Peut-on avoir peur de la nature ?

Copie réalisée durant un concours blanc (prépa science po). Note obtenue : 16/20 (meilleure note de la prépa).

Dernière mise à jour : 06/06/2022 • Proposé par: lionhz (élève)

Qu’y a-t-il de plus effrayant que le spectacle d'une nature déchaînée ? Catastrophes, chaos climatique et menaces d'épidémies se bousculent à la une des journaux, réveillant nos peurs les plus primaires. À la fois puissance d’engendrement et totalité des réalités qui existent indépendamment des hommes, la nature nous dépasse et nous rappelle, parfois, à quel point nous sommes fragiles. Face à elle, la peur, émotion inconfortable d'effroi que l'on ressent en présence d'un péril, est une précieuse alliée. Elle nous pousse à fuir le danger ou à se préparer pour l'affronter du mieux possible. Le sujet renvoie à la question de savoir si nous avons la capacité réelle, si nous avons le droit, la légitimité d’avoir peur de la nature.

Nous avons évidemment la capacité d’avoir peur de la nature : les arachnophobes en sont la preuve formelle. Mais est-il légitime d'avoir peur de la nature ? La peur peut court-circuiter la raison et se nourrir des illusions de l'imagination, amplifiant et déformant à l’excès l'objet qui la cause : pour l’arachnophobe, toutes les araignées même les plus inoffensives et insignifiantes sont terrifiantes et méritent d'être tuées… Spontanée et irréfléchie, la peur peut nous faire perdre toute lucidité, allant jusqu'à provoquer des réactions irrationnelles.

Dès lors, comment pourrait-il être possible d'avoir peur de la nature si cette peur est le fruit de nos illusions et d'une raison défaillante ? Après avoir envisagé les raisons pour lesquelles il est possible, mais nullement légitime d'avoir peur de la nature , nous verrons en quoi il n'est pas davantage conforme à la raison de ne pas avoir peur de celle-ci. Peut-on, dès lors, considérer, dans un dernier moment, une forme de peur de la nature qui pourrait se hisser au niveau des exigences de la raison ?

I. Il n'est pas légitime d'avoir peur de la nature

Tout d’abord, la peur de la nature n’est pas légitime. En effet, il n’y a pas de raison objective pour avoir peur de la nature. Notre fascination pour les catastrophes nous pousse à imaginer la nature comme une puissance hostile à l'homme. Une telle représentation reflète-t-elle, cependant, la réalité ? Aussi médiatique et spectaculaire soit elle, une catastrophe est souvent exceptionnelle : c'est un dérèglement momentané et ponctuel d'une nature qui, la plupart du temps, semble ordonnée et harmonieuse. C'est d'ailleurs ce qu'indique la définition de la nature, qui est à la fois une puissance d'engendrement et le résultat harmonieux de cette puissance (la totalité ordonnée des êtres naturels). Ne dit-on pas que : « la nature est bien faite » ? Prenons le cas de la maladie : c'est une crise corporelle qui dérègle ponctuellement l'harmonie du corps et qui se résout, la plupart du temps, d'elle-même. Comme le dit le proverbe inspiré d’Hippocrate, le père de la médecine, « le médecin soigne, mais c'est la nature qui guérit. ». L’art médical consiste à être l'écoute du médecin intérieur qu'est la nature, en favorisant et en stimulant le mouvement naturel d’autoguérison à l'œuvre dans le corps. Ainsi, nous ne pouvons pas avoir peur de la nature.

C'est donc moins du côté de la nature que de sa représentation qu'il faut se tourner pour comprendre pourquoi nous pouvons en avoir peur. C'est parce que nous avons horreur du risque et que nous désirons maîtriser le monde que nos réactions face à certains phénomènes naturels imprévus sont excessives. Selon Heidegger, la technique est devenue si importante à notre époque qu'elle a changé notre manière de voir la nature et d'agir face à elle. Au lieu de l’accueillir et de la contempler dans ce qu'elle peut avoir de spontané, voire de sauvage, nous l'instrumentalisons comme un vulgaire outil. Rien ne nous est plus insupportable qu'une nature qui nous échappe et nous menace ; c'est pourquoi, en représailles, nous l’étouffons et la défigurons par nos dispositifs techniques. La peur qu'on en a, débouche ainsi sur des comportements irrationnels d'exploitation et de destruction. En ce sens, ce n'est pas la nature elle-même, mais la peur de la nature qu’il serait légitime de craindre.

