Peut-on affranchir le travailleur de toute servitude ?

Dissertation entièrement rédigée en trois parties :
I. Le travail peut se révéler être une contrainte douloureuse,
II. Mais il y a dans le travail, un mouvement vers plus de liberté,
III. Comment dès lors concilier travail et absence de servitude ?

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: sgaillard (élève)

Il est des paradoxes frappants: chaque jour, depuis maintenant plus de vingt ans, la presse s'interroge quant aux remèdes à apporter au mal du temps: le chômage, pandémie que nul jusqu'ici n'est parvenu à enrayer. Parallèlement, on se réjouit d'arriver peu à peu à une société des loisirs, en d'autres termes à une société où le travail se ferait plus discret. Etrange contradiction... Considérer le chômage comme un problème revient en effet à assimiler le travail à un bienfait... Ce dernier n'est-t-il pas pourtant longtemps apparu comme un élément de souffrance et d'asservissement ? Ce paradoxe met en lumière la complexité des relations de l'homme avec le travail. A une époque où le machinisme est remis en cause, un siècle après Marx, on peut se demander si l'homme parviendra réellement à se libérer du travail et, dans l'affirmative, si cette évolution est souhaitable?

I. Le travail peut se révéler être une contrainte douloureuse

Etudions tout d'abord dans quelle mesure le travail se révèle une contrainte douloureuse, un impératif source de souffrances.

Il s'agit, manifestement, d'une conception ancienne du travail: la Bible, déjà, en fait la condamnation de l'Homme, celle d'Adam, coupable d'avoir désobéi: "Le sol sera maudit à cause toi. C'est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de la vie." A ce châtiment s'oppose l'image de l'Eden, lieu de facilité. Ce dernier tableau est à rapprocher de celui que se faisaient les grecs de l'âge d'or. Là encore, nul labeur. Précisons d'ailleurs que le "travail", au sens où nous pouvons l'entendre, était absent de la vie des citoyens grecs, qui se consacraient essentiellement à des activités jugées plus nobles telles que la politique. Les tâches étaient confiées aux esclaves, simples producteurs, déconsidérés. Le terme "déconsidérés" apparaît même impropre: le travailleur d'alors (l'esclave) n'est pas considéré. Pour Aristote, il n'est que le "prolongement du bras de son maître", un outil animé. L'individu chargé des tâches matérielles perd totalement son rang d'homme. Travail et servitude (servus signifie esclave en latin) sont alors indissociablement liés. L'étymologie même du mot "travail" est troublante: la source en serait le tripalium des latins, instrument de coercition employé sur le bétail... Aujourd'hui encore, on parle du "travail" de l'accouchement; on dit que le bourreau "travaille" les membres de ses victimes...

Le sens du mot travail, en s'élargissant, perd cet aspect extrême, concédons-le. On trouve le travail défini comme une "activité de l'homme appliquée à la production, à la création, à l'entretien de quelque chose." Le monde, en effet, n'est pas l'Eden. Le travail y apparaît comme une nécessité: l'individu, pour combler ses besoins et survivre dans un milieu naturel qui lui est hostile, ne peut s'y soustraire. Seule la quantité et la forme du travail diffèrent selon le degré de développement de la société. Quoiqu'il en soit, il semble que pêche, cueillette ou agriculture soient indispensables. Le travail, s'il est ainsi une contrainte, apparaît comme une entrave à la liberté. Comme l'écrit Nietzsche: "Tous les hommes se divisent, et en tout temps et de nos jours, en esclaves et libres: car celui qui n'a pas les deux tiers de sa journée pour lui-même est esclave, qu'il soit d'ailleurs ce qu'il veut: homme d'état, marchand, fonctionnaire, savant."

L'aspect prépondérant du travail est particulièrement marqué dans la société industrielle: le XIXè a connu une explosion de la durée du travail, tandis que ses formes évoluaient très rapidement: de nouveaux modes de production se sont mis en place, notamment dans l'industrie. Le monde des marchandises et du salariat apparaît, ce qui aboutit, comme l'explique Karl Marx, à une évolution vers un travail "aliéné": contraint à vendre sa force de travail, le "prolétaire" devient étranger à lui-même: il vend son temps, donc son être. Il est en outre "exploité": le salaire qui lui est versé équivaut à la ration d'avoine donnée au cheval: le minimum nécessaire à la restauration de la force de travail et à la survie... Par ailleurs, le produit de son travail échappe alors au travailleur, qui ne peut découvrir le fruit de ses efforts. Dans ces conditions, indubitablement, le travail apparaît comme une servitude.

Servitude d'autant plus marquée que le travail est lié à nos besoins, qui ne sont guère réductibles. Le travail, appelé à les satisfaire, se révèle alors souvent répétitif. Son produit est en effet destiné à une consommation rapide. L'homme découvre son animalité: il est producteur et consommateur. Dans la définition évoquée précédemment, les activité que nous évoquons ici sont celles regroupées sous les termes de "production" et d' "entretien"... Plus encore que l'esclave du travail, l'homme semble l'esclave de ses besoins...

