Les sciences de l'homme suffisent-elles à connaître l'homme ?

Corrigé synthétique.

Dernière mise à jour : 15/11/2021 • Proposé par: cyberpotache (élève)

Questions préalables

- Quel sens donner à l'expression "connaître l'homme" ?
- La question elle-même ("suffisent-elles") paraît appeler une réponse négative, mais on prendra soin de signaler quels sont les apports des sciences humaines.
- Si l'on prétend "connaître l'homme" de façon intégrale, que peut-on faire intervenir en plus des sciences humaines ?

Introduction

Depuis la fin du XIXe siècle, l'émergence des disciplines particulières que l'on nomme les "sciences humaines" - en ce sens qu'elles entreprennent d'étudier l'être humain dans ses différentes dimensions spécifiques - paraît de nature à relayer une des tâches traditionnellement reconnues à la philosophie, lorsqu'il y allait de "connaître l'homme". Mais un point de vue scientifique est-il de nature à remplacer intégralement, sans aucune perte, un point de vue philosophique ? Autrement dit : les sciences humaines suffisent-elles à connaître l'homme? Les informations qu'elles nous donnent sur l'être humain permettent-elles de cerner complètement ce qu'est ce dernier ?

I. Les apports des sciences humaines

II ne serait pas raisonnable de nier que les sciences humaines, en raison de leur optique relativement nouvelle et de leurs efforts vers une scientificité correctement instaurée, apportent un certain nombre de connaissances particulières sur l'homme. Les recherches historiques permettent incontestablement de mieux repérer les divers moments de son devenir, et soulignent de surcroît sa variété. La psychologie, dans les diverses directions où elle se déploie -et compte non tenu de la question de son unité-nous informe de certains fonctionnements mentaux, normaux ou pathologiques, et nous permet incontestablement de mieux saisir les causes immédiates des comportements. Quant à la sociologie, elle est riche d'enseignements partiels sur la constitution et le fonctionnement des différents types de groupements et de sociétés. Cela suffit-il pour affirmer que cet amas d'informations constitue bien une connaissance de l'homme dans sa globalité ?

On remarque tout d'abord que fait problème, et très durablement, la diversité des sciences humaines : chacune analyse les comportements, les attitudes, les fonctionnements sociaux ou psychiques, de son point de vue propre, et se pose finalement la question de pouvoir unifier, ou, au moins harmoniser, ces différents points de vue. Sans même caricaturer la situation, on peut admettre qu'il existe en quelque sorte un homme pour la psychologie, un homme pour l'histoire, un homme pour la sociologie ou pour la linguistique... et que rien ne garantit que ces différents aspects de l'homme puissent coïncider pour composer une vision totalisatrice de l'être humain dans sa globalité.

Cette vision globale de l'être humain serait celle que pourrait produire une véritable anthropologie, si l'on entend par là l'existence d'une "science" capable de considérer l'être humain dans sa totalité. Or, l'histoire des rapports entre les différentes sciences humaines se ramène à une alternance dans la revendication par chacune d'elles d'une position de suprématie sur les autres s'il fut un temps où l'histoire s'affirmait la discipline susceptible de synthétiser les informations fournies par les autres disciplines (c'est notamment ce qui s'affirme avec l'École des Annales à la fin des années vingt), on vit ensuite la sociologie, puis la psychanalyse (comme herméneutique générale), puis la sémiologie (dont la linguistique elle-même ne serait qu'un aspect) exprimer la même ambition - ce qui paraît indiquer qu'en fait, l'anthropologie souhaitée n'est toujours pas constituée.

II. Leur point de vue (la question du déterminisme)

De surcroît, c'est en raison même de leur orientation scientifique, ou de leur prétention à la scientificité, que les sciences humaines se condamnent vraisemblablement à négliger ce qui fait le propre de l'homme. Un point de vue scientifique implique en effet la recherche d'une objectivité, qui entraîne par définition la réduction du champ d'études à une collection de faits entre lesquels il doit être possible de déceler des causalités. Or, tout fait scientifique est lui-même le résultat d'une élaboration - on le sait clairement depuis Bachelard - qui n'admet comme le composant que des éléments quantifiables ; ce qui signifie notamment que la science, par définition, ignore les phénomènes qualitatifs, ou relatifs au sens et aux valeurs. Alors même que l'histoire, mais aussi bien l'existence individuelle, n'en finissent pas d'accumuler des événements qui s'articulent à des valeurs (morales, politiques, idéologiques) et produisent du sens.

