Peut-on penser sans son corps ?

Corrigé complet. Note obtenue : 17/20.

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: nicolasm (élève)

Corps et pensées, ou plus précisément, matière et esprit sont en perpétuels conflits depuis que l’homme a entrepris de philosopher. Toutefois, si l’on étudie l’histoire, on constate que les avis de penseurs allant de l’Antiquité grecque à nos contemporains sont extrêmement variés et contradictoires. Cependant, deux doctrines dominent, l’une considérant que la matière et l’esprit sont deux entités distinctes, l’une que l’on appelle dualisme, et l’autre, le monisme, système philosophique selon lequel il n’existe qu’une seule réalité : la matière ou l’esprit.

Avant tout, commençons par définir sans être trop exhaustif les deux notions précédentes. Le corps est une substance matérielle dont la polysémie du mot désigne à la fois l’objet physique, l’organisme vivant, la surface visible de cet organisme, et les diverses sensations produites par son fonctionnement et son activité (sensation de plaisir, de douleur…). La pensée quant à elle résulte de l’acte même de penser (activité intellectuelle), et dont le siège supposé est l’esprit (chez les dualistes) ou le corps (chez les matérialistes). L’esprit est donc considéré comme une substance pensante et immatérielle, en opposition à la matière.

Dans cette question : « Peut-on penser sans son corps ? », il suffit de savoir si oui ou non l’homme a la capacité de penser, de raisonner, d’imaginer, s’il ne possède pas un corps, une enveloppe charnelle. Nous remarquerons ici que la distinction corps/esprit a déjà été opérée. Ainsi, la notion de dualisme n’est pas à démontrer. Il nous suffit d’en analyser les différentes formes. Toutefois, nous verrons que ce dualisme a des limites et que l’on peut donc le mettre en doute. C’est pourquoi il nous faut nous intéresser à la doctrine moniste qui certainement donnera une réponse satisfaisante à la question qui nous est posée.

I. Penser sans son corps est possible en si l'on admet une force supérieure

Lorsque nous évoquons la doctrine dualiste, il nous faut avant tout savoir de quoi il retourne. Le dualisme en général, considère que l’homme n’est pas constitué d’une, mais de deux substances, à savoir l’esprit et la matière. La première étant immatérielle, n’occupant aucune place assignable et donc invisible. Par extension, c’est aussi un être immatériel ayant une vie psychique : Dieu, anges, démons (cette définition de l’esprit ou de l’âme étant plus en rapport avec la religion)… Et la seconde qui est considérée comme l’habitacle provisoire de l’esprit qui s’en échappe à la mort. Cependant qu’il s’agisse de matière ou d’esprit, la question que l’on serait amené à se poser est s’il s’agit de choses autonomes ou non. Doit-on considérer qu’elles exercent une influence quelconque l’une sur l’autre ? et si oui par quel(s) moyen(s) ? Ou sont-elles totalement indépendantes ? et dans ce cas, comment interpréter les correspondances entre nos pensée et nos actes ?

À ces questions, plusieurs penseurs dualistes répondent par des thèses dignes d’intérêt, mais qui se contredisent parfois. En voici un d’entre eux : Descartes, philosophe du XVIIème siècle, à l’origine du dualisme cartésien. Descartes distingue clairement le corps et l’esprit, mais pour autant, il cherche à comprendre comment ces derniers sont liés. (« L’âme de l’homme est réellement distincte du corps toutefois… elle lui est étroitement conjointe et unie qu’elle ne compose que comme une même chose avec lui » Abrégé des Méditations Métaphysiques). Il propose alors l’existence d’une troisième substance principalement physique, et celle-ci selon lui se situerait dans le cerveau (« L’âme a son siège principal et exerce ses fonctions plus particulièrement dans la glande pinéale »). D’après lui donc, l’esprit serait sécrété par cette glande comme la bile le serait du foie. Mais cette thèse qui à l’époque de Descartes semblait peu contestable a cependant été détruite en partie par l’avancée de la science, car celle-ci a révélé que les sécrétions de cette fameuse glande n’agissent aucunement sur le psychisme de l’homme.

