Les croyances religieuses semblent bien souvent être un tissu d'erreurs que la science et la raison s'efforcent de redresser ; pourtant ces croyances et superstitions persistent de toutes parts, y compris parfois chez des esprits dits scientifiques. Le texte de Bergson, extrait des deux sources de la morale et de la religion et qu'il s'agit pour nous d'expliquer, s'efforce de rendre compte de ce paradoxe par une comparaison entre mentalités «primitive» et «civilisée». Il montre que, contrairement à l'idée assez commune, la mentalité primitive n'est pas une simple étape irrationnelle qui doit être et est dépassée par le progrès de la civilisation et de l'intelligence. Il va même jusqu'à dégager une logique de l'explication dite mystique. Pourquoi, au fond, avoir recours à ce type d'explication des phénomènes, car cela doit bien avoir une fonction pour nous qui n'est pas seulement négative et liée à notre ignorance ?
Pour traiter cette question, le texte commence par interroger le lecteur et à le mettre face à un exemple particulier d'explication irrationnelle et primitive : une causalité mystique n'exclut pas une causalité naturelle. Dans un second mouvement, qui précise la réflexion précédente, l'auteur examine dans le détail l'opération mentale primitive et en dégage par conséquent la fonction de manière implicite : elle donne un sens à des processus aveugles au point de vue de la nature. Enfin il conclut en rappelant la naturalité de ce type d'explication et sa persistance chez les civilisés.
La première étape du texte, qui s'étend jusqu'à la dernière question posée par l'auteur, de manière assez rhétorique d'ailleurs, lui permet de planter le décor de la situation qui sera celle qu'il faudra analyser dans le cadre de la problématique que nous avons posée. Bergson procède de manière descriptive et analytique, s'appuyant sur un exemple archétypique et représentatif afin d'élaborer une thèse somme toute assez surprenante. Ce faisant il semble reprocher à ses adversaires, un certain sens commun mais aussi des philosophes ou ethnologues, de ne pas savoir correctement observer les choses. Il leur reproche donc ce qu'eux-mêmes critiquent dans les superstitions : de ne voir que ce qui confirme leur préjugé ou leur croyance. Il y a donc là d'emblée un renversement polémique qui va guider la suite du texte.
Cet exemple est donc celui d'une croyance mystique et primitive ; l'auteur veut montrer qu'elle n'est pas incompatible avec une certaine logique scientifique. Le primitif explique par une cause mystique un événement qu'il faut bien qualifier de tragique : «la mort, la maladie ou tout autre accident.». C'est événements sont tragiques parce qu'ils frappent gravement et douloureusement l'humanité (la mort semble être le plus grand mal que l'on puisse subir) et pourtant ils n'ont pas d'auteur, ils ne servent à rien, ils semblent n'être dus qu'à la fatalité. De même, Œdipe, dans la tragédie de Sophocle (Œdipe roi) semble se débattre en vain contre un destin tout tracé (tuer son père pour se marier avec sa mère), qui avait été divinisé dès sa naissance par un oracle et contre lequel toutes les décisions que ses parents ou lui ont pu prendre, n'ont rien fait. L'horreur survient, sans servir à rien et fatalement. Ainsi, Bergson choisit l'exemple à dessein. Il le précise d'ailleurs : le primitif «voit par exemple qu'un homme à été tué par un fragment de rocher qui s'est décroché au cours d'une tempête». Il faut donc commencer par constater le phénomène, ce que l'auteur fait avec une neutralité affichée : le phénomène pour la nature est simple. Seulement le primitif introduit dans l'explication «la volonté d'un esprit ou d'un sorcier pour l'ériger en cause principale.» : il ne se contente donc pas d'un constat objectif.
