Balzac, Ferragus - Incipit (extrait)

Commentaires en trois parties :
I. Les mystères de Paris : incipit et suspens,
II. La transfiguration mythique de la ville,
III. Un hymne d’amour à la capitale

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: chewif (élève)

Texte étudié

Ces observations, incompréhensibles au delà de Paris, seront sans doute saisies par ces hommes d’étude et de pensée, de poésie et de plaisir qui savent récolter, en flânant dans Paris, la masse de jouissances flottantes, à toute heure, entre ses murailles ; par ceux pour lesquels Paris est le plus délicieux des monstres : là, jolie femme ; plus loin, vieux et pauvre ; ici, tout neuf comme la monnaie d’un nouveau règne ; dans ce coin, élégant comme une femme à la mode. Monstre complet d’ailleurs ! Ses greniers, espèce de tête pleine de science et de génie ; ses premiers étages, estomacs heureux ; ses boutiques, véritables pieds ; de là partent tous les trotteurs, tous les affairés. Eh ! quelle vie toujours active a le monstre ? À peine le dernier frétillement des dernières voitures de bal cesse-t-il au cœur que déjà ses bras se remuent aux Barrières, et il se secoue lentement. Toutes les portes bâillent, tournent sur leurs gonds, comme les membranes d’un grand homard, invisiblement manœuvrées par trente mille hommes ou femmes, dont chacune ou chacun vit dans six pieds carrés, y possède une cuisine, un atelier, un lit, des enfants, un jardin, n’y voit pas clair, et doit tout voir. Insensiblement les articulations craquent, le mouvement se communique, la rue parle. À midi, tout est vivant, les cheminées fument, le monstre mange ; puis il rugit, puis ses mille pattes s’agitent. Beau spectacle ! Mais, ô Paris ! qui n’a pas admiré tes sombres paysages, tes échappées de lumière, tes culs-de-sac profonds et silencieux ; qui n’a pas entendu tes murmures, entre minuit et deux heures du matin, ne connaît encore rien de ta vraie poésie, ni de tes bizarres et larges contrastes. Il est un petit nombre d’amateurs, de gens qui ne marchent jamais en écervelés, qui dégustent leur Paris, qui en possèdent si bien la physionomie qu’ils y voient une verrue, un bouton, une rougeur. Pour les autres, Paris est toujours cette monstrueuse merveille, étonnant assemblage de mouvements, de machines et de pensées, la ville aux cent mille romans, la tête du monde. Mais, pour ceux-là, Paris est triste ou gai, laid ou beau, vivant ou mort ; pour eux, Paris est une créature ; chaque homme, chaque fraction de maison est un lobe du tissu cellulaire de cette grande courtisane de laquelle ils connaissent parfaitement la tête, le cœur et les mœurs fantasques.

Balzac, Ferragus - Incipit (extrait)

Participant conjointement du roman gothique et du roman policier, Ferragus s’ouvre sur une description du Paris de la Restauration, qui fournit le cadre d’une double intrigue, amoureuse et financière. Ville de tous les contrastes, suscitant à la fois crainte et admiration, la ville fait l’objet d’une description réaliste mais que les accents lyriques du narrateur élèvent au statut de mythe.

I. Les mystères de Paris : incipit et suspens

1. Une position stratégique

Cette description constitue l’incipit du roman, ce qui donne à la ville le statut narratif de cadre de l’action du roman. Conformément aux idées théorisées par Balzac dans l’Avant-propos de La Comédie humaine, et en particulier aux métaphores entomologistes qui la désignent, la ville n’est pas seulement un lieu : elle constitue un milieu naturel intimement lié au destin de ceux qui l’habitent, au point de les façonner.

