Freud, L'Avenir d'une illusion: "L'illusion religieuse"

Commentaire entièrement rédigé.

Dernière mise à jour : 04/11/2021 • Proposé par: cyberpotache (élève)

Texte étudié

Ainsi je suis en contradiction avec vous lorsque, poursuivant vos déductions, vous dites que l'homme ne saurait absolument pas se passer de la consolation que lui apporte l'illusion religieuse, que, sans elle, il ne supporterait pas le poids de la vie, la réalité cruelle. Oui, cela est vrai de l'homme à qui vous avez instillé dès l'enfance le doux - ou doux et amer - poison. Mais de l'autre, qui a été élevé dans la sobriété ? Peut-être celui qui ne souffre d'aucune névrose n'a-t-il pas besoin d'ivresse pour étourdir celle-ci. Sans aucun doute l'homme alors se trouvera dans une situation difficile ; il sera contraint de s'avouer toute sa détresse, sa petitesse dans l'ensemble de l'univers ; il ne sera plus le centre de la création, l'objet des tendres soins d'une providence bénévole. II se trouvera dans la même situation qu'un enfant qui a quitté la maison paternelle, où il se sentait si bien et où il avait chaud. Mais le stade de l'infantilisme n'est-il pas destiné à être dépassé ? On peut appeler cela "l'éducation en vue de la réalité" ; ai-je besoin de vous dire que mon unique dessein, en écrivant cette étude, est d'attirer l'attention sur la nécessité qui s'impose de réaliser ce progrès ?

Freud, L'Avenir d'une illusion

La religion est une attitude si ancienne et durable dans l'humanité qu'elle peut paraître finalement obligatoire. C'est ce que n'accepte pas Freud. S'il montre que la croyance en une divinité n'est rien de plus qu'une illusion rassurante, il affirme par ailleurs qu'il serait temps pour l'homme d'affronter la réalité telle qu'elle est et de sortir d'une position infantile. Il y aurait là, à ses yeux, un véritable "progrès".

I. L'illusion religieuse

Dès le début du texte, la religion n'est qualifiée que d'"illusion religieuse". II s'agit donc de savoir si cette illusion a une fonction irremplaçable et définitive, et s'il serait impossible que l'homme se passe d'elle. Le correspondant de Freud est de cet avis : sans la religion, le "poids de la vie" et la cruauté du réel seraient insupportables. Si l'on admet ainsi que l'homme est incapable par lui-même d'affronter le dévoilement de la réalité et de lui faire face, on peut en effet considérer les promesses et consolations de la religion comme indéfiniment nécessaires.

Mais de quel homme s'agit-il ? La frayeur de l'homme devant le réel est-elle normale, "naturelle", ou résulte-t-elle au contraire d'une éducation particulière qui l'a habitué à la frayeur? Pour Freud, seul l'homme formé dès l'enfance à la croyance continue nécessairement à ressentir le besoin de croire : on lui a "instillé... le doux - ou doux et amer- poison", et il ne peut plus s'en passer, il devient dépendant, la religion apparaissant comme une sorte de drogue, ou de calmant, qui viendra "étourdir" la névrose qu'elle a commencé par installer.

Ainsi, le non-névrosé ne ressent peut-être pas le besoin de s'étourdir : la formation religieuse est donc elle-même productrice d'une névrose particulière, dont Freud ne précise pas ici la nature, mais dont il évoque ensuite certains symptômes : besoin de protection, recherche systématique de situations rassurantes, soit une régression vers l'enfance, et le maintien d'une relation à une bienveillance "paternelle" (on sait que Freud, dans L'Avenir d'une illusion, définit Dieu comme "un père tout-puissant").

