Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde - Partie I, scène 4

Analyse linéaire.

Dernière mise à jour : 02/12/2021 • Proposé par: jllesaint (élève)

Texte étudié

LA MERE. ─ Le dimanche...

ANTOINE. ─ Maman !

LA MERE. ─ Je n’ai rien dit,
je racontais à Catherine.
Le dimanche...

ANTOINE. ─ Elle connaît ça par cœur.

CATHERINE. ─ Laisse-la parler,
tu ne veux laisser parler personne.
Elle allait parler.

LA MERE. ─ Cela le gêne.
On travaillait,
leur père travaillait, je travaillais
et le dimanche
─ je raconte, n’écoute pas ─,
le dimanche, parce que, en semaine, les soirs sont courts,
on devait se lever le lendemain, les soirs de la semaine
ce n’était pas la même chose,
le dimanche, on allait se promener.
Toujours et systématique.

CATHERINE. ─ Où est-ce que tu vas, qu’est-ce que tu fais ?

ANTOINE. ─ Nulle part,
je ne vais nulle part,
où veux-tu que j’aille ?
Je ne bouge pas, j’écoutais.
Le dimanche.

LOUIS. ─ Reste avec nous, pourquoi non ? C’est triste.

LA MERE. ─ Ce que je disais :
tu ne le connais plus, le même mauvais caractère,
borné,
enfant déjà, rien d’autre !
Et par plaisir souvent ,
tu le vois là comme il a toujours été.
Le dimanche
─ ce que je raconte ─
le dimanche nous allions nous promener.
Pas un dimanche où on ne sortait pas, comme un rite,
Je disais cela, un rite,
une habitude.
on allait se promener, impossible d’y échapper.

SUZANNE. ─ C’est l’histoire d’avant,
lorsque j’étais trop petite
ou lorsque je n’existais pas encore.

LA MERE. ─ Bon, on prenait la voiture,
aujourd’hui vous ne faites plus ça,
on prenait la voiture,
nous n’étions pas extrêmement riches, non, mais nous avions une voiture et je ne crois pas avoir jamais connu leur père
sans une voiture.
Avant même que nous nous marions, mariions ?
avant qu’on ne soit mariés, je le voyais déjà
─ je le regardais ─
il avait une voiture
une des premières dans ce coin-ci,
vieille et laide et faisant du bruit, trop,
mais, bon, c’était une voiture,
il avait travaillé et elle était à lui,
c’était la sienne, il n’en était pas peu fier.

ANTOINE. ─ On lui fait confiance.

LA MERE. ─ Ensuite, notre voiture, plus tard,
mais ils ne doivent pas se souvenir,
ils ne peuvent pas, ils étaient trop petits,
je ne me rends pas compte, oui, peut-être,
nous en avions changé,
notre voiture était longue, plutôt allongée,
«aérodynamique»,
et noire,
parce que noir, il disait cela, ses idées,
noir cela serait plus « chic », son mot,
mais bien plutôt parce qu’en fait il n’en avait pas trouvé d’autre.
Rouge, je le connais, rouge, voilà, je crois, ce qu’il aurait préféré.
Le matin du dimanche, il la lavait, il l’astiquait, un maniaque,
cela lui prenait deux heures
et l’après-midi, après avoir mangé,
on partait.
Toujours été ainsi, je ne sais pas,
plusieurs années, belles et longues années,
tous les dimanches comme une tradition,
pas de vacances, non, mais tous les dimanches,
qu’il neige, qu’il vente,
il disait les choses comme ça, des phrases pour chaque situation de l’existence,
« qu’il neige, qu’il pleuve, qu’il vente »,
tous les dimanches, on allait se promener.
Quelquefois aussi,
le premier dimanche de mai, je ne sais plus pourquoi,
une fête peut-être,
le premier dimanche après le 8 mars qui est la date de mon
anniversaire, là,
et lorsque le dimanche tombait un dimanche, bon,
et encore le premier dimanche des congés d’été
─ on disait qu’on « partait en vacances », on klaxonnait, et le soir en rentrant on disait que tout compte fait, on était
mieux à la maison,
des âneries ─
et un peu aussi avant la rentrée des classes, l’inverse, là comme si on rentrait de vacances, toujours les mêmes
histoires,
quelquefois,
ce que j’essaie de dire,
nous allions au restaurant,
toujours les mêmes restaurants, pas très loin et les patrons
nous connaissaient et on y mangeait toujours les mêmes choses,
les spécialités et les saisons,
la friture de carpe ou des grenouilles à la crème, mais ceux -là ils n’aimaient pas ça.
Après ils eurent treize et quatorze ans,
Suzanne était petite, ils ne s’aimaient pas beaucoup, ils se chamaillaient toujours, ça mettait leur père en colère, ce
furent les dernières fois et plus rien n’était pareil.
Je ne sais pas pourquoi je raconte ça, je me tais.
Des fois encore,
des pique-niques, c’est tout, on allait au bord de la rivière,
oh là là là ! bon, c’est l’été et on mange sur l’herbe, salade de thon avec du riz et de la mayonnaise et des œufs durs,
─ celui-là aime toujours autant les œufs durs─
et ensuite, on dormait un peu, leur père et moi, sur la couverture, grosse couverture verte et rouge,
et eux, ils allaient jouer à se battre.
C’était bien.
Après, ce n’est pas méchant ce que je dis,
après ces deux-là sont devenus trop grands, je ne sais plus,
est-ce qu’on peut savoir comment tout disparaît ?
ils ne voulurent plus venir avec nous, ils allaient chacun de leur côté faire de la bicyclette, chacun pour soi,
et nous seulement avec Suzanne,
cela ne valait plus la peine.