De plus, il semblerait plus raisonnable de connaître la nature et de s’en inspirer plutôt que chercher à la dominer outrageusement parce qu'on en a peur. En connaissant la nature, les hommes s'en font une représentation objective qui dissipe leurs craintes et les conduit à l'apprécier pour ce qu'elle est, au lieu de la redouter et parce qu'elle ne s'accorde pas à leurs désirs. Tel est le pari d’Épicure qui nous enseigne qu'il faut connaître la nature pour ne plus la craindre et la prendre comme modèle pour nos comportements. Établis dans un jardin de la périphérie d'Athènes, les épicuriens cherchaient à « vivre selon la nature » en apprenant à se contenter de ce qu'elle leur offrait pour satisfaire leurs désirs naturels et en chassant de leur esprit de la peur de la mort, phénomène naturel par excellence.

Puisque la peur de la nature n'est ni fondée sur des raisons objectives ni utiles sur un plan pratique, il est tentant d'en déduire qu'il faudrait l'abolir. Mais ne risque-t-on pas de commettre alors une erreur ?

II. Pour autant l’absence totale de peur n’est pas raisonnable

L’absence totale de peur est possible, mais n’est pas raisonnable. Sur un plan vital, la peur joue un rôle important : elle est une émotion qui signale à l'organisme la présence d'un danger et lui permet, ainsi, de l'éviter. Un individu qui n’éprouverait jamais de peur ne serait-il pas, par conséquent, plus enclin à prendre des risques inconsidérés et mettre son existence en péril ? À ce titre, proscrire toute forme de peur à l'égard de la nature peut relever d'une naïveté préjudiciable, comme le montre le film Into the Wild. Le héros, Christopher, est un jeune étudiant américain fraîchement diplômé qui décide de tourner le dos au confort de la civilisation pour partir à la conquête de la nature sauvage, en Alaska. Alors qu'il désirait se sentir pleinement vivant et heureux en trouvant refuge dans la nature, il finit pris au piège de son environnement et meurt empoisonné par une plante toxique.

La nature n'est peut-être pas si harmonieuse et ordonnée qu'on pourrait le croire, elle est aussi une puissance de destruction : il serait donc possible d’en avoir peur. Reprenons le cas des catastrophes : toutes ne sont pas des événements soudains et spectaculaires. Certaines progressent longuement et de manière discrète, comme le montre la disparition des espèces ou des longues maladies. Et si la nature relevait essentiellement du désordre et du déséquilibre, et non de l’harmonie ? C'est ce que suggère, par exemple, Lucrèce dans son poème philosophique de la nature, lorsqu'il parle des rochers qui s'effritent, des espèces qui disparaissent et des terres qui cessent d'être fertiles : notre monde naturel ne cesse de mourir étant de manière irréversible à la dislocation. Sa cohérence apparente n'est qu'un ralentissement momentané d'une tendance plus générale au désordre. Ne pouvons-nous pas avoir, alors, de bonnes raisons d'avoir peur de ce dérèglement inévitable de la nature ?

La peur n'est pas qu'un délire de l'imagination puisqu'elle joue aussi un rôle positif dans la survie de notre humanité face aux forces de la nature : nous pouvons avoir peur de la nature et il est même raisonnable d’en avoir peur. En effet, cette peur pousse les hommes à s'entraider pour produire et maintenir leurs conditions d'existence contre la nature qui les menace. Selon Freud, dans Malaise dans la culture, la nature est l'ennemi commun de tous les hommes ; et c'est justement parce qu'ils sont démunis et apeurés face à elle qu'ils se sont réunis et ont développé des civilisations. Toute production culturelle est une réponse apportée à l’hostilité de la nature : par exemple, un igloo et une chambre d'hôtel constituent, tous deux, des abris pour protéger les hommes durant leur sommeil. Loin d'être un obstacle à l'action ou de conduire à des comportements irrationnels, la peur peut aussi s'avérer féconde et pousser les hommes à anticiper les dangers et améliorer leur existence.

