Stendhal, Le Rouge et le Noir - Livre I, chapitre 19: Le dilemme

Commentaire synthétique en trois parties.

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: renec (élève)

Texte étudié

- Va-t’en, lui dit tout à coup madame de Rênal en ouvrant les yeux.

- Je donnerais mille fois ma vie, pour savoir ce qui peut t’être le plus utile, répondit Julien : jamais je ne t’ai tant aimée, mon cher ange, ou plutôt, de cet instant seulement, je commence à t’adorer comme tu mérites de l’être. Que deviendrais-je loin de toi, et avec la conscience que tu es malheureuse par moi ! Mais qu’il ne soit pas question de mes souffrances. Je partirai, oui, mon amour. Mais, si je te quitte, si je cesse de veiller sur toi, de me trouver sans cesse entre toi et ton mari, tu lui dis tout, tu te perds. Songe que c’est avec ignominie qu’il te chassera de sa maison ; tout Verrières, tout Besançon, parleront de ce scandale. On te donnera tous les torts ; jamais tu ne te relèveras de cette honte…

- C’est ce que je demande, s’écria-t-elle, en se levant debout. Je souffrirai, tant mieux.

- Mais, par ce scandale abominable, tu feras aussi son malheur à lui !

- Mais je m’humilie moi-même, je me jette dans la fange ; et, par là peut-être, je sauve mon fils. Cette humiliation, aux yeux de tous, c’est peut-être une pénitence publique. Autant que ma faiblesse peut en juger, n’est-ce pas le plus grand sacrifice que je puisse faire à Dieu ?… Peut-être daignera-t-il prendre mon humiliation et me laisser mon fils ! Indique-moi un autre sacrifice plus pénible, et j’y cours.

- Laisse-moi me punir. Moi aussi, je suis coupable. Veux-tu que je me retire à la Trappe ? L’austérité de cette vie peut apaiser ton Dieu… Ah ! ciel ! que ne puis-je prendre pour moi la maladie de Stanislas…

- Ah ! tu l’aimes, toi, dit madame de Rênal, en se relevant et se jetant dans ses bras.

Au même instant, elle le repoussa avec horreur.

- Je te crois ! je te crois, continua-t-elle, après s’être remise à genoux ; ô mon unique ami ! ô pourquoi n’es-tu pas le père de Stanislas ! Alors ce ne serait pas un horrible péché de t’aimer mieux que ton fils.

- Veux-tu me permettre de rester, et que désormais je ne t’aime que comme un frère ? C’est la seule expiation raisonnable ; elle peut apaiser la colère du Très-Haut.

- Et, moi, s’écria-t-elle, en se levant et prenant la tête de Julien entre ses deux mains, et la tenant devant ses yeux à distance, et moi, t’aimerai-je comme un frère ? Est-il en mon pouvoir de t’aimer comme un frère ?

Julien fondait en larmes.

- Je t’obéirai, dit-il, en tombant à ses pieds, je t’obéirai quoi que tu m’ordonnes ; c’est tout ce qui me reste à faire. Mon esprit est frappé d’aveuglement ; je ne vois aucun parti à prendre. Si je te quitte, tu dis tout à ton mari, tu te perds et lui avec. Jamais, après ce ridicule, il ne sera nommé député. Si je reste, tu me crois la cause de la mort de ton fils, et tu meurs de douleur. Veux-tu essayer de l’effet de mon départ ? Si tu veux, je vais me punir de notre faute, en te quittant pour huit jours. J’irai les passer dans la retraite où tu voudras. À l’abbaye de Bray-le-Haut, par exemple : mais jure-moi pendant mon absence de ne rien avouer à ton mari. Songe que je ne pourrai plus revenir si tu parles.

Elle promit, il partit, mais fut rappelé au bout de deux jours.

Stendhal, Le Rouge et le Noir - Livre I, chapitre 19

La scène repose sur un moment d'expression intense de Mme de Rênal, lié à la maladie de son fils. Elle invente un dilemme, qui lui permet d'exprimer son remords de l'adultère.

I. Le dilemme

a) Elle invente une causalité pour la maladie de son fils

Son fils serait malade à cause de l'adultère de sa mère. Il s'agit là d'une perspective sacrificielle, qui consiste à inverser l'effet et la cause. Ne plus voir Julien permettrait de sauver l'enfant (voir lignes 15/16, "par-là ...").

Ce qui se joue est la peur de Mme de Rênal de préférer Julien à son fils (comparaison qu'elle met elle-même en scène par son sacrifice), ce qu'elle finit par reconnaître à la ligne 29. Le dilemme est repris par Julien dans la dernière réplique : si je te quitte/si je reste, avec le terme "aveuglement", référence tragique (incapacité à dominer son destin).

b) La surenchère de la pénitence

Elle veut que la faute devienne publique ("pénitence publique", "fange", "humiliation" deux fois, série de superlatifs aux lignes 18 et 20).

II. La remise en cause involontaire du dilemme

a) Mme de Rênal le remet en cause par divers procédés

"peut-être" est repris trois fois (modalisation). De plus, la décision est prise sous forme de questions. Voir en particulier la question de la ligne 16/17 : ce devrait non pas être une question mais une affirmation, conformément à la structure de la phrase. Le point d'interrogation jette la suspicion sur ce que dit Mme de Rênal.

De manière opposée à la ligne 28 : la phrase est exclamative au lieu d'être interrogative. Ligne 29 : système d’irréel du présent qui modalise le péché, avec le conditionnel (effet de symétrie).

Mais surtout, les propos de Mme de Rênal constituent un paradoxe : alors qu'elle prétend le chasser, elle lui fait une déclaration d'amour particulièrement forte. Sacrifier Julien pour son fils, c'est lui dire que dans l'échelle de ses sentiments, il est ce qu'elle a de plus important, avec un effet de gradation : Julien est d'abord autant aimé que le fils ; Ligne 29 : "t'aimer mieux que ton fils" (avec le biais de la paternité imaginée de Julien).

b) Julien est donc placé en position de force

Il est sûr de l'amour de Mme de Rênal et de son peu d'envie qu'elle parte. L'injonction de Mme de Rênal de la ligne 19, "Indique-moi un autre sacrifice plus pénible, et j'y cours" montre qu'il doit la convaincre.

Mai

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