La vérité relève-t-elle de ce qui est démontrable ?

Fait par un élève de TS, entièrement rédigé, note obtenue: 17.

Dernière mise à jour : 16/03/2021 • Proposé par: marla (élève)

Celui qui recherche la vérité, et c’est là l’un des grands enjeux du philosophe, se trouve rapidement devant l’impossibilité de la reconnaître aisément lorsqu’il la rencontre : en effet, celle-ci se définit d’après Saint Thomas d’Aquin comme « adéquation entre l’intellect et la chose », entre l’objet et sa réalité. Or la réalité d’un objet ne peut découler de son observation, celle-ci étant sujette à des nombreuses variations, mises en évidence par Russel dans ses Problèmes de philosophie. On peut donc se demander sur quels critères s’appuie la vérité pour différencier la réalité de l’illusion, donc quels sont les procédés permettant d’accéder à la vérité. En ce sens, le modèle mathématique a imposé la démonstration comme un moyen privilégié d’accès à la vérité, mais la vérité relève-t-elle de ce qui est démontrable ? En d’autres termes, comment la démonstration garantit-elle l’objectivité et donc la vérité de ses conclusions ? Et si tout ce qui est démontrable est vrai, qu’en est-il de ce qui est vrai, est-il nécessairement démontrable ? Y a-t-il alors d’autres critères et moyens d’accéder à la vérité ?

La démonstration se pose comme un critère d’objectivité de ses conclusions, puisqu’elle consiste à déduire, à partir de prémisses certaines, une conclusion grâce à raisonnement logique, le syllogisme aristotélicien, hérité de la géométrie. L’exemple le plus typique de ce raisonnement syllogistique est:
Tout homme (moyen terme) est mortel (grand terme)
Or Socrate (petit terme) est un homme (moyen terme)
Donc Socrate (petit terme) est mortel (grand terme).
Dans ce type de raisonnement, le moyen terme est le pivot : en effet, de par son inclusion ou son exclusion par rapport aux petit et moyen termes, on peut déduire l’inclusion ou l’exclusion de ces deux termes entre eux. La nécessité d’un raisonnement est donc assurée par la rigueur logique et rationnelle. En effet, « ratio » en latin signifie calcul, et la raison est donc une faculté de calculer des choses en mettant en évidence les causes et les effets. Etablir des vérités revient donc à mettre en avant la cohérence du raisonnement que chacun peut reproduire en aboutissant aux mêmes résultats, si aucune erreur ou précipitation n’est commise.
La démonstration répond donc à une exigence strictement rationnelle, et permet d’aboutir de proche en proche à des vérités très éloignées des prémisses. De plus, la démonstration n’obéit qu’aux règles de la raison, sans recourir au particulier : la garantie d’universalité réside dans la méthode, la conduite ordonnée des raisons, et dans l’abstraction du sujet, pour ne s’attacher qu’à la forme du raisonnement et non à son contenu.
Nécessaires du fait de la rigueur du raisonnement, universelles de par l’usage de la raison pure, la démonstration garantit l’objectivité, et donc la vérité des conclusions qu’elle établit.
Descartes, dans son projet de remise en cause de tous les savoirs, n’a épargné que la discipline mathématique, où l’homme ne peut se tromper, l’objet de sa réflexion étant indépendant de toute expérience. Pascal a de son côté appelé à appliquer le modèle géométrique, seul garant de l’excellence, à la philosophie, en posant des définitions claires et univoques à tous les termes de la pensée pour éviter les risques de confusion ou de jeu volontaire et malhonnête sur la polysémie des termes, celui-là même dénoncé chez les sophistes par Aristote dans Les Réfutations sophistiques.
Pour autant, ce système hypothético-déductif mathématique constitue-t-il un modèle de vérité, qu’il faudrait élargir à tous les domaines ?
Selon Galilée, dans L’Essayeur, la nature est un grand « livre écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquelles il est humainement impossible d’en comprendre un mot ». La nature serait donc régie par des lois mathématiques, ce qui expliquerait qu’on ne puisse l’étudier, en physique notamment, sans faire appel à des calculs. Pour se rendre maître de la nature, il faudrait donc la mathématiser entièrement, et concevoir la science comme une comme un savoir général de l’ordre des choses qui aurait pour objet l’ensemble de la nature. Or si les mathématiques sont le reflet du monde, les lois de cette discipline s’appliquent à tout, et en mathématiques seul ce qui est démontré fait foi. Doit-on par conséquent ne considérer comme vrai que ce qui est démontré ou démontrable ? La démonstrabilité est-elle nécessaire à la vérité ?

