Les hommes savent-ils l'histoire qu'ils font ?

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Dernière mise à jour : 16/03/2021 • Proposé par: yaya89 (élève)

Introduction

Dans la nuit du 9 novembre 1989, les Berlinois savaient ce qu'ils faisaient en détruisant le Mur et par là même en agissant sur leur histoire. Ils détruisaient l'un pour faire évoluer l'autre. Ils prenaient en main leur destin. Plus tard, cependant, le décalage important entre les économies des deux ex-ennemis a augmenté les difficultés économiques et sociales du pays. Certains se sont pris à regretter la réunification. Il semble donc légitime de se poser la question : les hommes savent-ils toujours l'histoire qu'ils font ? Est-il possible, vu l'ampleur des actions entreprises, de connaître leurs répercussions, voire leur signification exacte ? Ne faut-il pas attendre le verdict futur des historiens pour déterminer la réelle mesure de ce qui s'est fait à ce moment-là ? Pourtant les actions effectuées sont conscientes et finalisées. Certaines se veulent même historiques sans qu'il y ait le moindre doute à ce sujet. Mais n'est-ce pas le sens de ce qui fait l'histoire qui pose aussi problème ? Les hommes peuvent faire l'histoire tout en ayant une conscience incomplète, voire illusoire, du processus qui se déroule et auquel ils ne font que participer. Ce processus est-il économique, naturel ? Existe-t-il vraiment ?
Dans une première partie, nous verrons qu'il peut exister une coïncidence générale entre le pouvoir et le savoir humain concernant l'histoire en cours. Nous montrerons ensuite les limites de ce point de vue, en considérant les acquis de la science historique et les présupposés de la philosophie de l'histoire, afin de déterminer enfin où se situent les réelles lacunes de l'homme vis-à-vis de son histoire.

I. La volonté de l'histoire

1. La matière de l'histoire

Les évènements historiques marquants sont souvent de nature politique. Les livres d'histoire, de l'Antiquité jusqu'à l'époque contemporaine, sont remplis de guerres, de révolutions, de traités diplomatiques, de persécutions religieuses, etc. Ces évènements supposent la pleine conscience de ceux qui les ont enclenchés, et ne cachent pas leur objectif de faire évoluer, d'une façon ou d'une autre, le destin d'un pays. C'est la définition d'une décision politique. Des hommes font évoluer la réalité des faits, les lois, et veulent les infléchir en connaissance de cause. Henri IV savait très bien ce qu'il faisait en signant l'édit de Nantes en faveur des protestants : mettre fin aux guerres de Religion suite au massacre de la Saint-Barthélemy. Il savait, en plus, tirer des leçons de l'histoire passée en intégrant les erreurs ou les insuffisances des politiques précédentes. Au XXe siècle en Allemagne, la condamnation des criminels nazis à Nuremberg atteste bien que ceux-ci avaient pleine conscience et volonté de tout ce qu'ils ont perpétré au nom de la race aryenne. Même concernant le mal absolu, il y avait savoir de la part des protagonistes. De manière générale, l'histoire s'applique à l'homme, c'est-à-dire à des êtres possédant conscience et liberté d'action.

2. La définition de l'histoire

L'histoire est en effet le mode particulier par lequel l'homme construit et fait évoluer ses conditions d'existence. Selon Marx, « l'histoire est l'activité de l'homme poursuivant ses propres buts ». L'espèce humaine se distingue en effet de l'animal par la conscience ou l'intelligence, mais aussi par la nécessité de produire, au moyen du travail, sa subsistance et des conditions de vie décente. Ces conditions ou les objets produits s'accompagnent de réflexion et répondent à une intention consciente préalable, comme Marx le montre bien quand il distingue l'activité animale, purement réflexe et physiologiquement déterminée, du travail humain. Il y a aussi nécessité d'organiser la vie collective, de répartir les moyens et les fruits du travail. Pour cela des lois sont nécessaires, des décisions politiques doivent être prises.
C'est ainsi que Marx fait de la production des besoins le premier acte historique de l'homme. Il soutient en effet le principe du matérialisme historique selon lequel toutes les étapes clés de l'histoire de l'humanité ont consisté en une réorganisation fondamentale des rapports de production économique, souvent au moyen de révolution et de violence. Mais s'il y a violence, c'est bien parce que des buts s'opposaient de façon antagonique. Donc chacun sait exactement ce qu'il défend ou attaque, comme, par exemple, lors de la révolte des canuts à Lyon en 1830.

