Beaumarchais, Le Mariage de Figaro - Acte III, scène 9

Commentaire linéaire en trois parties.

Dernière mise à jour : 24/01/2022 • Proposé par: Programerextreme (élève)

Texte étudié

SUZANNE, LE COMTE

SUZANNE, essoufflée. Monseigneur... pardon, Monseigneur.

LE COMTE, avec humeur. Qu'est-ce qu'il y a, mademoiselle ?

SUZANNE. Vous êtes en colère !

LE COMTE. Vous voulez quelque chose apparemment ?

SUZANNE, timidement. C'est que ma maîtresse a ses vapeurs. J'accourais vous prier de nous prêter votre flacon d'éther. Je l'aurais rapporté dans l'instant.

LE COMTE le lui donne. Non, non, gardez-le pour vous-même. Il ne tardera pas à vous être utile.

SUZANNE. Est-ce que les femmes de mon état ont des vapeurs, donc ? C'est un mal de Condition, qu'on ne prend que dans les boudoirs.

LE COMTE. Une fiancée bien éprise, et qui perd son futur...

SUZANNE. En payant Marceline avec la dot que vous m'avez promise...

LE COMTE. Que je vous ai promise, moi ?

SUZANNE, baissant les yeux. Monseigneur, j'avais cru l'entendre.

LE COMTE. Oui, si vous consentiez à m'entendre vous-même.

SUZANNE, les yeux baissés. Et n'est-ce pas mon devoir d'écouter son Excellence ?

LE COMTE. Pourquoi donc, cruelle fille, ne me l'avoir pas dit plus tôt ?

SUZANNE. Est-il jamais trop tard pour dire la vérité ?

LE COMTE. Tu te rendrais sur la brune au jardin ?

SUZANNE. Est-ce que je ne m'y promène pas tous les soirs ?

LE COMTE. Tu m'as traité ce matin si durement !

SUZANNE. Ce matin ? - Et le page derrière le fauteuil ?

LE COMTE. Elle a raison, je l'oubliais... Mais pourquoi ce refus obstiné quand BAZILE, de ma part ?...

SUZANNE. Quelle nécessité qu'un BAZILE... ?

LE COMTE. Elle a toujours raison. Cependant il y a un certain Figaro à qui je crains bien que vous n'ayez tout dit !

SUZANNE. Dame ! oui, je lui dis tout... hors ce qu'il faut lui taire.

LE COMTE, en riant. Ah ! Charmante ! Et tu me le promets ? Si tu manquais à ta parole, entendons-nous, mon coeur : point de rendez-vous, point de dot, point de mariage.

SUZANNE, faisant la révérence. Mais aussi point de mariage, point de droit du seigneur, Monseigneur.

LE COMTE. Où prend-elle ce qu'elle dit ? d'honneur j'en raffolerai ! Mais ta maîtresse attend le flacon...

SUZANNE, riant et rendant le flacon. Aurais-je pu vous parler sans un prétexte ?

LE COMTE veut l'embrasser. Délicieuse créature !

SUZANNE s'échappe. Voilà du monde.

LE COMTE, à part. Elle est à moi.

Il s'enfuit.

SUZANNE. Allons vite rendre compte à Madame.

Beaumarchais, Le Mariage de Figaro - Acte III, scène 9

Ce dialogue entre le Comte et Suzanne est le pendant du duel verbal entre Figaro et le Comte de la scène 5. Les deux scènes étant séparées par trois courtes scènes de transition. A l'issue de la scène 5, Le Comte est persuadé que Suzanne l'a trahi en dévoilant à Figaro sa volonté de faire d'elle sa maîtresse, et dans le court monologue de la scène 8, il exprime sa colère et sa détermination d'empêcher le mariage du "fripon" et de la "friponne". L'arrivée de Suzanne - qui vient interrompre monologue du Comte - découle du stratagème de la Comtesse. (Cf II, 24, où la Comtesse dit à Suzanne : "Fais lui savoir promptement que tu te rendras au jardin."). Le but de Suzanne est d'obtenir du Comte un rendez-vous.

Problématique

Pourquoi peut-on dire qu'il s'agit donc d'une scène de séduction dans laquelle Suzanne va user de ses charmes et de sa ruse pour renverser le rapport de force avec le Comte ?

