Zola, La Bête humaine - Chapitre VII: La Lison dans la tempête

Commentaire en deux parties :
I. La lutte de la machine
II. Ce qui, dans la scène, dépasse la dimension réaliste

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: bac-facile (élève)

Texte étudié

De profonds tressaillements la secouaient, elle se cabrait, ne continuait sa marche que sous la main volontaire du mécanicien. D’un geste, celui-ci avait ouvert la porte du foyer, pour que le chauffeur activât le feu. Et, maintenant, ce n’était plus une queue d’astre incendiant la nuit, c’était un panache de fumée noire, épaisse, qui salissait le grand frisson pâle du ciel.

La Lison avançait. Enfin, il lui fallut entrer dans la tranchée. À droite et à gauche, les talus étaient noyés, et l’on ne distinguait plus rien de la voie, au fond. C’était comme un creux de torrent, où la neige dormait, à pleins bords. Elle s’y engagea, roula pendant une cinquantaine de mètres, d’une haleine éperdue, du plus en plus lente. La neige qu’elle repoussait, faisait une barre devant elle, bouillonnait et montait, en un flot révolté qui menaçait de l’engloutir. Un instant, elle parut débordée, vaincue. Mais, d’un dernier coup de reins, elle se délivra, avança de trente mètres encore. C’était la fin, la secousse de l’agonie : des paquets de neige retombaient, recouvraient les roues, toutes les pièces du mécanisme étaient envahies, liées une à une par des chaînes de glace. Et la Lison s’arrêta définitivement, expirante, dans le grand froid. Son souffle s’éteignit, elle était immobile, et morte.

Zola, La Bête humaine - Chapitre VII

Introduction

Roman du rail et du crime. Jacques et sa machine, la Lison, ne font qu’un. C’est seulement au commande de la Lison qu’il retrouve la paix de son mal héréditaire. Depuis qu’il est devenu l’amant de Séverine, pour la première fois, il peut aimer une femme sans avoir envie de la tuer. Leur relation semble au beau fixe. C’est alors que la Lison, elle, semble atteinte, elle est prise dans une redoutable tempête de neige.

I. La lutte de la machine

A) Les forces en présence

a) Les hommes

Ils sont à peine évoqués dans ce passage. D’abord, ils sont désignés par le pronom indéfini.
l.2 : « on avait, par précaution »

Puis de la ligne 10 à 12, on a l’intervention de Pecqueux le chauffeur et du mécanicien Jacques. On voit Jacques très vigilant et énergétique.
l.10 : « la main volontaire du mécanicien »
l.11 : « d’un geste, celui-ci avait ouvert la porte du foyer »

Il est efficace dans ces mouvements. Il est très inquiet par la tempête et protège Séverine qui est dans le train. Il est aussi inquiet car Pecqueux n’est pas en bonne forme.

b) La Lison

Toute la scène est centrée sur elle. Elle est le héros et le sujet de tout l’extrait. Elle ouvre les 2 paragraphes (l.1 et 16).
Enfin, elle clôt l’extrait :
l.31 : « elle était immobile et morte »

c) L’adversaire : la neige

Il est doté d’une force redoutable. Jacques sait que ce passage va être difficile : il sait qu’il y a une tranchée remplie de neige.
l.6 : « elle approchait de la tranchée »
La Lison avançait et dominait tout mais, là, ça va être l’échec.

B) Les phases de la lutte

· l.16 : « il lui fallut entrer dans la tranchée ». L’entrée est montrée comme une fatalité.
· l.20 : ralentissement. La distance est chiffrée : « Une cinquantaine de mètres » (l.20-21).
· l.25 : « dernier coup de reins, elle se délivra ». Mais cette victoire est trompeuse. Tout va en decrescendo.
« 30 mètres » (l.26)

Cela montre l’agonie de la Lison : « c’était la fin, la secousse de l’agonie » (l.26-27).
· l.30 : « La Lison s’arrête définitivement ». Elle a lutté contre l’obstacle : elle est courageuse et héroïque.

C) Les phases de la lutte

A travers la lutte de la Lison, Zola nous montre une création humaine qui se heurte à l’hostilité de la nature. La neige, en apparence inoffensive, « la neige dormait » (l.19), va réduire à l’impuissance l’énorme machine qu’est la locomotive. Elle souille la pureté de la nature et sa virginité.
l.23 : « le flot révolté » : révolte de la nature
l.13-15 : « c’était un panache de fumée noire, épaisse, qui salissait le grand frisson pâle du ciel ».

II. Ce qui, dans la scène, dépasse la dimension réaliste

Il nous montre une vision réelle mais transfigurée, dépassant la vision de la réalité.

A) Déformation de la réalité

a) Personnification de la Lison

La locomotive a un prénom féminin : la Lison. Elle est donc personnifiée, car elle est très importante pour Jacques qui entretient des relations. Elle est désignée par des termes qui s’appliquent à un être vivant : « le souffle » (l.7) ; « le coup de rein » (l.25) ; « l’haleine » (l.21) ; « l’agonie » (l.27)

On a la comparaison avec un animal : « se cabrait » (l.9)
Il la compare à un monstre : « le cyclope » (l.5)

A 2 moments, il se réfère à son signe distinctif l’œil unique : « l’œil » (l.5) ; « cet œil largement ouvert » (l.6)
On voit bien comment Zola transforme la réalité : progressivement, il passe de la comparaison « comme un œil » à cet œil.
Les feux avants représentent les yeux humains.

b) Les images de la neige

La neige est associée à des images aquatiques. On le voit à travers des champs lexicaux : « noyés » (l.17) ; « torrent » (l.19) ; « bouillonnait » (l.23), « engloutir » (l.24)

Certaines images évoquent une grande masse d’eau, presque un déluge : « les talus étaient noyés » (l.17) ; « à pleins bords » (l.19)

D’autres images vont nous montrer cette masse d’eau en mouvement : « bouillonnait et montait » (l.23). Au fil du 2ème paragraphe, la situation s’aggrave. La Lison, au début, s’engage dans un couloir naturel qui ressemble au lit d’un torrent (l.19). Elle risque ensuite de se faire engloutir par le flot révolté (l.23-24) qui menaçait de l’engloutir.

Il transforme l’élément inerte et lui donne du mouvement contre la Lison : élément agité et menaçant. Il personnifie, en même temps, que la neige et la Lison, le décor entier :
l.14-15 : « le grand frisson pâle du ciel »

B) Amplification de la réalité

Il amplifie les proportions, les dimensions : Zola utilise souvent ces techniques pour mieux nous montrer la violence de certaines situations.
On a des adjectifs et des adverbes qui grossissent le réel.
l.6 : « cet œil largement ouvert »
l.8 : « de profonds tressaillements »
l.14 : « le grand frisson pâle du ciel »
l.19 : « à pleins bords »
l.30 : « le grand froid »

On a aussi des hyperboles grossissant le réel.
l.13 : « la queue d’astres incendiant la nuit » : les feux avants et arrières de la locomotive que Zola transforme en une espèce d’incendie à l’échelle cosmique.

Quand il évoque l’arrêt définitif, il y a deux exagérations :
l.28 : « toutes les pièces du mécanisme étaient envahies, liés une à une par une pièce de glace »
l.31 : « elle était immobile et morte » : La Lison n’est pas morte puisqu’elle reprend la circulation.

C) Dramatisation de la réalité

Elle se fait par les contrastes de couleur.
l.13-14 : « la queue d’astres » s’oppose à « un panache de fumée noire »
« fumée noire » s’oppose à « frisson pâle »
« elle se délivra » (l.25) s’oppose à « c’était la fin » (l.26)

La dureté des allitérations reproduit la dureté du combat.
l.27-28 : « des paquets de neige retombés, recouvraient les roues, toutes les pièces du mécanisme étaient envahies »
l.7 : « il sembla qu’elle se mît à souffler d’un petit souffle court »

On a le champ lexical de la mort dominant tout le passage.
l.27 : « agonie »
l.30 : « expirante »
l.31 : « morte »

A travers les connotations :
l.31 : « immobiles »
l.30 : « s’arrêta définitivement »
l.37 : « s’éteignit »
l.29 : « glace »

Conclusion

Zola transforme la difficile progression de la locomotive dans un paysage enneigé en un combat épique d’une machine contre les forces de la nature. La Lison se remettra de cette panne mais jamais totalement : Cet épisode annonce l’accident terrible du chapitre 10 où cette fois, elle rendra l’âme. D’ailleurs, dans ce chapitre 10, Zola rappellera la tempête de neige : « elle n’était plus la docile d’autrefois depuis qu’elle avait perdu dans la neige sa bonne vaporisation, son démarrage si aisé, devenu quinteuse et revêche maintenant, en femme vieillie dont un coup de froid a détruit la poitrine ».

L’épisode est donc décisif. Notons enfin que Zola a utilisé de nombreuses personnifications épiques dans les Rougon-Macquart, à part celle de la Lison, Le Voreux dans Germinal, l’Alambic dans l’Assommoir, Les grands magasins dans le Bonheur des Dames.