on en demandera beaucoup plus. », est aujourd’hui devenue un adage populaire « un grand pouvoir implique de responsabilité. » ; elle semble disposée ici. En effet, si le langage permet l’influence d’autrui par sa fonction conative, comment préserver la société des manipulations égoïstes, visant des fins économiques, ou politiques ? Les exemples dans les stratégies marketing, publicitaires, visant l’amadouement du consommateur pour le rendre plus dépendant d'un produit, lui donner l'impression qu'il a besoin de se le procurer, à travers un certain usage de la langue, ne manquent pas. De même, le populisme de certains partis politiques n’est-il pas le témoignage d’un usage intéressé et dangereux du langage, lui qui visait pourtant le bon développement de la société ? La garantie de pouvoir agir sans qu’on ne restreigne les agissements du langage nécessite d’être remise en cause . Certes, la parole sert à la société, au sens qu’elle œuvre à son développement, car elle permet par exemple l’enseignement et l’éducation, mais on peut également user de la langue à des fins plus égoïstes : pour persuader et ainsi remporter un débat, ou encore pour manipuler les foules. Le philosophe romain Cicéron disait d’ailleurs de tout grand orateur qu’il devait remplir trois fonctions à travers un discours : instruire, plaire, émouvoir (docere, delectare, movere). Cela, il le défendait dans le cadre de sa pratique de la rhétorique, soit la technique, l’art (tékhnê en grec ancien ) du discours pour influer sur les esprits. La rhétorique traditionnelle comportait cinq parties : l’inventio (l’invention ; soit l’art de trouver des arguments et des procédés pour convaincre), la dispositio (la disposition ; soit l’art d’exposer des arguments de manière ordonnée et efficace), l’elocutio (l’élocution ; soit l’art de trouver des mots qui mettent en valeur les arguments), l’actio (la diction, les gestes de l’orateur) et la memoria (les procédés pour mémoriser le discours). Notons que la définition de cette pratique, avant tout orale, exerce une tension entre deux conceptions antagonistes. Elle est à la fois considérée comme art de la persuasion et comme art de l'éloquence. La persuasion est la fin de la rhétorique défendue par les sophistes grecs, comme Gorgias. C’est une conception héritée d'Aristote qui définit la rhétorique comme « la faculté de considérer, pour chaque question, ce qui peut être propre à persuader ». La définition stoïcienne, telle que défendue par Cicéron, pense elle la rhétorique davantage comme l'art de bien discourir (bene dicendi scientia pour les Romains). Elle requiert une bonne moralité et se rapproche en cela d'une représentation de la sagesse. Selon Platon, notamment dans le Gorgias, ce savoir-faire rhétorique est flatterie et une contrefaçon de l’art politique. Il se divise en deux parties : la sophistique et la rhétorique. Le sophiste exerce sa tékhnê en matière de législation : il cherche à faire voter des lois qui avantagent son intérêt particulier ou celui de ses clients. La rhétorique s’exerce, elle, au tribunal : elle ne vise pas à changer la loi, mais à ruser avec elle pour éviter d’être condamné pour une offense ou cherche à faire condamner autrui. Au tribunal ou en politique, en matière de sophistique ou de rhétorique, il ne s’agit jamais de faire des démonstrations rationnelles, de chercher la vérité ou la justice, mais plutôt d’utiliser la suggestion de masse, l’appel aux émotions pour servir ses intérêts égoïstes. Par exemple : le rhéteur flattera les préjugés de la foule ou cherchera à lui faire peur. Platon défend que la rhétorique ne s’adresse pas à la raison, mais aux passions et, sous son emprise, la foule peut commettre les pires actions, même les plus irrationnelles. En ce sens, il s’oppose aux passions de la pensée rousseauiste. Le philosophe antique craignait la généralisation du mode de vie rhétorique, opposé au mode de vie philosophique, lui orienté vers la recherche rationnelle du Bien et du Juste. Or, la rhétorique désignant une grande maîtrise du langage, ne peut-on pas, au regard de la pensée platocienne, nous inquiéter du pouvoir écrasant du langage sur les foules ? Son autorité est indéniable. Mais parce qu’il a autorité, et s’il veut répondre véritablement à sa fonction sociale, le langage doit répondre (respondere) civilement des torts et dommages qu’il peut causer à autrui. Pénalement, si l’on parle de responsabilité, il s’agit de l’obligation de répondre de ses actes délictueux en subissant une sanction prévue par la loi. D’après le Principe responsabilité (1979) et la pensée de Hans Jonas, la question de la responsabilité s’étendrait même à la prise en compte des effets de l’action sur les générations futures. À ce titre, nous pourrions par exemple condamner le pouvoir langagier pour son utilisation lors de la propagande populiste nazie durant la Seconde Guerre mondiale. Mais de là une autre question se pose : comment condamner un usage ? Car c’est bien un certain usage de la langue, identifié certes, mais désincarné, qui engendre des tensions, des situations malheureuses, voir des drames. Nous l’avons compris, le langage détient sa force par essence, cette dernière ne lui a été conférée par personne ; aussi nul ne peut être directement tenu responsable du mauvais emploi de son pouvoir. Comment alors réguler le langage, faculté désincarnée n’ayant obtenu sa puissance par aucune entité physique ?