3. La connaissance de l'histoire

L'histoire n'est pas seulement l'ensemble des faits passés. C'est aussi la discipline qui étudie ou explique ces faits. On peut dire avec pertinence que les historiens aussi font l'histoire.
Il y a en effet nécessité de choisir parmi tous les faits, ceux qui méritent de figurer dans l'histoire. Et pour cela il faut un exercice de réflexion théorique important, qui suppose l'analyse et la synthèse de la période considérée. Le passé connu est médiatisé par la réflexion des historiens. Or, par définition, établir la synthèse lucide de ce que l'on est en train d'expliquer, c'est savoir ce que l'on fait. Les historiens savent pourquoi et comment la Révolution française a eu lieu, ou bien en quoi Marignan mérite d'être retenu comme évènement.
Mais justement, il y a un décalage entre l'explication donnée par les historiens, c'est-à-dire ce que l'on retient maintenant, et ce que pouvaient juger ou comprendre les acteurs de l'époque ; par exemple les causes de la révolution qui sont autant économiques que politiques. Toutes ces causes ne pouvaient être connues sur le moment, et encore moins leurs conséquences. Donc quelque chose semblerait échapper au savoir humain au moment où l'action se produit.

II. Les lois de l'histoire

1. Le décalage temporel

La première des ignorances et la plus évidente tient au décalage temporel. On ne peut pas savoir l'histoire que l'on fait en direct, puisqu'on ignore les conséquences des actions entreprises ; par exemple, la Première Guerre mondiale était censée, à son début, être une guerre rapide. Il est donc normal que les historiens profitent de leur décalage temporel par rapport à l'évènement étudié pour en avoir une vision plus complète, plus lucide également. Henri Bergson montre qu'il est même miraculeux de percevoir, au moment où il se produit, la portée ou la signification historique d'un évènement, car ses contemporains ne possèdent ni la connaissance de ce qui se passera après, ni la signification de certains signes avant-coureurs présents. On ne le sait qu'une fois le parcours effectué. Bergson parle en effet de l'illusion rétrospective selon laquelle les protagonistes d'une époque auraient dû voir vers où ils se précipitaient : la Seconde Guerre mondiale par exemple ou la guerre froide. Ainsi, dans les années trente beaucoup a été fait pour que la guerre n'ait pas lieu. Autrement dit, les protagonistes ne pouvaient pas savoir quelle histoire ils étaient en train de faire. Donc, notre assurance actuelle vient de ce que l'on connaît des évènements après coup.

2. La nécessité historique

L'ignorance ne tient pas seulement aux conséquences mais aussi aux causes des évènements. On peut en effet percevoir des lois nécessaires derrière le processus historique. Déclarer une guerre semble relever uniquement de décisions humaines, dont certes on ignore les conséquences, mais qui relèvent néanmoins d'un contexte et de faits précis. Engels dans La Violence dans l'histoire montre en effet que les conditions matérielles sont déterminantes. Une guerre suppose des armes, donc une évolution technique, de l'argent, donc un niveau économique. Un navire de guerre est une véritable industrie flottante, qui coûte très cher à l'État. L'« élément primitif » de la violence n'est pas la décision politique, ce sont les conditions économiques qui orientent une politique et qui lui donnent une sorte de destin préalable :
• soit la violence politique suit l'évolution économique et l'accélère, comme dans le cas de l'esclavage, qui est une violence qui a correspondu à une évolution économique : l'inégalité des moyens de production existait déjà, et l'évolution économique l'a accrue ;
• soit elle tente de s'y opposer mais finit toujours par céder : par exemple la Révolution française où la bourgeoisie s'est élevée contre l'aristocratie.
Les hommes ne savent donc pas toujours la loi et les conditions de l'évolution de leurs actions historiques.

3. La ruse de l'histoire

Dans le cas précédent, les décisions volontaires sont toujours présentes : on sait que l'on fait la guerre ou la révolution. Or, même sur ce point, une ignorance peut exister.
Derrière les volontés et les ambitions des personnages historiques, d'autres forces se développent à leur insu. Hegel dans La Raison dans l'histoire analyse les intérêts et les passions dévorantes des héros. En apparence, ils sont animés par un pur égoïsme, mais en réalité les buts qu'ils recherchent coïncident avec les attentes universelles ou générales de ceux qui s'y trouvent mêlés. Et c'est pourquoi justement ces individus prennent une stature de personnage historique. Robespierre a incarné l'idéal de vertu au pouvoir, Napoléon a correspondu à la double aspiration de force gouvernementale et de droit libéral. Derrière cela, pourquoi n'y aurait-il pas justement une force de réalisation qui utiliserait les héros de l'histoire, leurs volontés particulières et égoïstes, comme « organe » pour la réalisation des aspirations universelles ? Il y a une Raison qui orchestre les évènements et fait advenir par ruse, c'est-à-dire par des procédés a priori contraires, ses déterminations de connaissance et de liberté pour l'humanité. L'histoire n'est autre que la forme et la matière que prend cet Esprit universel pour se déployer.
Cela explique pourquoi les héros de l'histoire ne sont pas heureux ou ont des destinées souvent tragiques : ils sont, en quelque sorte, les instruments de réalisation de l'Histoire, mais ils sont aussi au fait de ce que veulent fondamentalement les peuples qu'ils gouvernent et de ce qu'il est nécessaire de réaliser, quitte à aller contre l'opinion publique, voire contre la morale. Il y a donc bien une connaissance plus élaborée chez eux. Certains hommes ne savent-ils pas mieux ce qu'ils font que d'autres ?

