Puis-je être heureux sans autrui ?

Commentaire du professeur : "Bonne copie, bien menée et argumentée. Les références sont claires et comprises. Plan progressif et judicieux. 17/20.".

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: Vie-Haine (élève)

Jean-Jacques Rousseau, dans les rêveries du promeneur solitaire, nous écrit qu'il se sentait "parfaitement heureux" lorsque, le hasard de ses pas l'ayant emmené près d'une église peu fréquentée, dans une campagne tranquille, il se sentait en parfaite communion avec la nature qui s'étendait, verte et belle, devant ses yeux. Il se disait apaisé en ce lieu retiré, éloigné des autres, quand d'autres affirment qu'une vie sans les hommes serait bien fade, bien vide. Il convient alors de se demander, parmi ces visions contradictoires du bonheur, si l'on peut vraiment être heureux, comme Rousseau, sans autrui. En effet, il peut sembler difficile de parvenir à être heureux parmi d'autres êtres quand leurs désirs s'opposent continuellement aux miens. Néanmoins, en pensant ces désirs au regard d'une l'humanité, l'autre peut aussi me permettre de m'améliorer pour, enfin, faire de ce bonheur alors "universalisé", l'accomplissement de ma vie d'être humain et d'atteindre alors le vrai bonheur, plein, serein, humain.

I. Autrui semble s'opposer à son bonheur

Pour commencer, on pense souvent, à tort, qu'être heureux c'est d'abord satisfaire ses moindres envies, posséder tout ce que l'on désire ou ce dont on croit avoir besoin. Certes, il est vrai que la réalisation d'un désir apporte de la satisfaction, du plaisir en soi et pour soi : elle ne nécessite pas l'intervention d'un tiers. Mais cette sorte de plaisir est éphémère et illusoire : il cesse dès lors qu'apparaît une autre envie, ce que Kant appelle les "lubies" dans son traité sur l'éducation, c'est-à-dire des fantaisies, des illusions qui nous rapprochent de la barbarie, l’humanité non éduquée. On ne peut se contenter d'une existence remplie de telles envies, comme autant d'illusions. Platon dans le Philèbe, compare cette sorte d'existence à celle de n'importe quel "mollusque marin" ou d'une quelconque "créature encoquillée"; encoquillée car elle ne peut voir qu'elle s'illusionne elle-même. Il convient de sortir de cette coquille, de se réveiller à l'humanité. Cette sortie nous fera alors constater que ces désirs déraisonnables, déraisonnés, ne nous éloignent pas seulement de nous-mêmes, mais également des autres. En effet, ces "lubies" sont par essence incompatibles avec celles d'autrui puisqu'on veut souvent ce que possèdent les autres : jalousie, discorde, voilà tout ce que peuvent apporter la satisfaction de tels désirs.

On comprend alors mieux l'importance de la pensée, de la raison pour atteindre le vrai bonheur parmi les autres. Il faut penser ses "lubies", les raisonner selon les directives d'une morale qui nous fait tendre vers un but autre que la simple satisfaction immédiate des désirs qu'on pouvait qualifier de pulsionnels. Il faut les penser en tant qu'appartenant à une humanité, une communauté d'êtres qui possèdent la même essence humaine que moi. Il faut alors établir une morale qui prend en compte cette appartenance à une communauté politique : c'est l'objet de la morale kantienne. On peut également penser à Spinoza dans l'Ethique : il faut que nous soyons nous-mêmes la "cause adéquate" de ces désirs qui nous permettront de réaliser notre essence humaine. Ici, c'est nous-mêmes qui pensons notre bonheur et qui le créons : il "dépend de nous" (Epictète, Manuel) et non des autres. On ne peut alors plus considérer autrui comme un ennemi ou un obstacle à notre bonheur, puisque ce dernier devient dès lors "cause adéquate de nous-mêmes". Epictète nous apprend que nous sommes responsables de notre bonheur et de notre relation aux autres. À partir de là, notre pensée s'ouvre sur l'universel.

Ainsi autrui ne s'oppose plus à mon bonheur, dès lors qu'il est cause de moi-même : mais encore faut-il adapter ses désirs en les pensant non plus en tant qu'être égoïste, mais bien en tant qu'être humain pensant à son humanité.

II. Mais autrui permet un bonheur plus universel

Il faut toujours garder en l'esprit que l'homme est avant tout un "animal politique", fait pour vivre et exister parmi d'autres : ses semblables. Ce sont ses semblables puisque, comme nous, l'avons dit plus haut, ils possèdent tous la même essence, initialement présente en eux et constitutive de leur être, l'humanité. Mais encore faut-il que cette humanité soit exploitée, et pour l'exploiter, il faut en prendre conscience. Lorsque déjà on apprend à désirer en accord avec celle-ci et non simplement en se soumettant aux impératifs de la nature, on s'occupe de son humanité, on la cultive en quelque sorte. C'est la première étape du vrai bonheur : "se fonder grâce à la réflexion personnelle, la philosophie" (Robert Misrahi). En intégrant autrui à cette réflexion, on s'intègre dans le même temps à la communauté humaine, dans un esprit d'unité.

