Marivaux, Les Fausses Confidences - Acte I, scène 2 (extrait 2)

Une copie d'un élève de première en voie générale, pour un devoir à la maison. Note obtenue : 18/20.

Dernière mise à jour : 11/12/2022 • Proposé par: Benjaminastruc (élève)

Texte étudié

Dubois

Laissons cela, monsieur ; tenez, en un mot, je suis content de vous ; vous m’avez toujours plu ; vous êtes un excellent homme, un homme que j’aime ; et si j’avais bien de l’argent, il serait encore à votre service.

Dorante

Quand pourrai-je reconnaître tes sentiments pour moi ? Ma fortune serait la tienne ; mais je n’attends rien de notre entreprise, que la honte d’être renvoyé demain.

Dubois.

Eh bien, vous vous en retournerez.

Dorante

Cette femme-ci a un rang dans le monde ; elle est liée avec tout ce qu’il y a de mieux, veuve d’un mari qui avait une grande charge dans les finances ; et tu crois qu’elle fera quelque attention à moi, que je l’épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n’ai point de bien ?

Dubois

Point de bien ! votre bonne mine est un Pérou. Tournez-vous un peu, que je vous considère encore ; allons, monsieur, vous vous moquez ; il n’y a point de plus grand seigneur que vous à Paris : voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible. Il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l’appartement de madame.

Dorante

Quelle chimère !

Dubois

Oui, je le soutiens ; vous êtes actuellement dans votre salle et vos équipages sont sous la remise.

Dorante

Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois.

Dubois

Ah ! vous en avez bien soixante pour le moins.

Dorante

Et tu me dis qu’elle est extrêmement raisonnable.

Dubois

Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu’elle ne pourra se soutenir qu’en épousant ; vous m’en direz des nouvelles. Vous l’avez vue et vous l’aimez ?

Dorante

Je l’aime avec passion ; et c’est ce qui fait que je tremble.

Dubois

Oh ! vous m’impatientez avec vos terreurs. Eh ! que diantre ! un peu de confiance ; vous réussirez, vous dis-je. Je m’en charge, je le veux ; je l’ai mis là. Nous sommes convenus de toutes nos actions, toutes nos mesures sont prises ; je connais l’humeur de ma maîtresse ; je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis ; et on vous aimera, toute raisonnable qu’on est ; on vous épousera, toute fière qu’on est ; et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes ; entendez-vous ? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l’amour parle, il est le maître ; et il parlera. Adieu ; je vous quitte ; j’entends quelqu’un, c’est peut-être M. Remy ; nous voilà embarqués, poursuivons. (Il fait quelques pas, et revient.) À propos, tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous. L’amour et moi, nous ferons le reste.

Marivaux, Les Fausses Confidences - Acte I, scène 2 (extrait 2)

L’extrait proposé est révélateur de la visée stratégique qu’offre cette œuvre théâtrale, tout en reflétant l’état d’âme de la société de l’époque ainsi que celle de notre auteur. Tiré des Fausses Confidences de Marivaux, elle se démarque en tout point des chefs d’œuvres du 18ème siècle. Cette période, marquée par la mort de Louis XIV, laisse place à l’émancipation des mœurs ; une « morale du plaisir » commence à s’imposer. Il estime que l’ordre social peut être adouci par l’humour et l’esprit de tolérance garant d’une plus grande harmonie sociale. En ce sens, son œuvre qui s’inscrit à l’aube des Lumières, témoigne de l’esprit nouveau introduit en France par Fontenelle et Bayle.

Les Fausses Confidences commencent par une « vraie confidence », placée sous le signe du mystère, comme l’indique la didascalie initiale introduisant Dubois « avec un air de mystère » auprès de Dorante au début de la scène 2 de l’acte 1. L’intérêt dramaturgique premier de cette scène d’exposition est d’informer le lecteur/spectateur du stratagème qui a été mis en place par les deux hommes, stratagème dont le mobile est ambigu comme le signale l’emploi polysémique du terme « fortune ». Dubois, héritier du valet machiniste de la comédie traditionnelle, rassure son maître et expose au public la machination ourdie.

A l’issue de cette scène d’exposition, il s’agira d’analyser comment Dubois, dans ce dialogue, parvient à convaincre Dorante de l’infaillibilité du stratagème mis en place. Nous débuterons par une présentation des actants du stratagème. Enfin, le second mouvement se consacrera à la réaction de Dorante face à Dubois, le maître de la rhétorique de la manipulation.

I. Présentation des actants du stratagème

Dubois débute sa réplique par deux verbes à l’impératif « laissons » et « tenez » à la ligne 1. Dès les premiers instants, ce personnage prééminent s’impose tel un dirigeant donnant des ordres. Il proroge son propos à l’aide de termes mélioratifs, notamment le verbe « plaire » à la ligne 1 et « aimer » à la ligne 2, marquant les liens unissant les deux figures. Dubois qualifie Dorante d’excellent. Bien que positif, il porte un jugement sur son ancien maître. Aussitôt, un rapport de domination inversé se dessine puisqu’un couple maître-valet réformé apparaît. Par la suite, Dorante en vient à introduire la notion d’argent dans l’échange. Nous découvrons une « entreprise » à la ligne 4, dont la réussite dépend de la « fortune » à la ligne 3. A travers la fortune, c’est bien l’idée de bonheur que propose Dorante. Les protagonistes sont liés par les deux grands thèmes de la pièce : la recherche du bonheur et l’argent. La fin de la réplique de Dorante est tyrannisée par le pessimisme de ce dernier quant à la réussite de leur entreprise accordée à un sentiment de honte en cas d’échec.