III. La complexité de l'histoire

1. La causalité historique

Il est impossible de posséder un savoir de ce que l'on fait historiquement, du fait même de la nature de l'histoire. Il y a en effet histoire là où la succession des événements ne peut se déduire a priori, une fois connue, par exemple, la loi de leur causalité. Il y a certes une logique, une explication rationnelle pour comprendre comment on est passé d'un moment à l'autre, et comment l'un a influencé l'autre, mais ce n'est jamais réductible à un pur système de lois, sinon on aurait affaire à de la science pure et à la nature. Sinon on pourrait établir une prévision, à partir d'un modèle répété. Or ce n'est justement pas le cas. Chaque évènement est singulier et a des causes et des conséquences singulières. Aucun évènement ne peut être prédit avec certitude. Cette distinction établie par Cournot entre histoire et science permet de relativiser le savoir que l'on peut en avoir. D'autant que, si chaque homme poursuit ses fins, il y a télescopage, rencontre plus ou moins harmonieuse, de toutes ces fins et, par conséquent, rien de ce qui est prévu par les protagonistes ne se passe réellement comme tel. Du fait des résultantes multiples et imprévisibles des volontés humaines entre elles, voire des lois qui les sous-tendent, Engels n'hésite pas à comparer l'histoire à ce que pourrait être un système régi par le plus grand des hasards, par l'aléatoire et l'indéterminable : « Les évènements historiques apparaissent en gros également dominés par le hasard », hasard entendu comme rencontre entre différentes séries causales qui se croisent et s'entrechoquent. « C'est la résultante de ces nombreuses volontés agissant dans des directions différentes et de leurs répercussions dans le monde extérieur qui constitue l'histoire. » Mais comment expliquer alors que les héros de l'histoire, voire les philosophes de l'histoire, parviennent à en posséder un savoir plus développé ?

2. L'idéologie de l'histoire

La différence n'est pas seulement entre savants ou visionnaires et les autres, elle est surtout entre ceux qui possèdent un pouvoir ou une influence plus directe sur les évènements et ceux qui les subissent, et qui souvent sont manipulés par les premiers, notamment par le biais de l'idéologie, tel que l'analyse Marx par exemple. Une idéologie est en effet un système de pensée qui cache ses origines et sa nature véritable. Ses origines sont matérielles, l'idéologie dominante est le reflet de la domination économique, sociale et politique d'une classe particulière de la population. Mais cette domination concrète est cachée du fait que l'idéologie se présente à la fois comme universelle, vraie, et en quelque sorte immuable. Marx voit ainsi dans la notion de liberté, telle qu'elle apparaît dans la Déclaration des droits de l'homme, l'expression d'une liberté bien particulière, celle de pouvoir s'enrichir et dominer autrui sans égard pour sa situation. C'est une liberté de bourgeois. L'idéologie nie en quelque sorte l'histoire en se présentant comme un principe qui va de soi, ou bien ce qui revient au même, elle englobe les évènements historiques et politiques d'une grille d'interprétation qui les justifie et qui annonce ce qui doit advenir. C'est ainsi par exemple qu'Hannah Arendt analyse les deux totalitarismes du XXe siècle : selon elle, le nazisme et le stalinisme reposaient théoriquement sur l'idée d'un savoir du futur, et qui devait advenir le plus vite possible, c'est-à-dire en niant l'homme et la réalité. Pour reprendre la définition de Marx, « de l'histoire des hommes, […] l'idéologie se réduit soit à une conception de cette histoire, soit à une abstraction de cette histoire ». Son efficacité est de faire croire au peuple qu'il participe à une avancée nécessaire et bénéfique, conformément aux lois supposées universelles. Mais en réalité l'histoire se fait de tous et par tous, ce pourquoi on ne peut la savoir à l'avance.

Conclusion

Même si les hommes se définissent par la conscience de leurs actes, ils ne peuvent savoir l'histoire qu'ils font du fait de leur liberté et de la combinaison complexe de ces libertés et aspirations. Toute tentative de promettre un savoir de ce type, au mieux est soumise à l'échec, au pire tombe dans l'idéologie. Cela n'a pas manqué de se produire à plusieurs reprises, y compris pour un système qui se réclamait de Marx, pourfendeur des idéologies. Resterait à voir si au moins une leçon de l'histoire ne pourrait pas être définitivement établie sur ce leurre du savoir global.