Réduire la vérité à la démonstration se heurte à une double limite : en tant que processus, la démonstration se base sur des présupposés, des prémisses premières non démontrées, et en tant que résultat de ce processus, elle reste formelle et ne s’applique pas à tout objet.
La démonstration est un procédé permettant de conclure la vérité d’une proposition à partir de prémisses vraies. Mais pour établir la vérité des ses prémisses, il faudrait à leur tour les démontrer, ce qui nous engagerait dans une régression sans fin, chaque prémisse démontrée s’appuyant sur des prémisses antérieures. Aristote, dans Secondes analytiques, appelle à admettre ces vérités premières sans démonstration, à l’image des mathématiques et de la géométrie euclidienne. Revenons à l’exemple même des Eléments d’Euclide : ils s’appuient sur des éléments non démontrés, que l’on peut classer en trois types de principes. Viennent d’abord les définitions nominales, telles que « un point est ce qui n’a pas de partie », qui posent le sens des termes utilisés. Suivent les postulats, qui demandent d’accepter des propositions qui ne sont en fait que des règles de constructions, telles que « tous les angles droits sont égaux entre eux ». Enfin, les axiomes sont des vérités trop évidentes pour être démontrées, du type « le tout est plus grand que la partie ». Ce sont de véritables intuitions intellectuelles, qui se révèlent indubitablement et immédiatement vraies à un esprit attentif. Une idée vraie est en ce sens, comme l'écrit Spinoza, à elle-même son propre critère : celui qui l'a sait en même temps qu'elle est vraie : " la vérité est norme d'elle-même et du faux ". Ce sont en effet des "notions communes", terme qu'utilisait Euclide pour désigner les vérités premières qui s'imposent d'elles-mêmes à l'esprit. Ainsi, des propositions comme "deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles" paraissent évidentes : ne suffit-il pas de comprendre leur sens pour savoir du même coup qu'elles sont vraies ?
Ainsi, toute démonstration, aussi rigoureuse puisse-t-elle être, repose sur une part d’indémontrable.
Gödel, plus grand mathématicien du XXème siècle, a par ailleurs démontré qu’il existait des propositions vraies dont on ne pourrait jamais démontrer la véracité. Il a créé un modèle formel de l’arithmétique, et a cherché à prouver sa complétude, à savoir son caractère entièrement démontré. Or pour le valider il s’est trouvé contraint de le considérer consistant, donc d’inclure le principe de non-contradiction, qui n’est pas démontré.
La démonstration ne peut donc pas s’auto-légitimer, puisqu’elle-même n’obéit pas à ses propres règles.
D’autres mathématiciens, au XIXème siècle, ont eux mis en avant le caractère purement formel de la démonstration. Ainsi, deux d’entre eux créèrent des modèles géométriques cohérents en modifiant le 5ème postulat d’Euclide, qui prétend que par un point extérieur à une droite ne passe qu’une parallèle à cette droite. Lobatchevski d’abord le remplace par "Par un point situé en dehors d'une droite donnée, il passe une infinité de droites parallèles à la droite donnée", et crée ainsi un système où le monde n’est pas ramené à un plan mais à une pseudo-sphère. Ensuite, Riemann pose comme 2ème postulat : "Une droite limitée ne peut être étendue indéfiniment pour former une droite de longueur infinie" et comme cinquième : "Par un point situé en dehors d'une droite donnée, on ne peut mener aucune parallèle à cette droite donnée". Le monde de la géométrie riemannienne est comme une sphère, et une ligne droite y est pareille à l'arc d'un grand cercle. Ces deux modèles sont parfaitement cohérents permettent de mener des démonstrations, et dans le cas de la géométrie riemannienne trouve même des applications au champ gravitationnel chez Einstein. C’est ainsi que la somme des angles d’un triangle, strictement égale a 180° en géométrie euclidienne, est supérieure à cette somme chez l’un Lobatchevski et inférieure chez l’autre Riemann.
La vérité est-elle alors relative un système arbitrairement choisi ? Ne serait-ce alors pas une négation de la vérité elle-même, en tant que valeur et qu’absolu ?
En réalité, les mathématiques sont indifférentes aux objets dont elles parlent, mais s’attachent uniquement aux rapports entre eux, ce que Russel exprime lorsqu’il dit des mathématiques qu’elles sont « la seule science où on l’on ne sait pas si ce que l’ont dit est vrai ». En effet, la démonstration établit des rapports cohérents entre les propositions au sein d’un système préétabli, et de ce fait ne consiste paradoxalement pas à déterminer la vérité, mais la validité d’un raisonnement. La vérité établie par démonstration est par conséquent purement formelle : un raisonnement peut être logiquement vrai mais matériellement faux. Faut-il alors renoncer à l’idéal démonstratif ?