Nous ne pouvons pas désigner comme responsable l’humanité tout entière, comme nous ne pouvons pas condamner le langage, en ce sens qu’il est inné chez l’homme et essentiel au développement de sa raison. Cependant, il semble nécessaire de préserver la société des travers de certains hommes et surtout de veiller à ce que ces derniers n’influencent pas injustement leurs homologues. Pour ce faire, la première instance régulatrice qui semble idéale est la loi juridique. Cette dernière instaure des règles de fonctionnement obligatoires et générales qui s'imposent aux entités qu'elle vise. Elle cherche la régularité, et normalise en s’imposant individuellement et collectivement à l’homme. A ce titre pourtant , le seul article qui entre dans le cadre de notre réflexion est l'article 10 de la Cour européenne des droits de l'homme, qui stipule que « Toute personne a droit à la liberté d'expression ». Ce droit se définit comme comprenant « la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. » Cette législation trouble nous volonté de réguler le langage, car c’est bien de lui dont il est question ici puisqu’on parle d’expression. Par les mots de ces articles, sa liberté juridique semble totale, bien que la suite stipule qu’il « n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations ». La loi, tel que nous la pratiquons en France, concède donc une grande liberté au langage, et les limitations que celui-ci encourt ne se font qu’au cas par cas, de façon différée selon les structures ou les états concernés. Ainsi, le langage est en droit d’user de son pouvoir librement conformément à la législation et à des normes particulières. Pourtant, notre volonté bonne fait que nous ne pouvons accepter que l’action du langage soit jugée de façon subjective. S’il paraît nécessaire de correctement saisir la singularité des mauvais usages de langue afin de les responsabiliser, c’est cependant le rôle d’une même règle, universelle, de le faire, car l’humanité n’usant pas collectivement de la même langue, sa pratique est fondamentalement la même. L’instance régulatrice que nous recherchons nécessite d’être hors des droits des hommes. Elle doit être une entité non-physique, afin qu’elle réponde au caractère désincarné de la faculté de langage. Finalement, de quelle façon savoir si un certain usage de la langue est légitime?

Le « droit à » en tant que légitimité nécessite de se conformer, selon Kant, à la morale. D’après son travail philosophique sur les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), la responsabilité de l’agent s’adresse à la fois à sa conscience et à l’humanité tout entière. Le penseur allemand dépeint pour ce faire la morale de la raison et de sa capacité à élever la maxime de l’action à l’universel en remontant à l'origine a priori (hors de l'expérience) du fondement de la morale. Dans un premier temps, et dans le cadre de notre intérêt pour la notion de « droit » (en tant qu’ensemble de règles et légitimité), Kant nous permet de distinguer deux choses : le fait d’agir conformément au devoir et au fait d’agir par devoir. Il prend comme exemple un commerçant qui sert loyalement ses clients ; s’il les volait, il se retrouverait en prison et perdrait son commerce. Celui-ci agit conformément au devoir, mais ses motivations sont celles de l'intérêt, et non du devoir. Ce type d'action se range donc dans celui de la légalité, et non de la moralité. La moralité, elle, désigne une action faite en voulant accomplir son devoir : « Une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but qui doit être atteint par elle, mais de la maxime d'après laquelle elle est décidée ». Le formalisme de la morale kantienne renvoie à l'idée qu'il suffise qu'on applique une règle pour être sûr de la moralité d’un acte, celle de l'universalité. Il suffit en réalité de se poser la question suivante : puis-je universaliser la maxime de mon action. Ainsi, si je me demande si le mensonge est moral, la question que je dois me poser est « mentir peut-il être érigé en valeur universelle ? ». En l’occurrence, la réponse est non, car si le mensonge était pratiqué par tous, la vérité perdrait toute valeur, et alors il deviendrait inutile de mentir. Cette maxime nous permet donc d’établir la légitimité d’action du langage selon certaines pratiques. Il ne s’agit pas de se demander si le langage en lui-même peut être universalisé, car cela ne ferait pas sens (le langage étant une faculté inhérente à l’homme), mais plutôt de se demander si par exemple la manipulation des émotions d’un auditoire par la parole peut-elle être érigée en valeur universelle ? , ce qui n’est pas le cas. En pratiquant ce test, nous serions enfin en mesure de savoir dans quelle situation le langage est en droit ou non d’agir conformément à loi donnée par l’impératif catégorique kantien. Cet impératif est le seul qui pose une action comme nécessaire et inconditionnelle, indépendamment de la fin à atteindre : l’universalité de la morale, car selon Kant : « La moralité est l'idée de la volonté de tout être raisonnable conçue comme volonté instituant une législation universelle ».

Conclusion

Finalement, le langage est capable de nombreuses choses : il permet à l’homme de communiquer, de s’intégrer socialement, d’exprimer ses pensées aussi bien que de prendre conscience du processus de pensée lui-même, et d’agir. Sensible et raisonnée, sa double articulation, dans laquelle des éléments tels que des sons, des lettres ou des gestes, peuvent être combinés pour former de nouvelles unités de sens comme des mots et des phrases, lui confère un important pouvoir d’influence sur autrui.

Mais avoir l'autorité, la puissance de faire quelque chose, ne signifie pas pour autant en avoir le droit. Si le langage a la capacité légale (en France) d’être employé librement, la légitimité de certains de ses emplois peut être remise en question par la seule instance régulatrice qui dépasse le droit humain : la morale. Le langage « peut » légitimement en tant que son emploi demeure moral, selon le principe catégorique kantien.