Est-ce la nécessité qui pousse l'homme à travailler ?

Corrigé synthétique.

Dernière mise à jour : 24/11/2021 • Proposé par: cyberpotache (élève)

Questions préalables

- II s'agit ici du travail considéré d'un point de vue philosophique en cerner correctement la notion.
- À quoi renvoie la notion de nécessité ?
- Pourrait-on concevoir une humanité qui ne travaille pas ?

Introduction

Le travail tel qu'il est quotidiennement accompli est souvent ressenti comme pénible et contraignant, et l'on peut se laisser aller à rêver de son absence. Y a-t-il là une illusion totale ? Le travail dépend-il pour l'homme d'une nécessité absolue ?

I. L'homme initialement démuni

Lorsque la philosophie envisage l'absence de travail, c'est à propos d'un être en fait préhumain, tel que celui évoqué par Rousseau sous l'appellation d'"homme de la nature" : confondu avec l'animalité, il vit seul, et peut subsister en usant immédiatement des produits que propose la nature. Mais dès la formation (par suite de causes matérielles selon Rousseau) des premiers groupements, il se manifeste un déséquilibre entre leurs besoins et les produits naturels : dès lors, le travail apparaît, qui vise à transformer la nature pour en obtenir ce qui est nécessaire à la vie du groupe.

Comparé à l'animal, l'homme est en un sens défavorisé : comme le souligne déjà Aristote, il est privé de griffes ou de fourrure, et doit compenser leur absence par des artifices. De plus, il n'existe pas dans l'homme de comportement prédéterminé de type instinctif, son organisme n'est pas contraint à des réactions "automatiques" déclenchées par les stimulations de l'environnement. Cette absence mène à d'autres types de comportements, "intelligents", qui aboutissent à constituer des réponses inédites, variables et autorisant une adaptation à tout nouveau problème.

Ainsi les besoins (même élémentaires : se nourrir, s'abriter) de l'homme ne peuvent-ils être satisfaits par des voies immédiates : pour les combler, l'être devenu humain doit nécessairement inventer des conduites, des outils élémentaires, des moyens "techniques" qui lui apportent ce qui lui est nécessaire. On sait que sa "pauvreté" initiale (du point de vue de son organisation physiologique : l'absence des instincts) se renverse historiquement en une "supériorité" sur l'animal et la nature, acquise par ses capacités à répondre aux situations par une suite ininterrompue d'innovations.

II. Dialectique des besoins

Le besoin, une fois comblé, renaît sous une autre forme. Aux besoins vitaux se substituent des besoins "artificiels" : l'homme est l'être pour lequel le superflu devient rapidement aussi important que le physiologiquement vital. Une fois apparu, le travail entre dans une histoire dont aucune fin n'est concevable, dès lors qu'il aboutit, par son efficacité même, à l'apparition presque simultanée d'une satisfaction et d'un manque ; ce qui le détermine initialement - la nécessité naturelle - se complexifie en nécessité plus élaborée, résultant de ses premiers acquis. Dans la mesure où le travail, dès son début, marque une première distance relativement à la nature, il participe à l'élaboration d'un ordre culturel qui rompt plus clairement encore avec toutes les déterminations naturelles et avec la répétition qui les caractérise.

De ce point de vue, la réduction tentée par les épicuriens des plaisirs auxquels l'homme doit consentir à la seule catégorie de ceux qui correspondent à des besoins "naturels et nécessaires" apparaît comme quelque peu "naïve" : pour l'homme entré dans l'histoire, le non-naturel a davantage de sens et de valeur que le naturel, parce qu'il retrouve dans le premier la preuve de sa présence même et de son activité, alors que le naturel n'expose qu'un ordre qui peut se produire indépendamment de sa présence, puisqu'il existait avant lui.

Il apparaît ainsi que, si la nécessité naturelle a bien déterminé les manifestations premières du travail, elle est recouverte ensuite par une autre nécessité, concernant cette fois la conscience même de l'être humain et la façon dont il perçoit sa présence dans le monde.

III. L'humanisation par le travail

C'est notamment sur cet aspect proprement philosophique qu'ont fortement insisté, chacun dans son langage et selon l'orientation de son système, Hegel et Marx.

Le premier a montré que, dans la situation d'inégalité supposant qu'un homme travaille aux ordres d'un autre (qui entend satisfaire ses besoins sans affronter la matérialité de la nature), c'est finalement cet "esclave" qui a la seule possibilité d'accéder à la liberté authentique, c'est-à-dire à la fois la plus riche et la plus efficace par rapport au monde (l'"en soi pour soi"), de la conscience humaine. Autant dire que c'est par cette conscience de l'esclave que passe nécessairement l'Histoire, et que, selon la formule banalisée, "le travail, c'est la liberté" (même si, bien entendu, l'esclave ne le sait pas à l'avance). Ainsi, il apparaît que l'homme, par le travail, échappe à la nécessité de la nature, y compris à celle de sa propre "nature" (en fait, absence de nature) initiale.

Quant à Marx, il précise que la spécificité du travail humain, dès qu'il se distingue de la simple activité animale, réside dans sa dimension "intellectuelle" : c'est notamment parce que le comportement laborieux obéit à un projet, et donc envisage l'avenir, que des fonctions mentales jusque là "en sommeil" (l'imagination, la volonté) se développent, tandis que peut s'organiser un rapport à la temporalité auquel l'animal demeure incapable d'accéder. Bien entendu, Marx ajoute, d'un point de vue différent, que le travail, tel qu'il est historiquement organisé par la société, perd sa signification première en devenant l'occasion de multiples "aliénations" : c'est alors qu'il obéit à de nouvelles nécessités (on travaille pour un salaire, qui permet lui-même de satisfaire les besoins). II n'en reste pas moins que le sens profond du travail est bien celui d'une autodéfinition de l'homme, celui d'une humanisation toujours en cours ou à confirmer; l'indique notamment le fait que, dans la société communiste, le travail continuera à exister (bien que sous une forme et dans des conditions évidemment différentes), il signalera alors la réalisation enfin complète, non tronquée, de l'homme.

Conclusion

À la nécessité d'abord "naturelle" qui en détermine l'apparition, les conséquences du travail ne tardent pas à substituer des formes différentes, de nécessité sociale ou économique. Mais, en deçà de ces évolutions, le travail de l'homme conserve le double sens d'une transformation des données naturelles et d'une transformation de l'humanité elle-même.

Lectures

- Lapassade, L'Homme inachevé
- Hegel, "Dialectique du maître et de l'esclave", in Propédeutique philosophique