Maupassant, Le Horla - Incipit

Copie d'une élève en première année de licence de lettres, dans le cadre d'un devoir maison. Note obtenue : 15/20

Dernière mise à jour : 07/03/2023 • Proposé par: nellema (élève)

Texte étudié

8 mai. – Quelle journée admirable ! J’ai passé toute la matinée étendu sur l’herbe, devant ma maison, sous l’énorme platane qui la couvre, l’abrite et l’ombrage tout entière. J’aime ce pays, et j’aime y vivre parce que j’y ai mes racines, ces profondes et délicates racines, qui attachent un homme à la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui l’attachent à ce qu’on pense et à ce qu’on mange, aux usages comme aux nourritures, aux locutions locales, aux intonations des paysans, aux odeurs du sol, des villages et de l’air lui-même.

J’aime ma maison où j’ai grandi. De mes fenêtres, je vois la Seine qui coule, le long de mon jardin, derrière la route, presque chez moi, la grande et large Seine, qui va de Rouen au Havre, couverte de bateaux qui passent.

À gauche, là-bas, Rouen, la vaste ville aux toits bleus, sous le peuple pointu des clochers gothiques. Ils sont innombrables, frêles ou larges, dominés par la flèche de fonte de la cathédrale, et pleins de cloches qui sonnent dans l’air bleu des belles matinées, jetant jusqu’à moi leur doux et lointain bourdonnement de fer, leur chant d’airain que la brise m’apporte, tantôt plus fort et tantôt plus affaibli, suivant qu’elle s’éveille ou s’assoupit.

Comme il faisait bon ce matin !

Vers onze heures, un long convoi de navires, traînés par un remorqueur, gros comme une mouche, et qui râlait de peine en vomissant une fumée épaisse, défila devant ma grille.

Après deux goélettes anglaises, dont le pavillon rouge ondoyait sur le ciel, venait un superbe trois- mâts brésilien, tout blanc, admirablement propre et luisant. Je le saluai, je ne sais pourquoi, tant ce navire me fit plaisir à voir.

12 mai. – J’ai un peu de fièvre depuis quelques jours ; je me sens souffrant, ou plutôt je me sens triste.

D’où viennent ces influences mystérieuses qui changent en découragement notre bonheur et notre confiance en détresse ? On dirait que l’air, l’air invisible est plein d’inconnaissables Puissances, dont nous subissons les voisinages mystérieux. Je m’éveille plein de gaieté, avec des envies de chanter dans la gorge. – Pourquoi ? – Je descends le long de l’eau ; et soudain, après une courte promenade, je rentre désolé, comme si quelque malheur m’attendait chez moi. – Pourquoi ? – Est-ce un frisson de froid qui, frôlant ma peau, a ébranlé mes nerfs et assombri mon âme ? Est-ce la forme des nuages, ou la couleur du jour, la couleur des choses, si variable, qui, passant par mes yeux, a troublé ma pensée ? Sait-on ? Tout ce qui nous entoure, tout ce que nous voyons sans le regarder, tout ce que nous frôlons sans le connaître, tout ce que nous touchons sans le palper, tout ce que nous rencontrons sans le distinguer, a sur nous, sur nos organes et, par eux, sur nos idées, sur notre cœur lui-même, des effets rapides, surprenants et inexplicables ?

Maupassant, Le Horla - Incipit

Le fantastique est un genre littéraire apparu au XIXe siècle, dans lequel un événement surnaturel fait irruption dans un cadre réaliste. Dans un texte de ce genre, le lecteur ne sait si cet événement s’est réellement produit ou s’il y a, pour sûr, une explication rationnelle ; le fantastique repose sur cette hésitation. Tzvetan Todorov tenta de définir cette notion dans son livre Introduction à la littérature fantastique, paru en 1970, où il écrit cette célèbre phrase « Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel ». Pour illustrer cela, l’une des œuvres les plus marquantes de ce genre est celle de Maupassant, avec sa nouvelle Le Horla, parue en 1886, où il y conte l’étrange histoire d’un narrateur anonyme qui va faire face à une présence mystérieuse et invisible au sein même de son foyer.

