Balzac, Le Lys dans la vallée: Rencontre de la comtesse de Morsauf

Commentaire rédigé dans le cadre du bac blanc de français. Note obtenue : 18/20.

Dernière mise à jour : 28/01/2022 • Proposé par: skwal (élève)

Texte étudié

Trop timide pour inviter une danseuse, et craignant d’ailleurs de brouiller les figures, je devins naturellement très-grimaud et ne sachant que faire de ma personne. Au moment où je souffrais du malaise causé par le piétinement auquel nous oblige une foule, un officier marcha sur mes pieds gonflés autant par la compression du cuir que par la chaleur. Ce dernier ennui me dégoûta de la fête. Il était impossible de sortir, je me réfugiai dans un coin au bout d’une banquette abandonnée, où je restai les yeux fixes, immobile et boudeur. Trompée par ma chétive apparence, une femme me prit pour un enfant prêt à s’endormir en attendant le bon plaisir de sa mère, et se posa près de moi par un mouvement d’oiseau qui s’abat sur son nid. Aussitôt je sentis un parfum de femme qui brilla dans mon âme comme y brilla depuis la poésie orientale. Je regardai ma voisine, et fus plus ébloui par elle que je ne l’avais été par la fête ; elle devint toute ma fête. Si vous avez bien compris ma vie antérieure, vous devinerez les sentiments qui sourdirent en mon cœur. Mes yeux furent tout à coup frappés par de blanches épaules rebondies sur lesquelles j’aurais voulu pouvoir me rouler, des épaules légèrement rosées qui semblaient rougir comme si elles se trouvaient nues pour la première fois, de pudiques épaules qui avaient une âme, et dont la peau satinée éclatait à la lumière comme un tissu de soie. Ces épaules étaient partagées par une raie, le long de laquelle coula mon regard, plus hardi que ma main. Je me haussai tout palpitant pour voir le corsage et fus complétement fasciné par une gorge chastement couverte d’une gaze, mais dont les globes azurés et d’une rondeur parfaite étaient douillettement couchés dans des flots de dentelle. Les plus légers détails de cette tête furent des amorces qui réveillèrent en moi des jouissances infinies : le brillant des cheveux lissés au-dessus d’un cou velouté comme celui d’une petite fille, les lignes blanches que le peigne y avait dessinées et où mon imagination courut comme en de frais sentiers, tout me fit perdre l’esprit. Après m’être assuré que personne ne me voyait, je me plongeai dans ce dos comme un enfant qui se jette dans le sein de sa mère, et je baisai toutes ces épaules en y roulant ma tête. Cette femme poussa un cri perçant, que la musique empêcha d’entendre, elle se retourna, me vit et me dit : « — Monsieur ? » Ah ! si elle avait dit : « — Mon petit bonhomme, qu’est-ce qui vous prend donc ? » je l’aurais tuée peut-être ; mais à ce monsieur ! des larmes chaudes jaillirent de mes yeux. Je fus pétrifié par un regard animé d’une sainte colère, par une tête sublime couronnée d’un diadème de cheveux cendrés, en harmonie avec ce dos d’amour. La pourpre de la pudeur offensée étincela sur son visage, que désarmait déjà le pardon de la femme qui comprend une frénésie quand elle en est le principe, et devine des adorations infinies les larmes du repentir. Elle s’en alla par un mouvement de reine. Je sentis alors le ridicule de ma position ; alors seulement je compris que j’étais fagotté comme le singe d’un Savoyard. J’eus honte de moi.

Balzac, Le Lys dans la vallée

En littérature, le topos de la 1ère rencontre et du coup de foudre sont fréquemment repris par les auteurs de différents courants littéraires. Par exemple, chez Mlle de Scudéry, dans son roman fleuve le Grand Cyrus, œuvre qui a elle-même influencée Mme de Lafayette qui reprend ce topos dans ses romans la Princesse de Clèves et la Princesse de Montpensier. On retrouve aussi la scène de la première rencontre et du coup de foudre amoureux dans la pièce de théâtre Roméo et Juliette de William Shakespeare.

Cet extrait provient du roman d'initiation Le Lys dans la vallée d'Honoré de Balzac, publié en 1835. L'auteur va donc raconter ici une scène de première rencontre et un coup de foudre, cependant non réciproque. Bien que Balzac soit un auteur plutôt réaliste, on voit très nettement des influences romantiques dans ce passage. Nous allons donc suivre ici Félix de Vandenesse, un jeune adolescent inexpérimenté qui va s'éprendre d'une comtesse lors d'un bal mondain. Comment cette scène pathétique révèle-t-elle la folie de l'amour ? Nous verrons tout d'abord que la comtesse est décrite comme une femme exceptionnelle ; puis que Félix est un enfant pathétique et fou d'amour.

I. La comtesse de Morsauf, une femme exceptionnelle

Le narrateur lui brosse un portrait mélioratif. En effet, des l. 8 à 22, la comtesse est présentée comme d'une incroyable beauté. C'est une femme attirante dès les premiers instants grâce à son « parfum » l.8. Elle « brill(e) » l.9 et suscite l'intérêt du narrateur immédiatement puisqu'il y a l'adverbe « aussitôt » l.8. Une énumération ternaire de propositions indépendantes des lignes 12 à 14 souligne la beauté de son corps : « Mes yeux furent tout à coup frappés par de blanches épaules rebondies sur lesquelles j'ai voulu pouvoir me rouler, des épaules légèrement rosées qui semblaient rougir comme si elles se trouvaient nues pour la première fois, de pudiques épaules qui avaient une âme. » On peut également relever l. 14 et 15, une comparaison entre sa peau et la soie : « et dont la peau satinée éclatait à la lumière comme un tissu de soie. » Ce procédé nous montre que sa beauté est absolue dans les yeux du narrateur.

De plus, cette beauté est quasiment divine. A la ligne 9, il y a notamment une répétition du verbe « brilla » puis une métaphore filée de la lumière avec des termes comme « blanches » l.12 et « lumière » l.15. Aussi un comparatif de supériorité (« plus ébloui » l.10) peut nous faire penser que la princesse est un véritable ange tombé du ciel, on peut donc parler de registre sublime. En outre, la comtesse fait preuve d'une « sainte colère » l.28, elle a « une tête sublime couronnée d'un diadème » l.28 et « accepte les larmes du repentir » l.31 Ce champ lexical de la religion nous invite aussi à penser que cette femme est une sorte de divinité pour le narrateur. Enfin, elle « s'en (va) par un mouvement de reine » l.31 qui met en lumière sa grande noblesse.

Nous avons vu ici que la comtesse de Morsauf est décrite comme un personnage hors norme, comparé à Félix qui sera présenté comme un véritable enfant pathétique.

II. Félix de Vandenesse, un enfant pathétique et fou d'amour

Balzac dresse un tableau pathétique de son personnage. Tout d'abord, cette scène de la première rencontre est narrée au point de vue interne. On suit donc les pensées de Félix qui, dès le départ, est pathétique. Il est « trop timide » l.1, « très grimaud » l.2, il « ne (sait) que faire de sa personne », il « (craint) […] de brouiller les figures » et enfin se « réfugi(e) dans un coin » l.5. Ce champ lexical de la gaucherie ou de la maladresse permet au lecteur de constater que Félix est encore un enfant dans son esprit et qu'il n'arrive pas à entrer dans le monde des adultes et de la cour. De plus, il relate une anecdote peu intéressante l. 2 à 4, comme un enfant qui écrit chaque détail, même insignifiant, de sa vie dans son journal intime : « Au moment où je souffrais du malaise causé par le piétinement auquel nous oblige une foule, un officier marcha sur mes pieds gonflés autant par la compression du cuir que par la chaleur. » La comtesse le prend elle-même pour un enfant : « Trompée par ma chétive apparence, une femme me prit pour un enfant ». Félix est aussi décrit dans l'énumération ternaire : « les yeux fixes, immobile et boudeur ». Il n'a alors aucun intérêt pour ce bal dont il ne maîtrise pas les codes. A la fin de l'extrait, le retour à la réalité est brutal et Félix se rend compte de son attitude ridicule : « Je sentis alors le ridicule de ma position ; alors seulement je compris que j'étais fagoté comme un Savoyard. J'eus honte de moi. » l. 31 à 33. Enfin quand il se jette sur la comtesse, Félix peut nous faire penser au personnage de Lennie dans Des souris et des hommes de Steinbeck. En effet, presque un siècle plus tard, Steinbeck nous décrira un homme encore enfant dans sa tête, assez fou qui est donc Lennie et qui tuera une femme en la serrant trop fort. Il l'a tue sans le vouloir car sa folie (amoureuse) et sa force sont incontrôlables. On peut aussi rapprocher ce personnage de Félix grâce à la remarque : « je l'aurais tuée peut-être » l.26. De plus, des lignes 25 à 27, Balzac fait preuve d'ironie car il se moque de son personnage pathétique et de ses sentiments exacerbés : « ''Monsieur ?'' Ah ! si elle avait dit : ''Mon petit bonhomme, qu'est ce qui vous prend donc ?'' je l'aurais tuée peut-être mais à ce monsieur ! des larmes chaudes jaillissent de mes yeux. »

De surcroît, cet extrait relate la folie amoureuse. Pour commencer, on peut remarquer des influences romantiques dans cette œuvre et d'autant plus dans ce passage lyrique, dans lequel le narrateur exprime la puissance de ses sentiments. Des hyperboles aux lignes 20, 22 et 31 mettent en exergue la folie de cet amour qui lui procure des « jouissances infinies » l.20, « des adorations infinies » l.31 et qui lui « (fait) perdre l'esprit » l.22. Le regard de Félix ne peut se détacher de cette femme dont il s'est épris puisque les termes « yeux » et « regard » sont répétés à plusieurs reprises. Le verbe « sourdirent » l.11 met aussi en relief l'effusion des sentiments qui jaillissent et deviennent vite incontrôlables. En effet, au point culminant de son désir et de son extase (« jouissances infinies »), le personnage est hors de lui-même ; il ne contrôle pas ses actions et ne résiste pas au désir brûlant de prendre la comtesse dans ses bras. Dans sa « frénésie » l.30, il a perdu la raison et s'est laissé dépasser par ses sentiments. Ainsi, on peut parler d'ironie tragique car, en se rapprochant physiquement de la comtesse, il s'éloigne de son esprit et baisse grandement dans son estime.

Conclusion

Somme toute, cette scène pathétique a un dénouement malheureux pour Félix qui est en larme et qui se retrouve seul et honteux face à cet amour qu'il n'a pas pu cacher. On voit donc ici que la folie de l'amour peut être destructrice et dangereuse et qu'elle dépasse la raison et le bon sens des personnages qui en sont victimes.

Dans la Princesse de Clèves, Mme de Lafayette reprend ce topos de la première rencontre amoureuse et du coup de foudre au bal. Contrairement à Balzac, l'auteure décrit une attirance réciproque entre la princesse et le duc de Nemours. Cependant, bien que la rencontre soit réussie, la suite sera inenvisageable pour la princesse qui est déjà mariée à M. de Clèves. Les deux personnages devront donc étouffer leur passion et la cacher aux yeux de la société.