Si, comme cela apparaît, le travail semble un asservissement, pourquoi le chômeur ne se sent-il pas un privilégié, un affranchi ?

II. Mais il y a dans le travail, un mouvement vers plus de liberté

C'est que, aussi étrange que cela puisse sembler, il y a dans le travail, servitude en soi, un mouvement vers plus de liberté. En effet, dans le produit de son travail, mais aussi dans le fait même du travail, l'homme peut trouver un plein épanouissement.

Ainsi, si Marx est aussi critique envers l' "aliénation" du travailleur dans un monde industriel, c'est en particulier en raison de l'importance qu'il accorde au travail; on peut en effet à juste titre estimer que le travail joue un rôle majeur pour l'homme. La pensée occidentale, dans la lignée de la pensée chrétienne, semble avoir établi comme un postulat que l'homme avait un rôle central, privilégié, au sein de la Nature. C'est ainsi que Max Weber, présentant une vision calviniste du travail, écrit que l' "homme est comme l'intendant de Dieu." Il serait ainsi chargé de régenter la Terre, confiée à lui par le Tout-Puissant. Ces mots rappellent ceux de Descartes, assignant à l'homme le devoir de se comporter "comme maître et possesseur de la nature." Si le véritable maître demeure selon lui Dieu, l'homme a cependant une fonction de régence. Pour remplir cette fonction et transformer le monde, une seule arme: le travail. C'est sans doute ce qui explique le caractère moral qui a pu être attribué au travail et, par contraste, la méfiance populaire face à l'oisiveté. Le travail, c'est-à-dire l'obéissance au divin, apparaît ainsi, dans une vision religieuse, comme un moyen d'affranchissement: libération du péché originel par obéissance à Dieu...

Même en rejetant les références religieuses, on ne peut nier que le travail ait une multiplicité de rôle. Premier rôle: un rôle social. C'est dans le travail que l'homme découvre l'importance de son appartenance au corps social. C'est ce que montre l'emploi de l'ergothérapie... La division des tâches unifie en outre les hommes: elle les rendant interdépendants mais plus libres face au monde extérieur car mieux adaptés. On peut employer la parabole suivante: imaginons un monde où chacun satisferait lui-même tous ses besoins: il construirait sa maison, coudrait ses vêtements, ensemencerait ses terres, forgerait ses outils, cuirait son pain. Des difficultés multiples se présenteraient à lui, que seul il devrait résoudre. Que de temps perdu... Au contraire une spécialisation des hommes au sein de la société a permis une grande efficacité. Le talent des artisans du Moyen-âge montre le degré atteint. Grâce à la vie en société, avec des tâches réparties selon les compétences de chacun, l'homme a gagné du temps, donc des instants de liberté.

On est parvenu précédemment à la conclusion que le travail était une servitude ? On aboutira ici à la conclusion inverse: le non-travail et une source de servitude. C'est ce qu'exprime notamment la dialectique du maître et de l'esclave, présentée par Hegel: imaginons deux hommes, seuls sur Terre, vivant séparés. Vient le jour de leur rencontre. Chacun, habitué à être seul sujet, ne peut supporter l'altérité. Il s'attache donc à réduire l'autre à l'état d'objet. Le conflit naît. A un instant, l'un, au bord de la mort, choisit de céder: il sera l'esclave du second. C'est la première phase du schéma dialectique: l'esclave est chargé de satisfaire tous les désirs de son maître, qui abandonne le travail et s'imagine de nouveaux besoins à satisfaire. Seconde partie du schéma dialectique: peu à peu l'esclave progresse, apprend à utiliser la nature et à se discipliner: il est devenu maître de lui-même et, dans une moindre mesure, du monde qui l'entoure. Son maître, au contraire, a perdu toute aptitude au travail, donc à la survie. Il est devenu l'esclave de ses besoins, besoins que seul son esclave peut désormais satisfaire. En d'autres termes, il est devenu l'esclave de son esclave. Une synthèse clôture le schéma dialectique: les deux individus sont contraints à s'accepter comme sujet. Chacun travaillera; le travail aura un rôle libérateur, développant la capacité à discipliner ses désirs et à satisfaire ses besoins.

Ainsi le travail est tout à la fois servitude - l'homme est l'esclave de lui-même - et libération, comme nous venons de le montrer. Comment concilier ces deux aspects ?

III. Comment dès lors concilier travail et absence de servitude

Il apparaît nécessaire de voir dans le travail un élément essentiel pour l'homme. Celui-ci est peut-être en effet le seul biais pour échapper à l'angoisse. Il s'agira donc simplement d'en limiter les formes excessives.