2. Des renseignements réalistes

Balzac multiplie les " observations " sur la topologie urbaine (les différences entre quartiers), sur l’organisation architecturale des bâtiments, sur l’activité urbaine en fonction des moments de la journée, sur le mobilier des appartements, etc. : cette stratégie de vraisemblance caractérise une écriture réaliste et s’accorde aux exigences de l’incipit : ces renseignements prendront sens plus loin dans le roman (lorsque Madame Jules, qui habite les beaux quartiers, se rend dans une rue sordide).

3. Une atmosphère de suspens

La masse d’informations enserrées dans des phrases longues et complexes donne de Paris l’image d’un labyrinthe où se déroulent des actions secrètes et multiples. D’où une atmosphère de suspens par le biais de laquelle Balzac pose avec le lecteur les jalons d’un pacte de lecture : nous avons affaire à un roman policier situé dans le cadre d’un Paris mystérieux.

II. La transfiguration mythique de la ville

1. Un lieu de contrastes

La ville est évoquée par le biais de périphrases construite sur une figure d’intensification : l’oxymore. Ainsi la ville est-elle présentée comme " le plus délicieux des monstres " (l’oxymore est ici encore renforcé par le superlatif) ou comme " cette monstrueuse merveille ". Cela traduit, de la part du narrateur, un mélange de crainte et de fascination. L’arrière-plan réaliste de la page, où l’accent est mis sur les disparités et les contrastes urbains de tous ordres, est poétiquement traduit par une métaphore tératologique : nature hybride, le monstre est l’alliance par excellence de natures différentes.

2. Le réseau des images

Comme l’attestent de nombreuses métaphores et comparaisons, la ville est en effet présentée comme un mixte de l’humain (" là, jolie femme ; plus loin, vieux et pauvre ") et de l’animal (" comme les membranes d’un grand homard ").

3. Une ville personnifiée

En filant la métaphore du " monstre ", Balzac personnifie la ville et en fait un être vivant. On remarque de nombreuses personnifications (par exemple : " Insensiblement les articulations craquent, le mouvement se communique, la rue parle. À midi, tout est vivant, les cheminées fument, le monstre mange "). Ainsi la ville devient-elle un organisme vivant qui absorbe et se nourrit de ceux qui l’habitent (" chaque homme, chaque fraction de maison est un lobe du tissu cellulaire de cette grande courtisane de laquelle ils connaissent parfaitement la tête, le cœur et les mœurs fantasques ").

4. Macrocosme et microcosme

Cette interaction des hommes et de la ville est lisible jusque dans l’architecture : les traits urbains et les traits humains s’échangent au point que chaque immeuble est un corps (les greniers sont la " tête ", les premiers étages les " estomacs heureux " et les boutiques " les pieds ").

III. Un hymne d’amour à la capitale

1. La métaphore érotique

La ville n’est pas seulement présentée comme un " monstre " mais aussi comme une " jolie femme ", en particulier une " grande courtisane ". Cette référence donne un éclairage amoureux à toute l’évocation balzacienne de Paris. Paris est femme et Balzac lui adresse un chant d’amour, n’hésitant pas à la tutoyer (" Mais, ô Paris! qui n’a pas admiré tes sombres paysages ").

2. Une tonalité lyrique

Outre certaines considérations, le narrateur rend compte au lecteur de ses sentiments à l’égard de la ville. Ainsi est-on fondé à parler d’un ton lyrique. Les indices en sont nombreux : présence de la première personne (implicite du fait du tutoiement), présence abondante de termes appartenant au registre des sentiments et des affects, modalisation constante et très marquée, ponctuation dense et expressive rythmant des phrases complexes et marquées par des procédés d’anaphore et de répétition.

Conclusion

Située dans l’incipit du roman, cette description de Paris ne joue pas qu’un rôle descriptif (situer le cadre du récit dans le cadre d’une stratégie de la vraisemblance), mais aussi narratif : par le biais d’un réseau dense de comparaisons, de comparaisons et de personnifications, la ville devient un personnage à part entière du roman et le symbole mythique d’un univers à la fois fascinant et monstrueux.