Rousseau, La Nouvelle Héloise - Lettre XI

Corrigé linéaire du professeur.

Dernière mise à jour : 06/05/2023 • Proposé par: hive (élève)

Texte étudié

Je me mis à parcourir avec extase ce verger ainsi métamorphosé ; et si je ne trouvai point de plantes exotiques et de productions des Indes, je trouvai celles du pays disposées et réunies de manière à produire un effet plus riant et plus agréable. Le gazon verdoyant, épais, mais court et serré, était mêlé de serpolet, de baume, de thym, de marjolaine, et d’autres herbes odorantes. On y voyait briller mille fleurs des champs, parmi lesquelles l’œil en démêlait avec surprise quelques-unes de jardin, qui semblaient croître naturellement avec les autres. Je rencontrais de temps en temps des touffes obscures, impénétrables aux rayons du soleil, comme dans la plus épaisse forêt ; ces touffes étaient formées des arbres du bois le plus flexible, dont on avait fait recourber les branches, pendre en terre, et prendre racine, par un art semblable à ce que font naturellement les mangles en Amérique. Dans les lieux plus découverts je voyais çà et là, sans ordre et sans symétrie, des broussailles de roses, de framboisiers, de groseilles, des fourrés de lilas, de noisetier, de sureau, de seringa, de genêt, de trifolium, qui paraient la terre en lui donnant l’air d’être en friche. Je suivais des allées tortueuses et irrégulières bordées de ces bocages fleuris, et couvertes de mille guirlandes de vigne de Judée , de vigne vierge, de houblon, de liseron, de couleuvrée, de clématite, et d’autres plantes de cette espèce , parmi lesquelles le chèvrefeuille et le jasmin daignaient se confondre. Ces guirlandes semblaient jetées négligemment d’un arbre à l’autre, comme j’en avais remarqué quelquefois dans les forêts, et formaient sur nous des espèces de draperies qui nous garantissaient du soleil, tandis que nous avions sous nos pieds un marcher doux, commode et sec, sur une mousse fine, sans sable, sans herbe, et sans rejetons raboteux.

Rousseau, La Nouvelle Héloise - Lettre XI

Jean-Jacques Rousseau est surtout connu comme une figure marquante du siècle des Lumières au XVIIIe siècle, mais il préfigure également la sensibilité romantique, comme en témoigne le roman épistolaire, La Nouvelle Héloïse, publié en 1761 et racontant un amour impossible entre la noble Julie et son précepteur, Saint-Preux, d’une condition inférieure.Celui-ci, après une longue absence au cours de laquelle il a exploré le monde, retrouve Julie mariée. Elle a transformé le jardin témoin de leur amour passé en un verger secret nommé l’Élysée, comme le séjour des âmes bienheureuses après la mort dans la mythologie grecque.

Problématique: Comment la description de ce jardin perpétue-t-elle de manière originale la tradition du locus amoenus (d’un lieu caché et agréable - « amène » d’où le terme latin - qui constitue un véritable refuge pour les hommes) afin de célébrer la nature ?

I. Un jardin agréable et surprenant (ligne 1 à 7)

Le narrateur-personnage, Saint-Preux, raconte sa déambulation dans ce jardin secret : « Je me mis à parcourir » (l. 1). Le complément circonstanciel de manière « avec extase » (l. 1) permet d’emblée de définir son ressenti dans une hyperbole très méliorative. Cette première phrase du texte constitue une véritable célébration du verger qui n’a rien à envier aux paysages et aux plantes exotiques alors très en vogue. En effet, la deuxième proposition (« et si je ne trouvai point de plantes exotiques et de productions des Indes » l. 1-2) constitue une concession, vite contrebalancée par l’affirmation de la découverte d’un paysage encore plus beau : « je trouvai celles du pays » (l. 2). La reprise du même verbe « trouvai » produit une harmonieuse symétrie. Les rythmes binaires présents dans cette première phrase participent également à une impression d’harmonie et d’équilibre : « disposées et réunies » (l. 3), « un effet plus riant et agréable » (l. 3). Ces deux derniers adjectifs, renforcés par l’adverbe comparatif « plus », traduisent le charme exercé par ce lieu sur le narrateur, alors même qu’il rentre d’un séjour dans des pays exotiques.