Dans ce premier mouvement, par l'analyse de cet exemple et la série de questions posées par Bergson, ce dernier oblige le lecteur à remettre en cause sa compréhension spontanée d'un tel type d'explication : «de telles croyances sont irrationnelles et découlent d'une ignorance des lois de la nature dont nous sommes délivrés, nous civilisés, et ce grâce à la science», dirions-nous tout d'abord. Or, pour Bergson, il y a bien une coexistence pour le primitif entre deux causalités qui ne s'excluent pas fondamentalement dans sont esprit : une causalité physique, naturelle (le rôle de la tempête, la faille dans le rocher : «il constate comme nous l'action des causes secondes») et une causalité surnaturelle ou mystique (l'esprit ou le sorcier.). La seconde est cause principale de l’événement, la première est secondaire ou dérivée : autrement dit, le sorcier veut tuer l'homme pour s'en venger, parce qu'il l'a déshonoré (par exemple) et il utilise comme moyen pour y parvenir la puissance du vent et la faiblesse du rocher à qui il sait commander. Il y a donc compatibilité parfaite de ces deux types d'explications dans la superstition. En effet, Bergson rappelle à loisir que l'homme est avant tout homo faber, il le dit notamment dans L'évolution créatrice: autrement dit, ce qui définit avant tout l'humain, c'est son intelligence fabricatrice.Si primitif qu'il soit, l'individu est capable de repérer les régularités naturelles et de les utiliser pour ses stratégies techniques ou de s'en prémunir parce qu'elles sont dangereuses. Les dits primitifs savent très bien choisir les lieux les mieux adaptés à leur habitat, fabriquer des outils, se protéger des intempéries. Ils ne s'en remettent donc pas aveuglément au surnaturel, ils ont une connaissance empirique du fonctionnent de la nature indéniable, contrairement à ce que voudrait croire l'homme moderne en affirmant que la superstition s'explique par l'ignorance et qu'elle est définitivement rendue caduque par la connaissance scientifique.
La partie centrale du texte, qui est aussi la plus longue et la plus riche, entre dans le détail de l'exemple, approfondit l'analyse et poursuit la polémique : «qu'on y regarde de près.». Le propos de Bergson est ici clairement de montrer que l'explication surnaturelle, non seulement n’exclut pas une compréhension des phénomènes naturels, mais que plus loin encore, elle est logique : ce qui deviendrait presque illogique c'est l'explication purement naturaliste. Le texte se révèle donc de plus en plus surprenant. Au fond le propos de l'auteur est de montrer que dans la plus absurde superstition il y a une volonté humaine irréductible de donner un sens humain à ce qui en a le plus besoin (d'où l'exemple tragique choisi). Or l'explication scientifique, naturaliste ne donne aucun sens aux phénomènes naturels : la physique moderne en décrivant et mathématisant les observations cherche à établir des lois régulières de leur déroulement et non pas à rendre compte de leur raison d'être. Elle décrit le «comment ?» et non le «pourquoi ?» des choses : le mécanisme du XVII° siècle, celui de Galilée, Descartes ou plus tard Newton, finit de dépasser le finalisme aristotélicien. : la chute d'un corps ne s'explique pas par sa nature et donc sa fonction dans l'ensemble du cosmos, mais par l'action sur lui d'une force de gravitation, due elle-même à la masse de la Terre, etc. Il n'y a aucun sens humain à la chute du rocher et à la mort de l'homme. Ceci est un fonctionnement inquiétant : la mort peut nous faucher à n'importe quel moment, quoi que nous fassions de bon ou de mauvais. Penser à cette éventualité peut avoir quelque chose de paralysant et de désespérant. Ce qu'il s'agit donc d'expliquer par le recours au surnaturel «ce n'est pas l'effet physique , mais sa signification humaine», et l'auteur d'insister sur cette dernière expression en la mettant en italique. On doit donc avoir recours à «une intention» pour ce faire, celle d'un dieu, d'un esprit ou d'un sorcier, entité humanisée. L'anthropomorphisme de la plupart des religions trouve donc sa source dans cette nécessité pour les hommes de projeter sur le monde une explication proportionnelle à son effet sur eux. Cette proportionnalité renvoie d'ailleurs selon Bergson au principe fondamental de la physique, sans lequel on ne pourrait établir aucune de ses lois : «la cause contient éminemment l'effet», ou les mêmes causes par conséquent auront toujours les mêmes effets. Ainsi, les religions fétichistes, totémiques, humanisent directement les choses naturelles (animaux, montagnes, sources, végétaux.) en leur prêtant une forme d'âme, les religions de l'Antiquité décrivent des dieux agités de sentiments et intérêts humains (ce que les philosophes comme Platon ou Épicure ont largement critiqués), le Dieu des monothéismes, lui aussi doté d'intentions, de sentiments, de soucis, il est le Père qui protège et dirige.