Mais avant même cette découverte, certains philosophes dualistes avaient déjà proposé d’autres thèses contraires à celle de Descartes. Ces thèses sont notamment soutenues par Malebranche et Leibniz et elles nous amèneront peut-être à répondre à notre question de départ par le dualisme. Car, en effet, pour que l’on puisse dire que l’homme n’a pas besoin de son corps pour avoir une activité intellectuelle, il nous faut partir du fait que le corps et l’esprit n’exercent aucun contrôle l’un sur l’autre, c'est-à-dire que ces derniers doivent être indépendants. Cependant nous savons par exemple que lorsque nous avons peur, ou plutôt quand notre esprit éprouve un tel sentiment, aussitôt notre corps répond par une accélération cardiaque, par des sueurs froides… On pourrait alors être amené à penser que c’est l’esprit qui agit sur le corps, ou en tout cas que le corps et l’esprit sont d’une certaine manière liés, comme le pensait Descartes. Or Malebranche donne une explication bien différente. D’après lui, à chaque instant, donc de façon continue, une force supérieure, en l’occurrence ici Dieu, intervient pour faire correspondre les évènements matériels aux évènements de l’esprit. Cette doctrine métaphysique est appelée l’occasionnalisme. Leibniz admet comme Malebranche le dualisme esprit/corps, et soutient aussi que leur interaction n’existe pas. Cependant Leibniz trouve la solution de son confrère bien trop compliquée, car il n’imagine pas Dieu constamment en train de « régler des horloges ». Selon lui, la théorie la plus simple consiste à affirmer que la correspondance entre l’esprit et le corps est établie depuis l’origine. Ces derniers ont été préréglés grâce à Dieu, et telles des horloges, marchent à l’unisson. Il n’y a jamais de communication entre elles deux, mais elles suivent une séquence parallèle. Le parallélisme de Leibniz repose donc sur l’harmonie préétablie qui est une pièce essentielle de son système.

Les deux thèses précédentes, relativement proches l’une de l’autre sur le principe, nécessitent l’existence de Dieu et donc entretiennent des liens très puissants avec le dogme chrétien. Donc si l’on adhère à ces thèses et que l’on reconnaît l’existence de Dieu, il nous est alors possible de dire que l’homme peut penser sans son corps et cela surtout lorsque l’âme se trouve libérée du corps dans lequel elle était enchaînée. En effet, l’âme dans la religion chrétienne et dans la religion en général, est immortelle. On pourra alors s’interroger sur le processus de réincarnation de l’âme qui est très présent notamment dans la religion bouddhiste. Toutefois, la réponse qui nous a été donnée précédemment n’est pas réellement satisfaisante, car elle ne tient pas compte des personnes athées pour qui ces thèses sont infondées. Ainsi, pour éviter les difficultés posées par le dualisme, la solution la plus simple, mais aussi la plus radicale serait de supprimer le dualisme lui-même et de le remplacer par une autre doctrine n’étant pas basée sur la croyance en un Dieu quel qu’il soit. Ne serait-il donc pas plus pertinent d’accepter une position moniste qui ferait de l’existence une seule et unique réalité ? Et qu’ainsi la pensée ne serait l’exercice que d’une seule substance ?

II. Mais penser sans son corps suppose une séparation, difficile à concevoir

C’est sommairement la définition que l’on pourrait faire de cette doctrine. Mais plus précisément, le monisme est un système philosophique qui tend à affirmer que le monde n’est composé que d’une seule substance, que d’une seule réalité : celle de la matière ou bien celle de l’esprit. S’opposent alors dans le monisme deux principaux mouvements, le spiritualisme et le matérialisme, et entre ces derniers on retrouve le système de Spinoza qui identifie Dieu à la nature. De ce système on a donné tantôt des interprétations matérialistes (qui se placent du point de vue de la nature, à laquelle le philosophe aurait identifié Dieu), tantôt spiritualistes (qui se placent de point de vue de Dieu, auquel il aurait rapporté toute réalité naturelle). Le spinozisme sert donc de support aux deux pensées. Mais penchons-nous tout d’abord sur celle où tout n’est qu’esprit.