Ici nous allons travailler sur son incipit, où le narrateur nous dépeint d’où il vient et nous partage ses états d’âme. Dans cet extrait nous allons observer un changement chez lui : son état va, petit à petit, se dégrader. En analysant l’incipit, on pourra alors se demander comment l’irruption du surnaturel est mise en place pour faire de cette œuvre, une œuvre fantastique. Pour cela nous verrons d’abord que nous nous trouvons dans un cadre réaliste et rassurant, puis nous nous pencherons sur l’annonciation de l’arrivée progressive du fantastique et enfin nous expliquerons en quoi cette présence mystérieuse est finalement déjà présente à ce stade du récit.

I. Un cadre au départ réaliste et rassurant

Le fantastique repose sur la base d’un cadre réaliste, notre incipit démarre, en effet, selon ce principe.

Tout d’abord l’auteur met en place un environnement bien concret, il paraît tout à fait réel. L’auteur conte une journée passée chez lui en usant de longues descriptions, il énonce des dates, des horaires, des lieux, des événements, etc. Le récit s’installe sur une journée narrée « j’ai passé toute la matinée étendu sur l’herbe » qui paraît tout à fait banale, on ne peut noter aucun élément relevant du surnaturel. Il cite aussi des indications de temps « 8 mai », « vers onze heures », des indications météorologiques « il faisait bon » et des indications de position « à gauche, là-bas » qui ajoutent de la vraisemblance à l’histoire. La description de lieux existants est très précise, il décrit ce qu’il voit, ainsi on se plonge dans le regard de celui-ci, tout nous paraît familier. On comprend que le narrateur réside en Normandie « De mes fenêtres, je vois la Seine qui coule (…) la grande et large Seine, qui va de Rouen au Havre ». Il nous illustre de façon très pointilleuse ce qui l’entoure « à gauche, là-bas, Rouen, la vaste ville aux toits bleus », « vers onze heures, un long convoi de navires (…) défila devant ma grille ».

Un élément important qui ajoute un aspect réaliste au récit est qu’il est écrit sous forme de journal intime, comme dit précédemment, on a tout d’abord des indications de temps : chaque jour narré est daté : dans cet extrait nous pouvons découvrir deux journées du personnage, celle du huit et celle du douze mai, ce qui apporte une temporalité et une suite logique aux événements. Ensuite, on retrouve l’utilisation du « je », même si le narrateur reste anonyme, Maupassant a peut-être cherché à ce que le lecteur puisse se reconnaître en son personnage innomé. En lisant un récit à la première personne avec une focalisation interne, on rentre dans un cadre d’intimité avec le narrateur, on se sent concerné par ce qu’il vit, on a envie de croire ce qu’il nous conte. Le personnage nous partage ses pensées, ses ressentis : on voit ce qu’il voit et on pense à travers lui grâce à la focalisation interne.

Le cadre paraît aussi rassurant grâce aux formules utilisées par le narrateur. On lit tout un vocabulaire très mélioratif : « admirable », « belles matinées », « ce navire me fit plaisir à voir ». On trouve aussi la répétition du verbe aimer : « j’aime ce pays et j’aime y vivre », « j’aime ma maison » et plusieurs exclamatives : « quelle journée admirable ! », « comme il faisait bon ce matin ! ». Aussi, le narrateur est chez lui, dans un cadre qu’il connaît parfaitement et qui lui paraît donc rassurant ; la maison représente le foyer, c’est un endroit de protection. Tout paraît apaisant autour de lui, il est étendu sur l’herbe, à l’ombre, la Seine coule, les bateaux passent… On croirait que rien ne pourrait le déranger ou le surprendre. De plus il utilise de nombreux possessifs : « ma maison », « mon jardin », « mes racines » qui accentuent le fait qu’aucun danger ne pourrait s’abattre sur lui, dans ce cadre si rassurant auquel il est tant familier. Enfin le cadre est aussi poétique ; le narrateur est dans son jardin ombragé, il voit l’eau de la Seine qui coule… Il utilise des métaphores « ces profondes et délicates racines, qui attachent, qui attachent un homme à terre où sont nés et morts mes aïeux, qui l’attachent à ceux qu’on pense… », il va donner vie aux clochers : « jetant jusqu’à moi leur doux et lointain bourdonnement de fer, leur chant d’airain que la brise m’apporte ».

Tout cela contribue au cadre réaliste dans lequel on ne peut supposer qu’un élément surnaturel va venir faire face.