Nous nous trouvons donc face à un cercle : d'un côté, la peur de la nature est possible, mais semble aller contre la raison ; de l'autre, l'absence de peur est possible, mais tout aussi déraisonnable. Comment s'en sortir ? Peut-on envisager une forme de peur compatible avec la raison ?

III. Une peur raisonnée renouvelle notre rapport à la nature

Une peur raisonnée renouvelle notre rapport à la nature. Pour sortir de ce cercle, il peut être utile de distinguer différentes formes de peur : d'un côté, celles qui, comme la panique, la crainte ou l'angoisse, s'appuient sur l'imagination et conduisent à des comportements contraires à la raison ; de l'autre, celles qui sortent l'esprit de sa torpeur et remobilisent la raison au lieu de la faire taire, comme l'inquiétude. Parce qu'elle est une préoccupation devant l'avenir, l'inquiétude permet de mettre en œuvre notre raison : elle nous incline à anticiper et calculer des conséquences négatives possibles de certains faits présents préoccupants afin de les corriger. Elle est donc une peur saine, car elle vivifie la raison au lieu de l'éteindre.

Dans Le Principe responsabilité, Hans Jonas propose, justement, de concilier la peur avec les exigences de la raison afin d'élaborer une nouvelle éthique à la hauteur des modifications que nous infligeons à la nature. En effet, l'homme n'est pas séparé de son environnement : il en est aussi l’acteur. Or, le progrès technique est devenu si important qu'il constitue une menace pour la vie sur terre. Par exemple, le dérèglement climatique et ses manifestations spectaculaires sont, en grande partie, des effets de la surproduction et de la pollution humaine. Selon Jonas, nous sommes responsables du monde naturel que nous transformons et que nous empruntons aux générations futures ; c'est pourquoi il est urgent d'agir en respectant un principe de précaution, afin que les conséquences de nos actions ne deviennent pas néfastes pour l'existence de la vie sur terre. C’est à ce titre que la peur peut être un moyen efficace au service de la raison, puisqu’elle sensibilise aux effets potentiellement négatifs de nos actes.

L’inquiétude n'est pas le seul sentiment qui peut réguler nos actions sur la nature. On peut aussi se montrer respectueux à son égard sans pour autant la craindre. Qu’est-ce que « le respect » ? Respecter quelqu'un ou quelque chose, c'est reconnaître sa valeur propre et lui témoigner de la considération ; c'est s'empêcher de prendre ses aises, de faire tout ce que l'on veut en sa présence en limitant son propre comportement. C’est ce rapport civilisé et respectueux de la nature auquel nous invite Aldo Léopold, lorsqu'il prend l'exemple des loups qu'il faut s'empêcher d'abattre massivement afin de préserver l'équilibre de la montagne dont ils sont des acteurs essentiels. Le loup est utile pour la montagne, car sa présence empêche la prolifération des espèces herbivores qui seraient nuisibles à tout l'écosystème ; reconnaître la valeur du loup malgré sa potentielle dangerosité pour l'homme et les troupeaux, c'est agir raisonnablement en respectant la communauté naturelle à laquelle il appartient au même titre que l'homme.

Conclusion

Pour conclure, il est possible, voire légitime et raisonnable, d’avoir peur de la nature. Si les hommes n’avaient pas peur de la nature, ils pourraient mettre leur existence en péril. Mais, ni la peur panique qui conduit à des comportements aberrants ni l’amour aveugle qui pèche par naïveté ne peuvent être considérés comme des attitudes raisonnables face à la nature.

Pour agir raisonnablement, les hommes doivent sortir de l’angoisse et nourrir, à l’égard de la nature, une saine inquiétude ou du respect qui les conduisent à se comporter avec prudence. N’est-ce pas là le défi le plus urgent auquel l’humanité est, aujourd’hui, confrontée ?