Mouvements

On peut distinguer trois mouvements dans la stratégie de séduction de la camériste :
I. Le prétexte du "flacon d'éther" pour engager la conversation (du début jusqu'à : "et qui perd son futur.")
II. La contre-attaque de Suzanne face aux menaces du Comte : ("En payant Marceline" jusqu'à "hors ce qu'il faut lui taire.")
III. La victoire de Suzanne (de "Ah ! Charmante !" à la fin)

I. Un prétexte pour engager la conversation

Suzanne feint d'être essoufflée et multiplie les signes de soumission face au Comte qui manifeste sa froideur et sa colère. (cf. didascalie "avec humeur" et le vouvoiement de distance). L'énoncé du prétexte (les supposées vapeurs de la Comtesse) prononcé "timidement" permet d'engager la conversation.

Selon les menaces à peine voilées du Comte "Il ne tardera pas à vous être utile", Suzanne aura elle-même des vapeurs (sous-entendu , lorsqu'elle apprendra que son mariage n'aura pas lieu). La répartie spirituelle et impertinente de Suzanne est digne de Figaro: "Est-ce que les femmes de mon état ont des vapeurs...". Suzanne alterne une apparente soumission et l'impertinence car elle sait que ce mélange subtil est une arme de séduction redoutablement efficace face au Comte. Celui-ci précise sa menace "Une fiancée bien éprise, et qui perd son futur...", ce qui permet à Suzanne de contre-attaquer.

II. La contre-attaque de Suzanne

Il y a un jeu sur l'implicite dans les répliques qui suivent. En faisant allusion à la dot promise par le Comte pour payer à Marceline la dette de Figaro, Suzanne accepte (ou feint d'accepter) implicitement de se donner au Comte. En jouant ainsi sur l'implicite, Suzanne entraîne le Comte dans le plaisir du marivaudage : il y a à nouveau un subtil mélange de soumission (marquée par les didascalies ("baissant les yeux", "les yeux baissés)" et d'esprit : jeu sur le verbe "entendre".

Le Comte est piégé, mais il continue à se méfier, d'où une série d'objections que Suzanne réfute avec malice notamment grâce à des réponses sous forme de questions rhétoriques ("Et n'est-ce pas mon devoir d'écouter son Excellence ?", "Est-il jamais trop tard pour dire la vérité ?", "Est-ce que je ne m'y promène pas tous les soirs ?"). Le Comte émet une ultime objection " ...un certain Figaro à qui je crains que vous n'ayez tout dit !", mais Suzanne vainc les dernières réticences du Comte par une réplique dans laquelle elle affirme mentir à Figaro sur l'essentiel ("Dame ! oui, je lui dis tout... hors ce qu'il faut lui taire."), sous-entendu sur sa relation avec le Comte.

III. La victoire de Suzanne

Face à tant d'esprit, le Comte ne peut que rire et admirer la camériste. Pour la première fois dans cette scène, il tutoie Suzanne - au "vous" de distance succède le "tu" de complicité - même s'il prend soin de rappeler à Suzanne les termes du "contrat" : le "rendez-vous"(en clair l'exercice du droit de cuissage est la condition du mariage). Suzanne tout en faisant une révérence lui répond instantanément en inversant les termes du contrat "Mais aussi point de mariage, point de droit du seigneur, Monseigneur". Au chantage du Comte, elle rétorque instantanément par un contre chantage tout aussi contraignant.

Devant tant de finesse et de charme, le Comte est éperdu d'admiration :"Où prend-elle ce qu'elle dit ?..." C'est alors que Suzanne abat sa dernière carte, chef d’œuvre de ruse argumentative, en dévoilant que le flacon d'éther n'était qu'un prétexte. La camériste scelle donc son mensonge en disant la vérité ! Il ne reste plus à Suzanne qu'à se débarrasser du Comte qui tente de l'embrasser : "Voilà du monde." Le Comte en aparté savoure ce qu'il croit être son triomphe avant de s'enfuir : "Elle est à moi.". Se faisant avoir, d'autant plus ridicule qu'il n'en a pas conscience, le Comte ne peut que susciter les rires du public. Mission accomplie pour Suzanne, et avec brio. Il ne lui reste plus qu'à informer sa maîtresse et complice de son succès, sous les applaudissement du public, ravi : "Allons vite rendre compte à Madame."

Conclusion

Cette scène met en avant toutes les ruses employées par Suzanne, avec une gradation dans sa relation avec le comte: le prétexte du flacon d'éther, la neutralisation des intentions de domination et des interrogations du Comte, et enfin par la domination en dernier lieu de Suzanne dans la dialogue.

Certes, le Comte n'est pas dupe très longtemps puisqu'il surprend le dialogue Suzanne/Figaro (scène 10) et comprend qu'il a été joué (monologue scène 11). Il faudra donc à la Comtesse inventer une nouvelle ruse ( le billet dicté à Suzanne dans III, 3) pour que le rendez-vous ait enfin lieu.