II. L'arrivée progressive du fantastique

À la suite de ce cadre apaisant dans lequel le lecteur se sent familier, on va découvrir des éléments annonciateurs du fantastique, petit à petit on va se détacher de l’univers familier dans lequel on a été introduit.

À partir du douze mai, on va donc observer un changement dans le récit. Tout d’abord la date change, quelques jours non contés se sont écoulés : « 12 mai. – J’ai un peu de fièvre depuis quelques jours ». La date marque donc un nouvel état d’esprit du narrateur encore jamais vu. Ensuite, là où le protagoniste semblait en bonne forme, son état physique semble s’être dégradé, il paraît malade : « fièvre », « souffrant », « frisson de froid ». Au-delà de son physique, c’est surtout son mental qui semble changé: « ou plutôt je me sens triste ». Le narrateur, qui n’usait que de formes mélioratives, va soudainement utiliser le vocabulaire de la tristesse : « découragement », « détresse », « subissons », « je rentre désolé », « quelque malheur m’attendait chez moi », « assombri mon âme ». Avec la phrase au caractère soudain : « je m’éveille plein de gaieté (…) je descends le long de l’eau ; et soudain, après une courte promenade, je rentre désolé », on peut penser qu’un événement dramatique est sur le point de se produire, ou alors que ce n’est qu’un état passager ; le lecteur n’est encore que dans le doute et la supposition, un élément clef du genre fantastique.

Mais il n’y a guère que le lecteur qui est plongé dans le doute, le narrateur lui-même est pris de nombreux questionnements. En effet, contrairement au huit mai où nous pouvions relever des phrases exclamatives, ici nous ne trouvons que d’abondantes interrogatives : « sait-on ? » ou encore la répétition de « pourquoi ? ». Le narrateur va s’interroger sur la nature de son malheur, sans apporter de réponses : « Est-ce un frisson de froid (…) ? Est-ce la forme des nuages (…) ? Sait-on ? », il semble se parler à lui-même, on peut avoir l’impression de résider au milieu de ses pensées ; ce qui peut, d’un côté, amener de la vraisemblance au récit, mais aussi nous questionner sur l’état psychologique du narrateur : n’est-il point fou ? Il semble tourmenté, inquiet de ce qu’il ressent, lui qui semblait si serein dans son environnement familier. Il va tenter de trouver des explications matérielles à son malheur psychique. Aussi, il utilise le vocabulaire du mystère « ces influences mystérieuses », « ce mystère », « invisible », « inconnaissables »… ainsi on sort peu à peu du monde réel.

Enfin on peut observer que le narrateur est pris de pressentiments, qui peuvent être annonciateurs de la suite de la nouvelle, « on dirait que l’air, l’air invisible est plein d’inconnaissables Puissances », « comme si quelque malheur m’attendait chez moi », « tout ce qui nous entoure (…) a sur nous, sur nos organes et, par eux, sur nos idées, sur notre cœur lui-même, des effets rapides, surprenants et inexplicables ? ». Ces changements dans la narration laissent penser que quelque chose peut se produire, nous ne sommes plus dans le cadre premier, apaisant, rassurant, familier : le narrateur est différent. Ces éléments illustrent bien, pour l’instant, le genre fantastique : on se trouve en premier lieu dans un cadre réel qui devient peu à peu inquiétant, étrange, il y a un personnage pris d’incertitude, des tournures interrogatives, un état inexplicable, le champ lexical du mystère, de la peur, des métaphores, etc.

III. Une présence mystérieuse déjà présente

Enfin, malgré qu’il ne soit jamais cité, on peut déjà voir qu’une force surnaturelle est présente dans le récit : le Horla semble dès lors parmi nous.

Tout d’abord, car il est personnifié. En effet dans la phrase « l’air invisible est plein d’inconnaissables Puissances dont nous subissons les voisinages mystérieux » « Puissances » est écrit comme nom propre et ferait subir des « voisinages » à notre protagoniste comme s’ils étaient en relation, ou même en cohabitation. Dans la majuscule on pourrait percevoir la présence du Horla que le narrateur n’aurait encore su déceler. Une autre majuscule est aussi placée : « comme il est profond, ce mystère de l’Invisible ». L’invisible personnifié peut aussi laisser penser que le Horla est déjà présent, lui qui réside dans ce que l’on ne voit pas. Son malheur invisible donne aussi l’impression qu’il est en mouvement : « d’où viennent ces influences », « quelque malheur m’attendait chez moi », « frôlant ma peau », « passant par mes yeux », « tout ce que nous frôlons sans le connaître ». Sa tristesse ne paraît pas comme une simple tristesse, elle se déplace, le traverse et l’envahit sans raison apparente.