En second lieu, qui dit causalité implique l'existence d'un déterminisme. Or cette notion présente une double efficacité : elle renvoie au passé et autorise, par les lois qui en résultent, à prévoir le déroulement des phénomènes à partir de causes déjà connues. On sait qu'il n'en va pas du tout de même dès qu'il est question de l'homme : outre que la connaissance historique ne permet aucunement de prévoir si peu que ce soit l'avenir d'une société, le repérage des lois générales en psychologie n'autorise pas davantage, précisément parce qu'elles sont universelles et donc abstraites, de savoir à l'avance comment va pouvoir réagir un individu, c'est-à-dire un particulier, face à une situation donnée. Sans doute convient-il de s'en réjouir, puisque, dans le cas contraire, l'homme et son existence seraient réduits à une pure mécanique entièrement déterminable ; il n'en reste pas moins que cette façon qu'a l'homme de pouvoir échapper à toute détermination stricte porte un nom classique : c'est la liberté, notion qui renvoie à une dimension proprement métaphysique de l'existence et qui déjoue dès lors toute approche scientifique.

En d'autres termes, l'approche des sciences humaines se heurte à la dimension spirituelle, ou rationnelle, de l'homme - qui la condamne au mutisme. C'est bien cette dimension que la philosophie abordait. Un seul exemple suffit à le confirmer chez les classiques : lorsque Rousseau s'interroge sur ce qu'a pu être le sens de l'histoire humaine, il en vient par principe à "écarter tous les faits" - et c'est précisément ce dédain à l'égard de ce qui deviendra le champ des sciences humaines qui l'autorise à considérer que l'humanité s'est modifiée elle-même, c'est-à-dire à élaborer une signification globale de l'histoire de l'homme.

III. Caractère empirique et caractère rationnel de l'être humain

En fait, Kant, dans ses réflexions sur ce que pourrait être une véritable anthropologie, a d'avance marqué les limites du savoir scientifique lorsqu'il prétend s'appliquer à l'homme. En opérant une distinction fondamentale entre le caractère empirique (soumis à diverses causalités et en tant que tel scientifiquement observable et explicable) et le caractère rationnel (qui définit les lois auxquelles il obéit, et notamment celles de la moralité) de l'être humain, il signale que le premier pourra sans doute être analysé en termes de causalité et de déterminisme, mais que, par contre, pour ce qui est du second, on doit d'abord constater que la raison, dans l'homme, n'obéit à rien d'autre qu'elle même, et qu'il devient en conséquence illusoire de prétendre connaître de façon scientifique l'homme dans sa totalité. Aussi doit-on distinguer une anthropologie pragmatique (concernant le caractère empirique et en conséquence pouvant avoir un aspect scientifique) d'une anthropologie philosophique - consacrée au caractère rationnel et qui suppose l'élaboration d'une théorie de la sagesse qui n'a évidemment plus rien de scientifique... Ce qui manque ainsi aux sciences humaines, qui ont pris la relève de l'anthropologie pragmatique kantienne, c'est en conséquence, et même si elles tentent de remplacer la traditionnelle explication par une plus souple compréhension, une appréhension de la liberté en acte et des valeurs sur lesquelles elle se règle.

II est enfin clair que l'homme ne se contente pas de subir sa propre existence : il la réfléchit - et c'est bien ce qui l'amène à se poser des questions que l'on qualifie de "métaphysiques" à propos de son origine, de la signification de son existence, de sa fin (les traditionnelles "Qui sommes-nous ?", "D'où venons-nous ?", "Où allons-nous ?"). D'un point de vue scientifique, c'est la production même de telles interrogations qui n'est pas strictement explicable : ce qui échappe à la science, c'est non seulement la dimension métaphysique de l'être humain, mais c'est sa racine même, ce à partir de quoi elle s'élabore.

Conclusion

Il n'est pas indifférent de rappeler que la mise au point des sciences humaines et le développement de leur ambition de se séparer du point de vue philosophique (sinon de se substituer à ce dernier) sont historiquement liés au développement du capitalisme et à la recherche d'une efficacité maximale. Si les sciences humaines pouvaient connaître intégralement l'homme, elles donneraient du même coup à certains le pouvoir de diriger les autres. Et l'on constate que les prétentions scientifiques à définir l'homme ont accompagné des comportements totalitaires - ne serait-ce que dans le nazisme. L'être humain vit ce paradoxe de pouvoir connaître scientifiquement le monde extérieur, mais non sa propre "nature" ou existence : là est précisément la garantie de sa liberté.

Lectures

Foucault, Les Mots et les Choses
Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique