Baudelaire, Les Fleurs du mal - Une charogne

Commentaire en deux parties.

Dernière mise à jour : 16/09/2021 • Proposé par: marca (élève)

Texte étudié

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux:
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Le ventre en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague
Ou s’élançait en pétillant
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un oeil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.

– Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion!

Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Apres les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés!

Baudelaire, Les Fleurs du mal - Une charogne

« Une charogne » est le 29ème poème de la partie Spleen et Idéal des Fleurs du mal. Les poèmes qui le précèdent parlent tous de la beauté de la femme aimés tandis que ceux qui le suivent établissent le lien entre la femme et la mort. « Une charogne » est donc une transition entre ces deux sortes de poèmes.

I. L'ironie par le mélange

L'ironie joue un rôle prépondérant dans ce poème. Elle est judicieusement exprimée par Baudelaire via des comparaisons et des rapports entre la beauté, la vie et la laideur, la mort.

a) La beauté est associée à la laideur

Tout au long « d'une charogne », Baudelaire associe la beauté et la mort : la charogne représentant ce qu'il y a de plus laid est placée dans la nature représentant la beauté : « La puanteur était si forte que sur l'herbe vous crûtes vous évanouir ». Dans la première strophe on retrouve ce mélange du beau et du laid avec l‘opposition des distiques* ½ et ¾ (*distique : association de deux vers).

Les deux premiers vers sont mélioratifs : « ce beau matin d'été si doux », alors que les vers 3 et 4 sont péjoratifs : « au détour d'un sentier une charogne infâme ». « âme » qui désigne la femme aimée est opposée à « infâme » de la même façon que « cailloux » est opposé à «doux ». L'antithèse « soleil rayonnait sur cette pourriture » et la comparaison d'une fleure avec une carcasse (« Et le ciel regardait la carcasse superbe comme une fleure s'épanouir ») associent encore une fois la laideur et la beauté dans le but de montrer que les deux sont indissociables.

b) La mort crée la vie

La mort est omniprésente tout au long du poème. Dans la strophe 5, l'auteur fait une description du cadavre en utilisant les champs lexicaux de la décomposition et de la vermine : « les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride d'où sortaient de noirs bataillons ». Pourtant, de la même façon qu'il associe la beauté à la laideur ; Baudelaire associe la vie à la mort.

On retrouve une certaine gaieté lors de la décomposition : « tout cela descendait, montait comme une vague ou s'élançait en pétillant ». On retrouve plusieurs fois le verbe vivre (« Le long de ces vivants haillons ») : en effet la mort crée une certaine forme de vie (« on eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague, vivait en se multipliant »).

II. La femme comparée à la charogne caractéristique du spleen

a) La femme est comparée à la charogne

Dans ce poème, Baudelaire semble faire l'éloge de la femme en utilisant le champ lexical de la beauté et de la pureté : « Etoile de mes yeux, soleil de ma nature, vous mon ange et ma passion ! ». La femme est pourtant comparée à la charogne tout au texte : « et pourtant vous serez semblable à cette ordure». L'auteur alterne en effet apostrophes romantiques (« ô la reine des grâces ») et langage cru (« horrible infection »).

L'amour est également associé à la mort (« dites à la vermine qui vous mangera de baisers », « amours décomposés »), tout comme le sexe auquel de nombreuses allusions sont faites lors de la description du cadavre (« femme lubrique », « jambe en l'air »). L'utilisation du futur aux strophes 10, 11 et 12 indique que l'auteur prédit l'avenir : sa dulcinée sera un jour comme cette charogne.

b) Le rôle de l'artiste

Dans ce texte Baudelaire aborde la fonction de l'artiste (il se compare à un peintre). Le rôle de ce dernier est de reconstituer à l'aide de souvenir ce que le temps à détruit : « Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve, Une ébauche lente à venir Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève, Seulement par le souvenir. ».

Grâce à l'écriture d'« une charogne » l'auteur recompose ses « amours décomposés » ce qui est une manière de lutter contre l'ennemie qui est le temps et d'immortaliser ses souvenirs.

Conclusion

Ce texte didactique mais aussi descriptif propose de montrer la naissance d'une Fleur du Mal et de comprendre les étapes de l'activité poétique baudelairienne, leur sens et leur importance. Par l'ironie, Baudelaire rapproche deux phénomènes naturels : la beauté, laideur et exprime ainsi la mort et la vie et ainsi tout le spleen que l'auteur a pu ressentir dans son existence. De ce fait, ce poème est caractéristique de l'ensemble de l'œuvre.