Cette hypothèse, celle des idéalistes comme Berkeley, affirme donc que c’est l’esprit qui créé la matière et que cette matière n’est en fait qu’une illusion que l’on doit à notre pensée. Pour un philosophe et homme d’église comme Berkeley, dire que la matière fait partie du monde réel est une absurdité, et il va même jusqu’à nier son existence. C’est ainsi qu’il souhaite combattre les explications scientifiques, les matérialistes et les athées. Si l’on suit bien sa pensée, c’est Dieu qui a créé le monde ou plus exactement l’illusion d’un monde. Cet idéalisme immatérialiste de Berkeley veut nous prouver que l’esprit est la seule réalité, la matière étant un produit fabriqué par notre esprit. Tout ce qui nous entoure n’existe pas, en dehors de notre esprit, et ne peut être que le reflet de notre pensée, de notre imagination. Seuls existent l’esprit et les idées. Mais pour Berkeley cette substance spirituelle est incapable de créer ses idées par elle-même. C’est donc un autre esprit bien plus puissant qui en est le créateur. Il s’agit donc de Dieu, lequel crée notre esprit et nous impose toutes les idées que nous rencontrons dans ce monde fait d’illusions.

Une fois encore cette thèse, bien qu’étant comprise dans la doctrine moniste, nécessite la croyance en un Dieu créateur et tout puissant, telles celles de Leibniz et de Malebranche citées précédemment. Une autre hypothèse, cette fois-ci matérialiste, se présente donc à nous. Celle-ci affirme que c’est la matière qui produit l’esprit, et que scientifiquement on n’a jamais vu d’esprit sans matière. De plus la matière n’a pas besoin de l’esprit pour exister, ayant une existence particulière, et qu’ainsi ce ne sont pas nos idées qui créent les choses, mais le contraire. Les matérialistes s’imaginent que l’homme pense parce qu’il a un cerveau et que la pensée est le produit du cerveau. La pensée ne pourrait donc exister sans corps. Aussi transcendante qu’elle paraisse, elle n’est pourtant que le produit d’un organe de notre corps, le cerveau. Par conséquent, la matière est quelque chose de réel, n’ayant pas besoin de l’esprit ou de la pensée pour exister. L’esprit ne pouvant être sans matière, il n’y a pas d’âme immortelle et dépendante du corps. Cela pourrait alors constituer une réponse parfaite, en apparence, à la question « peut-on penser sans son corps ? ». Il nous est impossible de penser sans notre corps.

De plus de nos jours, les progrès de la science, et notamment de la neuroscience semblent confirmer cette hypothèse. En effet, la pensée ne serait que le résultat de réactions physico-chimiques du cerveau humain. Toutefois nous ignorons encore comment le cerveau traite la sémantique, car celle-ci dépasse le langage et même l’entendement de l’homme. Une théorie véritable n’apparaîtra que lorsque les chercheurs auront découvert comment les neurones codent et transforment les signaux sensoriels, et comment ces capacités cognitives interagissent avec le système moteur de l’organisme.

Conclusion

Depuis Descartes, philosophes et scientifiques cherchent à comprendre la ou les relations existantes entre la pensée et le corps humain. Nous avons vu que ces derniers, chez les dualistes, sont des substances bien distinctes qui entrent dans la composition de l’homme. Le dualisme cartésien ayant été contré par l’avancée scientifique, il nous a fallu étudier d’autres formes de dualisme, afin de trouver une éventuelle réponse au problème de départ. Cependant, ces dernières ne peuvent fonctionner que si l’on postule qu’un Dieu existe, ce qui n’est pas de l’avis de tous les hommes. De plus, comment peut-on baser toute une démonstration sur un postulat ? Ces thèses ne peuvent donc être considérées comme vraies, mais seulement comme vraisemblables. Le monisme spiritualiste étant basé lui aussi sur un tel postulat, l’ultime recours que nous ayons est le matérialisme. Cette forme de monisme est de plus en plus influente, car les progrès de la science permettent de vérifier plus ou moins la justesse de cette doctrine. Toutefois, nous ne possédons pas encore tous les éléments nécessaires pour pouvoir enfin affirmer qu’il n’existe qu’une seule réalité, celle de la matière. Et donc, quant à savoir si l’homme peut penser sans son corps, cela reste encore une énigme.