Travail essentiel tout d'abord car à travers le travail, l'homme s'affirme comme tel. Il existe en effet un profonde différence entre le travail et ce qu'on pourrait appeler l'activité animale. Marx prend pour exemple la divergence fondamentale entre le travail de l'abeille et celui de l'architecte. L'abeille agit selon un schéma inconscient, instinctif. L'architecte, au contraire, aura en lui l'image du bâtiment qu'il désire construire: "le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur." En cela le cheminement du travail est pour lui l'accomplissement d'un dessein. Par une sorte de magie, il aura su s'approprier la matière, la plier à son esprit, la doubler d'une forme. C'est ainsi que Jean Lacroix a pu écrire: "Le travail, c'est toujours l'esprit pénétrant difficilement dans une matière et la spiritualisant." C'est dans cet acte de création, de prise à parti de la nature que l'homme se sent exister. C'est toute la beauté du geste artistique: les sculptures des Cyclades, trente siècles avant notre ère, témoignent déjà d'une stylisation marquée. L'artiste dépasse la simple reproduction des images qu'il perçoit: il inscrit son esprit dans la matière. Le fait même d'employer cette dernière phrase montre dans quelle mesure le travail arrache l'homme à la nature: il l'amène à se considérer un. Part de la nature, élément de celle-ci, et pourtant capable de recul par rapport à elle... Il est l' "animal dénaturé" qu'évoque Vercors.

Par la "création", qui apparaissait comme l'un des objets du travail, dans la définition énoncée précédemment, il semble également que l'homme dessine son monde; en détournant les lois de la nature, il a appris, par son travail, a adapter le monde à ses souhaits. Ce processus s'est tant développé que rares sont les espaces aujourd'hui où nulle trace de l'homme n'apparaît. Au coeur même des forêts se faufilent des sentiers... C'est ainsi que l'homme a peu à peu su humaniser le monde. Comme on l'a vu, l'homme parvient à s'approprier la matière elle-même... Le travail rend ainsi familier au travailleur ce qui lui était étranger...

S'il offre une identité à l'homme, le travail lui permet aussi d'échapper à l'ennui. Est-il nécessaire de citer ces mots célèbres ? Baudelaire, d'une part: "Il faut travailler sinon par goût, au moins par désespoir, puisque, tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s'amuser" ; Montesquieu d'autre part: "L'étude a été pour moi le souverain des remèdes contre les dégoûts de la vie, n'ayant jamais eu de chagrin qu'une heure de lecture ne m'ait ôté." Le travail semble libérateur... Il offre en effet une échappatoire facile. Un stoïcien comme Sénèque, dans son De brevitate vitae critique vivement cette attitude. Il prétend, comme Pascal plus tard, qu'il est nécessaire d'échapper à ces "divertissements" pour se consacrer à la réflexion philosophique. Si nous cherchons à redéfinir la notion de "travail", en lui donnant un sens le plus large, cette réflexion philosophique peut y être intégrée. N'est-ce pas le travail du philosophe que d'écrire et de philosopher ?

Pour toutes les raisons que nous avons évoquées, s'il semble que l'on peut matériellement libérer le travailleur de la majeure partie de la servitude liée au travail (par le biais d'une réduction du temps de travail), cette évolution n'est pas souhaitable (On considérera désormais "travail" au nouveau sens que nous lui avons donné). Il est possible mais non légitime de réduire asymptotiquement la masse de travail. Cette réduction ne doit en effet s'opérer que dans la mesure où le travail est plus aliénant que libérateur. C'est notamment le cas du travail mécanisé, celui de Chaplin dans Les Temps modernes. Comte a pu parler du travail comme de "la modification utile du milieu extérieur opérée par l'homme." Dans cette logique utilitariste, pour laquelle l'unique objectif est l'efficacité, l'homme est appelé nécessairement à l'aliénation. Rapidement, il ne sera plus considérée que comme producteur ou consommateur. C'est vers cette déviance de la notion de travail que nous semblons depuis cent cinquante ans nous orienter. Une évolution vers d'autres formes de travail est alors nécessaire. Apparaît en effet comme travail toute manifestation matérielle de l'intention humaine. C'est donc vers une redéfinition du travail que nous nous orientons...

Conclusion

On a ainsi pu découvrir les motifs pour lesquels le travail, pendant si longtemps, a pu apparaître comme un élément de servitude: ce n'était pas le travail en lui-même mais ses formes, et son caractère coercitif, qui faisaient de l'homme un esclave. Les tâches de production étant peu à peu transférées à des esclaves mécaniques, on peut imaginer que le travail ne sera plus une contrainte matérielle. La chute du secteur secondaire et la croissance du tertiaire semblent indiquer cette transition. Le travail demeurera pourtant nécessaire car essentiel. Dans la société moderne c'est en effet avant tout par le travail que l'individu perçoit son rôle social. On peut se réjouir de cette évolution vers un travail moins contraignant. Cependant l'homme devra garder à l'esprit sa dualité, animal et être humain, qui risque de s'estomper avec la baisse du rôle de la production. Difficile, dans le monde d'aujourd'hui, d'imaginer quel pourront être les nouvelles valeurs d'un monde où le travail, actuel pôle dominant, aura connu une totale métamorphose...