En réponse à ce manque de positivisme, Dubois use de l’interjection « eh bien ! » traduisant un heurt avec les jérémiades de Dorante. Dubois est un homme pragmatique qui dédramatise la situation ironiquement. Durant la prochaine réplique de Dorante, nous assistons à un portrait d’une femme. Elle est dans un premier temps, désignée par le groupe nominal « cette femme-ci » à la ligne 6, elle n’est donc pas nommée, cela crée un effet d’impatience. L’évocation de son rang social (« elle a un rang dans le monde » ; ligne 6) nous permet d’en apprendre plus sur le projet. C’est une femme riche et libre qui attire les hommes de son statut.

Dans la seconde partie de sa réplique, il se livre à son autoportrait qui prend la forme d’une longue question rhétorique (« et tu crois qu’elle fera quelque attention à moi, que je l’épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n’ai point de bien ? » ; ligne 7-8) : Dorante en appelle au jugement de Dubois. Le parallélisme négatif (« moi qui ne suis rien, moi qui n’ai point de bien ? » ; ligne 8) impose un ultime découragement de la part de Dorante. Dubois établit à son tour le portrait de son ancien maître, avec une réplique imagée. En premier lieu, on relève une métaphore à la ligne 9 « votre bonne mine est un Pérou » : le visage de Dorante est une aubaine comparable aux lucratives mines de cuivre du Pérou. Il valorise le physique de Dorante. Dubois en vient même à la limite de la bienséance (« il me semble que je vous vois déjà en déshabiller dans l’appartement de madame » ; ligne 11-12).

Les actants du stratagème mis en place par Dubois sont donc définis : Dorante, mû par l’amour, veut conquérir le cœur d’une jeune femme riche, laquelle reste pour l’instant anonyme. Par ailleurs, ce premier mouvement répond aux attentes incitatives et informatives de la scène d’exposition, puisque les personnages sont présentés et la curiosité du lecteur/spectateur est éveillée puisqu’il se demande qui est cette jeune femme tant convoitée par Dorante.

II. Dubois ou le maître d’une rhétorique de la manipulation

Le second mouvement débute par la formulation des craintes de Dorante. L’argent et le rang social, qui s’intègrent d’ailleurs parfaitement dans la situation économique de l’époque, sont des critères très importants à ses yeux (« elle a plus de 50 000 livres de rente, Dubois » ; ligne 15). De plus, la personnalité de la jeune femme ne semble pas être compatible avec l’amour (« Et tu me dis qu’elle extrêmement raisonnable » ; ligne 17). Dubois, personnage pragmatique et véritable maître de l’éloquence manipulatrice, rétorque avec une interjection (« ah ! » ; ligne 16), soulignant le ton ironique avec lequel il s’exprime lorsque qu’il parle du faible revenu de Dorante. Il rassure son ancien maître et contre ses objections en prouvant sa connaissance des sentiments des femmes en une phrase structurée au rythme ternaire (« si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu’elle ne pourra se soutenir qu’en épousant ; vous m’en direz des nouvelles » ; ligne 18-19). Elle présente une suite de propositions juxtaposées, lui permettant d’insister sur le tourment de la jeune femme. Par ailleurs, il expose l’intrigue amoureuse, sur le mode la parodie (« vous l’avez vu et vous l’aimez » ; ligne 19-20). Dorante serait tombé sous le charme de la jeune bourgeoise seulement en l’ayant aperçue.

Face aux réticences de Dorante, Dubois se montre plus autoritaire et sa tirade finale révèle une parfaite maîtrise d’une rhétorique sournoise. La parodie d’exorde illustre le double glissement du rapport de force : du maître-valet au maître-élève. Dubois recourt à deux interjections « oh » et « eh » et au juron « que diantre ». De plus, le futur « vous réussirez » à la ligne 23 associé au verbe de parole sujet-inversé « dis-je » prend la valeur d’un ordre. Dubois, le nouveau maître et professeur de Dorante s’impose lui faisant la morale afin qu’il s’affirme. Le plan infaillible est de nouveau confirmé. Dubois s’apparente au double du metteur en scène. Le parallélisme de construction : « je » associé à un verbe de connaissance (« je connais l’humeur de ma maîtresse ; je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis » ; ligne 24) donne du rythme à sa tirade. L’énumération de 3 propositions subordonnées concessives, construites sur un même plan (« on vous aimera, toute raisonnable qu’on est ; on vous épousera, toute fière qu’on est ; et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes » ; ligne 24-26) exprime une opposition entre la principale et la subordonnée. Cette musique syntaxique cherche à emporter l’adhésion de Dorante tout en insistant sur les mises à l’épreuve de la jeune femme.

La péroraison emphatique, mais comique, du stratège place Dubois en tant que personnage théâtral omniprésent aux multiples fonctions. En effet, la scène se termine par ses paroles en suivant le rythme de ses gestes, actions et mouvements (« il fait quelques pas, et revient » ; ligne 28).

Conclusion

Cet échange permet de convaincre Dorante de l’infaillibilité du stratagème mis en place par Dubois, véritable dramaturge et metteur en scène ayant écrit les rôles qu’il distribue ici. En parfait manipulateur, il maîtrise les ressources de la rhétorique.

L’intervention de M. Rémy se fait à son avantage : acculé à l’oncle, Dorante ne peut répondre à la tirade de Dubois et commence dès lors à jouer son rôle. Cette fin de discours coïncide avec une sorte de lever de rideau : la comédie peut alors commencer.