II. Cruauté de la réalité

La situation de l'être humain dans l'univers, telle qu'elle peut apparaître à un esprit sans religion, n'est pas enthousiasmante : "difficile", elle est faite de "détresse" et de "petitesse". Dès qu'il n'existe plus de protecteur ou de guide transcendant, l'homme est livré à ses seules forces, et il doit affronter un réel dont les dimensions mêmes peuvent lui sembler égarantes. II ne peut plus se concevoir comme "le centre de la création", la notion même de "création" perdant toute signification, en même temps que le principe de la supériorité d'un homme créé pour en être le fleuron. Freud lui-même affirme ailleurs que l'ébranlement du géocentrisme a déjà historiquement ébranlé l'orgueil humain ; il affirme ici le moment venu d'en subir un autre ( Darwin intervenant d'ailleurs entre les deux ), concernant cette fois l'absence de finalité dans le monde et dans sa propre existence. Si Dieu "disparaît", plus aucune providence bénévole n'est là pour accorder de "tendres soins" à l'homme, ainsi ramené à ses seules initiatives - mais aussi à la nécessité d'assumer pleinement sa liberté, comme l'indiquera plus tard Sartre, ce qui n'est pas forcément plus rassurant.

La comparaison avec la situation de l'enfant quittant la maison paternelle s'impose alors : ce que l'homme perd en même temps que la croyance, c'est un confort intellectuel, une chaleur rassurante, en somme les preuves d'un amour paternel.

III. Passage nécessaire à la maturité

Reste à savoir si l'homme est condamné à demeurer toujours un enfant... et si l'infantilisme peut être revendiqué comme un mode de vie normal. La réponse négative s'impose : il serait temps en somme que l'humanité accède à la maturité- vieux projet des Lumières, mais qui semble n'être pas encore accompli ! Que l'univers semble hostile à un enfant, cela peut se comprendre, mais qu'un adulte prenne prétexte de cette hostilité pour se réfugier dans la croyance religieuse, cela est sans doute moins brillant ou moins noble. II reste donc à concevoir une "éducation en vue de la réalité" qui suppose précisément l'abandon de l'éducation religieuse, et l'acquisition complémentaire d'un courage suffisant pour ne plus ressentir le besoin de fuir le réel sous le premier abri qui s'offre.

En décelant l'origine de la croyance religieuse dans l'éducation telle qu'elle est traditionnellement donnée, Freud est évidemment fidèle au principe de ses théories analytiques, qui cherche dans l'enfance la source de toutes les névroses et de tous les déséquilibres dont pourra souffrir l'adulte. Et la névrose religieuse apparaît bien comme une conséquence de la façon dont sont élaborées les relations entre l'enfant et ses premiers tuteurs. Ce dévoilement de la religion comme illusion peut-il suffire à la faire disparaître ? Rien n'est moins sûr, dans la mesure où l'on peut aussi remarquer que l'accès à la maturité et à son "réalisme" est lui-même conditionné par l'ensemble des relations sociales : il ne suffit pas de se vouloir adulte, encore faut-il en avoir les moyens, en particulier intellectuels. Et si le réel confirme indéfiniment son hostilité, on peut supposer qu'une autre illusion devra venir en protéger l'homme : c'est bien la fonction que Nietzsche attribue notamment à l'art... On sait par ailleurs qu'une tradition (éducative ou autre), même dénoncée, ne disparaît pas aisément ; elle peut continuer à exister en changeant simplement d'aspect.

Conclusion

On peut noter combien Freud frôle ici une démarche nietzschéenne. Lorsqu'il affirme que c'est l'éducation religieuse qui engendre les peurs que la religion console ultérieurement, on rencontre bien une argumentation comparable à celle de Nietzsche dénonçant par exemple dans la notion de culpabilité une "invention" des prêtres qui leur est ensuite utile pour se présenter comme ceux qui sauront guérir les coupables... Une telle proximité n'est guère surprenante, et ne fait que confirmer combien Nietzsche anticipe parfois, dans son langage, sur les théories freudiennes. Toutefois, Freud va peut-être ici plus loin que le philosophe dans sa tentative pour déraciner la religion : au lieu d'affirmer que "Dieu est mort", il montre que la croyance en son existence n'a jamais été autre chose que le résultat d'une éducation pathogène.

Lectures

Bataille, Théorie de la religion
Feuerbach, L'Essence du christianisme
Freud, L'Avenir d'une illusion