Dans la suite du texte, suivant ce principe d'explication, Bergson entre plus précisément en débat avec ses adversaires philosophiques. Selon lui, «il n'y a rien d'illogique ni par conséquent de «prélogique» […] dans la croyance du [primitif]». Il s'attaque ainsi à des auteurs comme Auguste Comte pour qui la croyance religieuse et plus encore la superstition sont des recherches d'explication qui témoignent essentiellement de la curiosité de l'esprit qui cherche à comprendre ce qui lui échappe. Ces croyances qui sont propres, dans le Cours de la philosophie positive au stade théologique du développement de l'humanité selon la loi des trois états, sont prélogiques, car elles n'intègrent pas encore la rigueur de la science mais la préparent en lui offrant un type d'explication à critiquer. Pour Bergson, cette idée est fausse car il n'y a pas de concurrence directe entre les deux types d'explications et par conséquent il y aurait un certain appauvrissement de la vision du monde dans l'aridité de la science. On expliquerait peut-être par là les persistances voire résurgences de superstitions et croyances pour les modernes. Par ailleurs, l'explication surnaturelle ne «témoigne [pas] d'une «imperméabilité à l’expérience» » selon Bergson : l'adversaire désigné est cette fois Spinoza, qui dans l'Appendice au livre I de l’Éthique, critique le finalisme des croyances religieuses: l'homme croit que la nature est faite pour lui, qu'elle se soucie de lui alors même que l'expérience la plus simple devrait le corriger. En effet, les catastrophes, maladies, accidents ne sont pas bénéfiques aux hommes, et le constater devrait le conduire à rejeter l'idée d'une finalité dans la nature. Seulement, constate Spinoza, nous préférons continuer à le croire en supposant que ces malheurs sont des punitions de quelque esprit ou divinité : il en conclut une imperméabilité à l’expérience puisque nous n'en tirons pas les leçons les plus évidentes. Or, pour Bergson, l'expérience elle-même ne nous dit rien et l'ascèse de l'esprit requise par Spinoza est difficile.
Au fond si Bergson s'attaque à ce type de pensées, ce n'est pas pour montrer qu'il y a bien un sorcier ou un esprit à l'origine de l’événement qu'il analyse (il ne le croit certainement pas), mais pour montrer que l'enjeu de cette croyance n'est pas théorique (et somme toute, d'un point de vue théorique, il y a une certaine logique à l’œuvre) mais pratique : elle donne un sens, rassure, nous permet de continuer à agir alors que notre vie ne peut qu'être tragique. La logique du raisonnement ne saurait prouver l'existence de l'entité surnaturelle : Kant montre dans le même ordre d'idée dans la Critique de la raison pure (dialectique transcendantale) que l'existence ou l'inexistence en générale, et celle de Dieu en particulier, ne se trouve pas a priori mais ne peut que s’expérimenter. Par contre, et là Bergson le rejoint clairement, la croyance pour Kant a une valeur morale : elle soutien les homes dans les choix moraux qui impliquent un renoncement à la satisfaction personnelle (Critique de la raison pratique).
Les deux dernières phrases du texte, qui font office de conclusion, nous renvoient directement à nous-mêmes, faisant du primitif non pas un étranger mais un alter ego qui nous révèle des pensées qui nous sont familières. Primitifs et civilisés sont bien plus proches que nous voudrions le croire, et c'est pourquoi l'explication surnaturelle est qualifiée par Bergson de «naturelle», au sens où elle découle d'une nature humaine: nous sommes confrontés à notre impuissance face à la nature et à l'échéance de la mort, alors que nous devons continuer à agir et à nous défendre contre elle. On peut donc penser que chez les civilisés, les superstitions persistent comme le dit l'auteur, d'autant plus quand nous sommes dans des situations d'impuissance. On peut alors comprendre la précision de Bergson: «Que l'éducation scientifique de l'esprit le déshabitue de cette manière de raisonner, ce n'est pas douteux.» Ceci n'est pas une concession à l'adversaire («vous devez bien constater que la science fait reculer la religion et la superstition», pourrait-il dire), mais le constat que la science nous a donné, à nous, civilisés, une puissance sur la nature que n'avaient pas les primitifs: nous avons de plus en plus confiance en notre propre pouvoir et en celui des connaissances, de sorte que nous avons moins recours aux explications finalistes et anthropomorphiques. Mais, celui qui joue au casino, alors qu'il est incapable de contrôler le mouvement de la bille sur la roulette et doit s'en remettre au hasard, croisera peut-être les doigts ou touchera du bois.
Ce texte lutte contre la tendance que nous avons souvent tendance à tenir les superstitions pour des efforts de connaissance que la science dépasse aisément. En effet, la croyance surnaturelle, celle de la religion statique, même si elle témoigne d'un esprit un peu figé et traditionnel, ne sert pas tant à agir en rassurant, en nous permettant de croire que nous pouvons par nos prières, agir sur le cours de notre existence. Civilisés et primitifs se ressemblent en cela que le constat de leur impuissance et de l'aveuglement de la nature les angoisse. Néanmoins, on doit se demander si ces croyances, en nous maintenant dans un état de dépendance vis-à-vis de puissances qui nous dépassent mais que nous devons amadouer, ne nous empêchent pas de prendre la mesure réelle de nos forces en acceptant notre part d'impuissance. C'est peut-être en reconnaissant cela que nous pouvons nous rendre maître de notre bonheur.