Vu ses limites, la démonstration ne peut plus prétendre au statut de seule garante de la vérité. Il faut donc trouver d’autre critères constitutifs de la vérité, et permettant de l’établir. Deux grandes tendances s’opposent et se partagent le domaine de la connaissance non démonstrative : la connaissance intellectuelle pure et intuitive, et l’empirisme.
Dans la première catégorie, on retrouve les définitions nominales, qui ne sont rien d’autres que des conventions visant à attribuer un nom à chaque chose. Cependant, chacune de ces définitions n’en reste pas moins vraie, de même qu’il en est pour les définitions de choses, qui listent des jugements analytiques essentiels, c'est à dire inhérents à l’objet et constitutifs de son essence, de ce qu’il est, de sorte que si l’un de ces attributs est retiré à la définition, la représentation mentale de l’objet devient impossible. Cependant, ce type de vérité ne fait aucunement avancer la connaissance : elles sont un point de départ pour toute démonstration ou approche théorique et non pas un résultat. C’est d’ailleurs le cas des axiomes en mathématiques, qui fixent des connaissances pour permettre la découverte, mais ne sont pas des découvertes elles-mêmes. Un deuxième type de vérité intuitive s’impose au XVIIème siècle d’après le « Cogito ergo sum » cartésien. Cette phrase, qui conclut avec une seule prémisse, n’a rien d’une démonstration : en fait, Descartes, lors de sa démarche de doute, est parvenu à cette première vérité : "Je pense donc je suis". Il est impossible de remettre en cause cette vérité car plus j'essaie d'en douter, plus je la confirme; elle est donc indubitable. L’évidence absolue de cette phrase devient alors un modèle auquel l’on peut comparer d’autres connaissances, et permet l’adoption de l’évidence comme un critère de vérité. Pour Descartes, seules les idées qui s'imposent à l'esprit comme évidentes doivent être tenues pour vraies. En ce sens, il dit : " ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle : c'est-à-dire d'éviter la précipitation et la prévention et ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n'eusse aucune occasion de la mettre en doute". (Discours de la méthode, Seconde partie). Attention tout de même à ne pas se méprendre sur l’évidence dont il s’agit ici, celle-ci n’est pas "première", on ne l'éprouve pas en présence de ce qui s'imposerait à première vue. Elle n'est pas le point de départ, mais l’aboutissement d’une démarche visant à éliminer toute possibilité d'erreur. C’est l'indéniable, l’évidence qui a résisté à l’épreuve du doute dont on garantit la vérité.
Cependant, aussi séduisant soit-il, le critère de l'évidence est-il suffisant ? L'évidence n'est-elle pas quelquefois trompeuse ?
Russel, dans ses Problèmes de philosophie montre très clairement les limites de l’évidence, du moins dans le cadre de l’observation directe. Il parvient à remettre en doute la forme, la couleur et même l’existence même d’une table dont les caractéristiques extérieures varient inexorablement selon les conditions d’observation. Cependant, s’il remet en cause l’immédiateté du jugement, qui ne découle pas directement de l’observation mais est en réalité le résultat d’une opération intellectuelle, celui-ci encourage à dépasser l’expérience en elle-même pour trouver la vérité, et donc de traiter les informations issues de l’expérience pour arriver à des théories vraies, du moins en sciences. La démarche inductive scientifique prétend à la vérité car elle utilise un procédé codifié et où les résultats, à savoir les théories sont vérifiées par l’expérience avant d’être admises. En physique par exemple, Einstein explicite clairement la démarche dans l’Evolution des idées en physique : elle commence par une observation, que l’on amplifie et que l’on caricature, afin d’obtenir une expérience idéalisée à laquelle on retire tous les éléments inessentiels. L’observation d’une corrélation entre deux évènements qui se reproduit à mesure que l’on reproduit l’expérience permet de généraliser, puis de retourner à l’expérimentation pour cette fois valider la théorie. C’est ainsi que l‘on permet la « prédiction », et donc le caractère a priori de certains jugement synthétiques au sens Kantien du terme. Ainsi l’expérience sensible aboutit-elle à des vérités de fait, apportées par le monde sensible. Dans la même catégorie, on peut mettre la preuve directe : lorsque Newton décompose la lumière blanche puis le recompose avec ses prismes, nul ne peut mettre en doute l’existence d’un spectre de la lumière.
Si l’on revient à la mise ne place des théories scientifiques, on se rend cependant rapidement compte qu’une théorie qui est considérée comme vraie pendant une période donnée peut-être « falsifiée » pour laisser place à une nouvelle théorie, offrant une précision supérieure. Russel, dans Science et religion parle de vérité technique, par opposition à une vérité absolue que seule la religion prétend détenir, tandis qu’Einstein et Infeld considèrent la vérité comme étant « une limite idéale », que l’homme jamais ne pourra atteindre. Ainsi, pour James, grande figure du pragmatisme, le vrai est ce qui se vérifie : la vérité se confond avec la vérification. De plus, malgré les avancées techniques, nous n’avons jamais accès à "réalité absolue", c'est-à-dire à la totalité du réel. Nous ne connaissons qu'une partie du réel, celle que nos instruments actuels nous permettent d’évaluer. C'est pourquoi ce qui constitue "notre" réalité n'est qu'une réalité relative et les vérités qui en découlent sont elles aussi relatives.

En définitive, il semblerait que si sans l’ombre d’un doute, ce qui est démontré, du moins dans un système donné, est vrai, la réciproque est fausse : quelque soit le système, il existe des vérités indémontrables, c’est l’incomplétude. De plus, que la démonstration elle-même présente des limites, étant basée sur de l’indémontrable, et restant purement formelle. Pour autant, les vérités non démonstratives, trouvés par le biais de l’intellect pur ou par l’usage de l’expérience restent trompeuses et ne font finalement que tendre vers un idéal de vérité. Faut-il alors renoncer à la vérité absolue et ne répondre qu’à des besoins pragmatiques et pratiques ? Si la vérité est relative, en risque-t-on pas alors de confondre croyance et vérité ?