Car il ne suffit pas de prendre conscience de l'incompatibilité de nos désirs, pour être heureux il faut aussi les rendre compatibles avec ceux des autres, c'est-à-dire les unifier, les humaniser. Le raisonnement hégélien dans la Propédeutique permet de dépasser l'aspect conflictuel des désirs : le vouloir de l'homme est initialement indéterminé, mais si l'on "impose une détermination à son indéterminité" initiale grâce à l'exercice réflexif de la raison, si l'on parvient à transformer le vouloir concret (la nature) au vouloir abstrait (vouloir auquel on a retiré toute trace d'indigence) alors on l'unifie. Hegel parle d' "égalité du Je avec lui-même" : on s'inscrit ainsi dans l'universalité du vouloir. Je veux conformément à mon essence, donc je ne veux pas "contre" quelqu'un d'autre. En fait, je veux même "avec" les autres puisque je me contente de réaliser ma nature et que ma nature c'est d'être un membre de l'humanité. Kant dira que l'on rentre dans les "Lumières" : on pense aux autres avant soi-même, et l'on est donc encore plus heureux : heureux pour nous-mêmes puisqu’on réalise ce pourquoi on est naturellement faits, et heureux aussi pour les autres et même grâce à eux, qui nous ont permis d'accéder à ce Bien-Être (ici, être conformément à soi-même).

En unifiant nos désirs, les autres nous rappellent à notre humanité et donc à nous-mêmes : le bonheur ainsi "universalité" est bien plus profond que le bonheur auquel on se confine en restant solitaire; éloigné des autres, on s'éloigne aussi de la possibilité de s'accomplir et de s'améliorer.

III. Sans autrui on ne peut accéder à la plénitude

En effet, on comprend mieux ici que ce bonheur auquel on se donne la chance d'accéder en y travaillant, au milieu des autres, devient l'accomplissement de toute une vie : on est bien loin du bonheur éphémère dont parlait Rousseau. Le regard de l'autre pensé non en tant qu'opinion sur moi-même, mais pensé en tant qu'autre partie de l'humanité me révèle à mon essence humaine. Et dès lors que j'ai réussi à actualiser cette essence, le bonheur qui m'est offert, et que j'offre également aux autres, s'inscrit dans une relation de partage bienveillant de nos humanités. J'accède à un bonheur dans lequel je suis en paix avec moi, mais également avec les autres. On sait que Rousseau, dans sa vie, se sentait mal au milieu des autres : il revendiquait sa particularité et se croyait en permanence victime de complots. Cette insécurité n'est pas compatible avec le vrai bonheur.

Robert Misrahi inscrit cette idée de partage avec autrui, dans la hiérarchie des "actes de joie", au deuxième rang car c'est la deuxième étape au véritable bonheur. Les autres doivent bénéficier de mon enrichissement personnel, sinon la philosophie, si elle était juste gardée à l'intérieur de soi, pour soi, n'aurait finalement pas vraiment d'intérêt. Les autres m'aident donc à connaître la dimension profonde du bonheur, et je les aide moi aussi à y accéder; je ne pourrai atteindre une telle profondeur sans eux. Un tel bonheur, universalisé, révèle l'excellence de mon télos (but, finitude de ma vie). L'idée même de bonheur contient toutes les autres valeurs : l'âme n'est plus une "passoire percée" (Platon), mais a bien trouvé une "assiette qui la contient toute entière" (Montaigne).

Autrui aide à cet accomplissement et nous fait accéder à la plénitude.

Conclusion

On peut donc dire que le bonheur sans autrui est possible, mais il ne s'agit que d'un bonheur éphémère où l'homme, qui n'a plus de semblable pour lui rappeler son essence devient oublieux de lui-même. Il se pense égoïstement, sans repères valables : il s'exclut de l'humanité et donc de lui-même en se maintenant loin des autres, qu'il perçoit comme des ennemis ou des obstacles à son bien-être. À l'inverse, celui qui a su par l'intermédiaire de la pensée réflexive, s'intégrer aux autres humains en unifiant avec conscience ses désirs au regard de son humanité, celui-là peut être heureux d'un bonheur bien plus profond et bien plus accompli. Cet homme-là bénéficiera d'un bonheur-plénitude qui le complète et qui lui offre la possibilité d'une existence en paix au milieu des autres dans un esprit de partage universalisé de l'humanité commune à tous ses prochains. Ce bonheur s'inscrit dans la durée, celle d'une existence au télos excellent, et il lui permet même d'affronter la mort avec sénérité puisqu'il aura accompli l'unité de son projet : une mort paisible, tranquille et sans peur, aussi noble que celle de Socrate dans Le Phédon.