Les mots cachent-ils les choses ?

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Dernière mise à jour : 10/11/2021 • Proposé par: cyberpotache (élève)

Parce que le langage est l'outil de la philosophie, il n'est pas étonnant que cette dernière ait réfléchi très tôt à son sujet, et en particulier au rapport qui peut exister entre les mots et ce qu'ils désignent. En sont-ils une copie, une évocation ? Les désignent-ils pour ce qu'elles sont, en respectant leur nature, ou au contraire nous empêchent-ils d'être en relation directe avec la réalité ?

I. La réflexion sur la "nature" des mots

Dès Platon (dans Cratyle), la question est posée du point de vue de ce qu'on nomme, depuis la formation de la linguistique, le caractère arbitraire du signe : connaître les mots d'une langue (le grec en l'occurrence et nécessairement, puisque les langues "barbares" sont à peine mieux que des cris d'oiseaux), est-ce déjà savoir la nature des choses ? Ou devons-nous constater que, entre les mots et ce qu'ils paraissent désigner, il n'existe aucune analogie ? Si tel est le cas, comment garantir la possibilité d'énoncer du vrai dans la langue avec ce qu'elle nous propose ou impose : des mots qui sont non des reflets ou des copies, mais de simples transpositions sans ressemblance naturelle avec les choses qu'ils désignent ? Socrate conclut, après les arguments de Cratyle (les mots sont comme les choses) et d'Hermogène (les mots sont arbitraires) que les fondateurs de langue (ou de logos) ont élaboré un vocabulaire qui, sans doute, ne nous donne aucune connaissance directe des choses, mais est malgré tout le mieux adapté pour en désigner les qualités.

Pour les linguistes contemporains, Cratyle a évidemment tort: il suffit d'évoquer la simple pluralité des langues pour en faire le constat immédiat. Quelle ressemblance peuvent bien entretenir avec leur référent des mots aussi différents que "chien", "dog" et "carvis" ? La distinction opérée entre le signifiant (la forme sonore du signe) et le signifié (son versant conceptuel) permet cependant d'articuler l'exigence de désignation d'un référent et la diversité des signifiants qui accomplissent cette tâche. II n'en reste pas moins que tout locuteur, à un moment ou à un autre de son existence, peut avoir le sentiment d'un écart impossible à combler entre les mots dont il dispose et ce qu'il prétend avoir "à dire" concernant le monde, qu'il s'agisse du monde des choses extérieures ou de celui des choses intérieures : la gêne se traduit par les formules banales : "je ne sais pas comment dire...", "je ne trouve pas les mots...".

Il est facile de répondre à un tel sentiment que l'incapacité à formuler provient dans ce cas, moins d'un écart entre les mots et les choses que de l'incapacité du locuteur à utiliser tous les mots que lui propose sa langue. Ce qu'il faut en fait accuser, c'est beaucoup plus l'ignorance linguistique de l'usager que le défaut du langage.

II. L'universel et le particulier

Aussi la critique des mots s'effectue-t-elle chez des philosophes comme Nietzsche ou Bergson d'un point de vue différent, qui met en cause, non la pauvreté du vocabulaire, mais sa généralité. Les mots sont "communs", c'est-à-dire universels, ils sont en relation avec des concepts, et dès lors sont incapables de véhiculer la singularité. Nietzsche ne s'est pas privé d'ironiser sur les mots apparemment les plus nobles, qui font office de normes pour écraser chaque sujet (ainsi "l'homme" en général, promu au rang de modèle universel de valeurs à respecter pour mieux refouler l'individualité de chacun). À sa suite (même si ses intentions finales sont différentes), Bergson reproche aux mots d'être de simples "étiquettes" qui ne doivent leur cohérence apparente qu'à leur rapport avec l'intelligence abstraite et la pratique, mais se révèlent incapables de formuler les mouvements de l'intimité ou de coïncider avec l'innovation permanente qui caractérise la vie dans son flux.

Il est de plus notable qu'un tel étiquetage confère à ses objets une stabilité qui peut être trompeuse. Chaque chose nommée est clairement séparée des autres, elle gagne apparemment en autonomie ce qu'elle perd en rapport avec l'ensemble du phénomène vital. En soulignant des qualités locales, propres à chaque chose, les mots voilent le flux circulant d'une chose ou d'un être à l'autre : le monde ainsi découpé concerne les facultés intellectuelles, mais il est artificiel et ne peut coïncider avec la profondeur du réel.