Ensuite on peut voir que cette présence réside dans l’air. L’air a déjà été évoqué durant la journée du huit mai : « l’air lui-même », « l’air bleu des belles matinées », c’est un air frais, un air pur qui va, tout comme l’état du protagoniste, radicalement changer le douze mai. Cela apporte un effet de contraste, on comprend qu’un événement est en train, on ne va pas tarder à ses produire. Ensuite le narrateur parle de l’air comme s’il savait que quelque chose d’anormal était présent : « on dirait que l’air, l’air invisible est plein d’inconnaissables Puissances ». Il semble avoir le pressentiment que quelque chose réside dans l’invisible, une « Puissance » qui serait peut-être déjà le Horla. Enfin quelque chose semble circuler dans l’air : le narrateur émet l’idée qu’un « frisson de froid, qui, frôlant ma peau, a ébranlé mes nerfs et assombri mon âme » ou encore « est-ce la forme des nuages, ou la couleur du jour, la couleur des choses, si variable, qui, passant par mes yeux, a troublé ma pensée ». Ici on relève des verbes de mouvement qui s’associe avec un être vivant, on peut alors se demander si une présence de circulerait pas dans l’air, à moins que le narrateur soit pris d’une folie. On peut ainsi comprendre que le surnaturel réside ici dans l’invisible, dans ce qui ne se voit pas.

Finalement, en connaissant la suite des événements, on s’aperçoit que l’incipit a une portée ironique. Tout d’abord le narrateur utilise des tournures hypothétiques qui vont, par la suite, s’avérer bien réelle, il parle d’ « influences mystérieuses », du « mystère de l’invisible » et se dit « on dirait que l’air, l’air invisible est plein d’inconnaissables Puissances ». Lui ne parle certainement que de son mal-être, sans se douter qu’un être invisible va prendre possession de lui. Il mène aussi toute une réflexion sur nos sens, qu’il juge trop faible « nos yeux qui ne savent apercevoir ni le trop petit, ni le trop grand… », « notre goût, qui peut à peine discerner l’âge d’un vin ». Il juge « nos sens misérables » incapables de sonder « ce mystère de l’invisible », pourtant lui-même va, chez lui, se retrouver face à ce mystère de l’invisible. La dernière phrase est sûrement la plus ironique de toutes : « Ah ! Si nous avions d’autres organes qui accompliraient en notre faveur d’autres miracles, que de choses nous pourrions découvrir encore autour de nous ! » ; cette critique des cinq sens va finir par se retourner contre lui, lui aurait, certainement préféré garder ses misérables sens. Ensuite l’ironie va aussi se trouver dans le décor, en effet le narrateur nous conte à quel point il se sent familier dans ce cadre, pourtant c’est ici que le Horla va surgir. Le protagoniste qui disait le huit mai « j’aime ma maison où j’ai grandi » finira par y mettre le feu. La maison représente de base le foyer, la protection, c’est l’endroit on chacun est censé s’y sentir en sécurité, pourtant dans la nouvelle, cela sera le seul lieu d’insécurité pour lui. Enfin on peut trouver une forme d’ironie quand le narrateur salua le trois-mâts brésilien : « ce navire me fit plaisir à voir » ; cependant, plus tard dans le récit il se demandera si ce n’est pas cet acte qui fit venir le Horla chez lui.

Conclusion

Ainsi, Maupassant va d’abord dépeindre un tableau calme, familier et réaliste : on ne peut se douter qu’un évènement va venir bouleverser ce cadre. Puis il va faire surgir un élément surnaturel qui va perturber le narrateur. Cet élément, se trouvant dans l’invisible, va donc faire douter le lecteur : on ne sait point s’il y a une réponse rationnelle à son état, ou s’il y a une réelle présence dans l’air.

C’est grâce à tout cela que nous nous trouvons bien ancrées dans le genre fantastique : un élément étrange a surgi et nous fait hésiter, car nous nous trouvons pourtant dans un environnement qui nous paraît bien réel. On peut donc se demander si le Horla est bel et bien présent, car il se trouve dans ce qui n’est guère perceptible.