ANTOINE. ─ C’est notre faute.

SUZANNE. ─ Ou la mienne.

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde - Partie I, scène 4

Juste la fin du monde est une œuvre rédigée par Jean Luc Lagarce en 1990 suite à la prise de conscience de son état de santé. Il s'agit d'une pièce de théâtre mettant en scène Louis, un jeune homme de 34 ans allant rendre visite à sa famille qu'il n'avait pas vue depuis longtemps. Cependant, la raison de sa visite n'est en aucun cas porteuse de bonnes nouvelles. Au bout de 12 ans sans avoir vu sa famille, Louis leur rend visite dans le but de leur annoncer qu'il est mourant. Néanmoins, sa famille contrariée du fait qu'il n'a pas prévenu avant de venir et du fait qu'il ne leur a jamais rendu visite auparavant, empêche Louis d'en venir à ce sujet sensible. Cette pièce va exprimer plusieurs thèmes qui vont tourner autour de la famille. L'auteur va introduire son histoire en précisant le jour où elle se déroule c'est-à-dire un dimanche et va durer près d'une année. De plus, il traite les problèmes de familles qui sont assez courants tels que les reproches, le manque de communication, les difficultés de compréhension entre les personnages.

Dans cette scène, la mère profite de la réunion familiale afin d'évoquer des souvenirs d'enfance de Louis et d'Antoine ayant une relation fraternelle tendue. Ceci va permettre de retracer l'évolution des liens qui unissent chaque membre de la famille. Ainsi, on peut alors se demander comment la mère raconte-t-elle les prémices de la tragédie familiale ? Dans un premier temps, nous verrons la contrition d'Antoine que l'on retrouve de la ligne 1 à la ligne 45. Par la suite, nous traiterons des souvenirs nostalgiques de la mère de la ligne 16 à la ligne 114. Et enfin dans un troisième et dernier temps nous étudierons le délitement familial de la ligne 115 à la ligne 140.

I. La contrition d'Antoine (ligne 1 à 45)

Tout d'abord, dés la première ligne (« dimanche...») la mère, s'apprête à raconter une anecdote en l'introduisant par le jour de la semaine représentant le jour du seigneur et des réunions familiales. C'est un jour important pour elle puisqu'elle est proche de sa famille et que c'est le jour dans lequel de nombreux souvenirs refont surface. Cependant, Antoine va interrompre sa mère ( « Maman ! » ligne 2) puisqu'il ne veut pas faire resurgir ces anciens souvenirs qui peuvent pour lui être douloureux. Antoine a comme été victime du passé puisqu'il a dû surmonter seul le départ de son frère, et prendre le rôle de l'aîné avec sa petite sœur, un rôle qu'il a peut-être eu du mal à tenir

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