Ce que ces philosophes déplorent est au contraire affirmé par les linguistes comme une qualité positive du langage, qui en découpant en effet la confusion du monde perçu par les mots qui isolent les choses, nous permet de les considérer une à une, d'en élaborer des connaissances, mais, plus radicalement, nous permet de nous retrouver dans un monde organisé et où peuvent naître les significations. G. Mounin fait ainsi remarquer la différence qui peut exister dans la perception d'une forêt où l'on se promène, selon que l'on a ou non quelques connaissances en botanique. Dans le premier cas, la promenade a le sens d'un repérage ou d'une vérification précise des végétaux , dans le second, elle s'effectue au contraire dans un univers indifférencié, parmi lequel il n'est possible que de désigner "des arbres" ou des "broussailles".

De manière générale, on constate que toute avancée dans un savoir se traduit aussi par l'invention d'un vocabulaire particulier. L'objet scientifique (qu'il s'agisse d'une espèce, d'un virus, d'un corpuscule) est simultanément repéré et nommé. D'où l'extension ahurissante des vocabulaires scientifiques (la simple nomenclature des espèces vivantes comprend en français plus de dix millions de termes), mais aussi, en contrepartie, la pauvreté relative du vocabulaire commun.

III. Les mots révèlent les choses

II est cependant notable que Nietzsche aussi bien que Bergson, pour éviter la sécheresse, l'universalité ou l'anonymat des concepts, privilégie une écriture métaphorique. Chez le premier, elle a pour fonction de déséquilibrer l'assurance de la raison, chez le second elle introduit dans le langage lui-même des glissements d'un terme à l'autre, des passages d'un concept au suivant, qui suggèrent la possibilité d'énoncer les trouvailles de l'" intuition " sans retomber dans les défauts des productions soumises aux habitudes abstraites de l'intelligence.

La métaphore est un des caractères fondamentaux de l'écriture poétique - à laquelle les linguistes réservent une fonction particulière du langage : la fonction poétique, ou esthétique. Or la poésie peut dire les choses tout autrement que le langage quotidien. Elle fait des mots un usage particulier, parfois cratylique, ou apparemment irrationnel, qui n'en finit pas de révéler des aspects méconnus du monde et des choses. Lorsque Bergson reproche aux mots communs de voiler un sentiment en ramenant ce qu'il peut avoir d'unique à une expression commune (que Nietzsche qualifierait de "basse" ou "du troupeau"), il semble oublier que les sentiments eux-mêmes dépendent, pour être vécus, de la façon dont ils sont dits : l'amour, comme l'a montré Denis de Rougemont, n'est plus le même après la poésie des Troubadours, et c'est à partir de leurs formulations poétiques qu'il prend l'aspect d'une passion.

Cette capacité à révéler des qualités insoupçonnées des choses même les plus banales peut s'originer dans un travail sur les mots eux-mêmes : affirmer, comme Francis Ponge, que "à mi-chemin de la cage au cachot la langue française a cageot", c'est, profitant de l'apparence de mot-valise que peut avoir le troisième terme relativement aux deux autres, entreprendre de dévoiler autrement la nature et les fonctions de l'objet désigné. Et il suffit de fréquenter un peu les poésies d'un Benjamin Péret, ou même d'un Jacques Prévert, pour constater que des arrangements inédits de mots bouleversent les rapports admis entre les choses, non pour les dissimuler, mais bien au contraire pour leur conférer des potentialités neuves, éventuellement surprenantes - qui modifient ensuite la vision que nous en prenons.

Conclusion

Les mots font ce que nous exigeons d'eux. Qui en possède peu, verra peu du monde et pourra leur reprocher de ne lui proposer des choses qu'une version incomplète. Qui les maîtrise acquiert au contraire sur les choses une puissance qui ne demande qu'à s'étendre toujours davantage.

Lectures

Platon, Cratyle
Nietzsche, Le Livre du philosophe
Mounin, Clefs pour la linguistique