Commence alors véritablement la description plus précise du verger dans une phrase à l’imparfait qui décrit le gazon idéal pour tout jardinier grâce à des adjectifs mélioratifs regroupés encore dans des rythmes binaires : « verdoyants, épais », « mais court et serré » (l. 4). Ce gazon se mêle harmonieusement aux herbes aromatiques évoquées dans un rythme accumulatif : « serpolet […] et d’autres herbes odorantes » (l. 4). Cette phrase sollicite agréablement les sens du lecteur : la vue (« verdoyant » l. 4), le toucher (« épais, mais court et serré » l. 4) et bien sûr l’odorat (« herbes odorantes » l. 5). Le narrateur souligne ensuite avec admiration le mélange des plantes sauvages (« fleurs des champs » l. 5-6) et celles de jardin cultivées par les hommes. Il apprécie l’effet de surprise provoqué par cette fusion harmonieuse et le fait que les fleurs cultivées « semblaient croître naturellement » (l. 7).

On discerne ici la conception rousseauiste du monde qui idéalise la nature aux dépens des productions artificielles des humains. Cet éloge de la nature se révèle dans la caractérisation méliorative des fleurs des champs à l’aide du numéral hyperbolique « mille » et du verbe « briller » (l. 5), alors que les fleurs de jardin sont reléguées au second plan et désignées de manière moins valorisante par la locution pronominale indéfinie « quelques-unes » (l. 6). Le narrateur célèbre ainsi la beauté de ce jardin qui stimule agréablement les sens, ce qui l’inscrit bien dans la tradition antique du locus amoenus, mais révèle également une sensibilité romantique.

II. L’éloge d’un jardin obscur et désordonné (lignes 7 à 14)

Le narrateur poursuit l’évocation de sa déambulation en mettant en avant des caractéristiques qui pourraient paraître surprenantes dans un éloge. En effet, il loue l’obscurité et l’aspect désordonné de ce verger. Il évoque tout d’abord « des touffes obscures, impénétrables aux rayons du soleil » (l. 8). Or l’ombrage est l’une des caractéristiques du locus amoenus dans la tradition antique. Néanmoins, cette caractéristique se retrouve ici amplifiée, car on ne parle plus d’ombre, mais d’obscurité. Cela correspond à un désir de repli, de solitude propre à la sensibilité romantique. Mais si ces touffes sont comparées à la « plus épaisse forêt » (l. 8-9), elles sont bien le fruit d’un artifice humain. Le narrateur évoque cette intervention humaine indirectement avec l’utilisation du pronom indéfini (« on avait fait recourber » l. 9-10) et par le groupe nominal « un art semblable » (l. 10). En effet, le bois flexible des arbres a été recourbé afin de produire une arche protectrice.

Cette intervention est valorisée dans la mesure où elle est quasi indiscernable et le résultat final est comparable à une végétation naturelle, comme celle des « mangles en Amérique » (l. 11). La reprise de l’adverbe « naturellement » (l. 11), déjà utilisé à la ligne 7, et l’évocation d’une végétation tropicale, synonyme d’exotisme, participent encore à l’idéalisation de ce paysage. La prose particulièrement musicale semble aussi renforcer cette impression de lieu feutré et protégé. Notons en particulier l’allitération en [f] (« touffes » l. 8 et 9, « forêt » l. 9, « formées » l. 9, « flexible » l. 9, « font » l. 11) ou l’assonance en [en] (« rencontrais » l. 7, « de temps en temps » l. 7, « dans » l. 8, « branches », l. 10, « pendre » l. 10, « en », l. 10, « prendre », l. 10, « semblable », l. 10, « naturellement » l. 11) qui culmine dans l’effet de paronomase des deux verbes « pendre » et « prendre » (l. 10).

Après les lieux obscurs, le narrateur évoque les « lieux plus découverts » (l. 11) où la végétation semble pousser en toute liberté, comme le suggère le champ lexical du désordre (« çà et là » l. 12, « sans ordre et sans symétrie » l. 12, « des broussailles » l. 12, « en friche » l. 14). L’énumération hétéroclite qui mêle toutes les formes végétales dans un joyeux fouillis où on peut repérer des fleurs de jardin, des baies, des plantes sauvages produit également cette impression de confusion mais aussi d’abondance, une autre caractéristique du locus amoenus. La subordonnée relative « qui paraient la terre » (l. 14) complète de manière presque oxymorique le nom « broussailles » (l. 12). Ainsi les broussailles, manifestation d’un jardin négligé sur lequel la nature reprend ses droits, sont caractérisées de manière méliorative comme une parure, parce qu’elles produisent cette esthétique naturelle. Le narrateur utilise un modalisateur pour signifier que ce n’est qu’une apparence « en lui donnant l’air d’être ainsi en friche » (l. 14) : le jardin est bien cultivé par les soins de l’homme, mais tout l’art du jardinier est de reproduire artificiellement l’état naturel.

III. Une évocation du verger particulièrement lyrique (lignes 14 à la fin)

Le narrateur poursuit toujours son chemin, ce qui permet de structurer cette description au fil de sa déambulation (« Je suivais » l. 14). Le pronom personnel « je » ouvre le passage, relayé plus loin par une autre occurrence « comme j’en avais remarqué » (l. 19). Toutefois, à la fin du passage, le « je » est remplacé par le pronom personnel « nous » (l. 20), comme si le narrateur n’était plus seul et que la beauté du jardin avait effacé son sentiment de marche solitaire. Le lecteur est invité de manière lyrique à ressentir toutes ces impressions amplifiées par l’usage du pronom personnel pluriel. Les allées parcourues « sont tortueuses et irrégulières » (l. 15) : ce rythme binaire fait écho à celui de la ligne 12 (« sans ordre et sans symétrie ») pour poursuivre l’éloge d’une esthétique naturelle. Ce jardin à l’anglaise récuse définitivement la symétrie des jardins à la française où tout est retaillé, contrôlé. L’enthousiasme du narrateur transparaît de manière étonnante dans une métaphore poétique qui assimile la végétation à des « guirlandes » (l. 18). On retrouve ici cet usage paradoxal du lexique de la parure pour évoquer la végétation.

L’énumération de plantes donne à la phrase un rythme ample qui illustre la profusion déjà exprimée par l’hyperbole « mille » (l. 15). De nouveau, les fleurs et les plantes se mêlent sans distinction. L’hommage à la nature est aussi perceptible dans la quasi personnification du chèvrefeuille et du jasmin « qui daign[ai]ent se confondre » (l. 18), estompant encore une fois l’hypothèse d’un actant humain dans cette belle association de plantes odorantes. L’adverbe « négligemment » à la ligne 18 renforce cette impression de liberté naturelle. Le narrateur reprend le motif de l’ombrage (déjà évoqué aux lignes 8 à 11) et célèbre à nouveau l’aspect naturel des guirlandes végétales dignes des « forêts » (l. 19), puis il les compare à « des espèces de draperies » (l. 20). Le lexique de l’art devient paradoxalement le comparant pour célébrer ce jardin sauvage dans une sorte de réconciliation de l’homme et de la nature. Ces draperies qui protègent du soleil transforment le lieu en un berceau protecteur qui renoue totalement avec la tradition du locus amoenus.

L’idée de refuge est amplifiée par la disparition de tous les obstacles, perceptible par la répétition de la préposition privative « sans » (l. 22). Le narrateur l’exprime de manière lyrique par des rythmes ternaires très harmonieux qui suggèrent le bonheur éprouvé dans un tel lieu : « un marcher doux/, commode,/ et sec » (l. 21), « une mousse fine sans sable/, sans herbe /et sans rejeton raboteux » (l. 22). Les assonances en [en] (« guirlandes », « semblaient », « négligemment », « j’en », « dans », « garantissaient », « tandis », « sans » l. 18 à 22) et en [ou] (« nous », « doux » « mousse » l. 21-22) produisent enfin des échos sonores doux à l’oreille et les allitérations en [s](« garantissait » l. 20, « soleil » l. 20, « sous » l. 21, « sec » l. 21, « mousse » l. 21, « sans » l. 21, « sable » l. 22) dans un effet d’harmonie imitative miment le glissement des pas sur le sol invitant de manière lyrique à ressentir le bien-être éprouvé dans ce jardin-refuge. Les compléments circonstanciels montrent l’enfermement protecteur du narrateur : « formaient sur nous » (l. 20), « sous nos pieds » (l. 21). Ce jardin-berceau évoqué de manière lyrique exprime l’harmonie du narrateur avec le lieu décrit.

Conclusion

Ce verger idéal, aux yeux de Rousseau, reprend beaucoup de motifs du locus amoenus : paysage agréable à l’œil, véritable asile champêtre, nature bienfaisante et nourricière. Cette description s’inscrit donc bien dans le parcours « La célébration du monde ». Rousseau nous livre la description lyrique d’un jardin qui réconcilie l’homme et la nature, propose un hommage à l’esthétique sauvage et naturelle et annonce la sensibilité romantique.

En effet, ce paysage miroir, aux « touffes obscures » et aux « allées tortueuses », figure déjà les tourments de l’âme romantique et le désir d’un paysage refuge. Pour poursuivre notre exploration des jardins-monde, nous pouvons nous tourner vers Le Paradou, décrit par le naturaliste Émile Zola dans son roman La Faute de l’abbé Mouret (1875).