Russell, Problèmes de philosophie: Valeur de la philosophie

Corrigé complet fait par l'élève. Note obtenue : 16.

Dernière mise à jour : 12/09/2021 • Proposé par: Audrey Guintrand (élève)

Texte étudié

La valeur de la philosophie doit être cherchée pour une bonne part dans son incertitude même. Celui qui n'a aucune teinture de philosophie traverse l'existence, emprisonné dans les préjugés qui lui viennent du sens commun, des croyances habituelles à son temps et à son pays, et des convictions qui se sont développées en lui sans la coopération ni le consentement de sa raison. Pour un tel individu, le monde est sujet à paraître précis, fini, évident; les objets habituels ne lui posent aucune question et les possibilités non familières sont dédaigneusement rejetées. Dès que nous commençons à penser conformément à la philosophie, au contraire, nous trouvons que même dans les choses les plus ordinaires de la vie quotidienne conduisent à des problèmes auxquels nous ne pouvons donner que des réponses très incomplètes. La philosophie, bien qu'elle ne soit pas en mesure de nous dire avec certitude quelle est la vraie réponse aux doutes qu'elle élève, peut néanmoins suggérer diverse possibilités qui élargissent le champ de nos pensées et les délivrent de la tyrannie de la coutume. Tout en diminuant notre certitude à l'égard de ce que sont les choses, elle augmente beaucoup notre connaissance à l'égard de ce qu'elles peuvent être; elle repousse le dogmatisme quelque peu arrogant de ceux qui n'ont jamais pénétré dans la région du doute libérateur et garde vivace notre sens de l'étonnement en nous montrant les choses familières sous un aspect non familier.

Russell, Problèmes de philosophie

Bien des hommes, sous l’influence de la science ou de la vie pratique, pensent que la philosophie n’est rien d’autre qu’un ensemble de controverses sur des sujets où la connaissance est impossible. Bertrand Russell s’est donc interrogé sur la véritable valeur de la philosophie. En effet, quelle valeur peut-on accorder à une discipline, la philosophie qui est incapable de « donner avec certitude la réponse aux doutes qui nous assiègent » ?

L’objectif du texte est donc de réfuter une opinion courante, et de nous permettre de « penser conformément à la philosophie ». Dans un premier temps, Russell énonce sa thèse. Puis dans un deuxième temps, il décrit « celui qui n’a aucune teinture de philosophie » et dans un troisième temps, il définit la philosophie comme vision nouvelle du monde.

I. La philosophie nécessite l'incertitude

Dans la première phrase, Russell utilise a thèse de l’opinion commune pour exprimer la sienne et pour l’approfondir. Certes, la philosophie est incertaine, mais il doit obligatoirement en être ainsi, car l’incomplétude et l’incertitude sont les principales qualités qui caractérisent la philosophie et en font même sa valeur. Elle prend un sens que si elle est évoquée dans un contexte d’incertitude. Elle n’est donc valable que dans ce contexte-là. Selon lui, cette réflexion vient à l’esprit de chaque personne pensant avec vérité, car il affirme que la philosophie « doit en réalité » être incertaine. En effet, la philosophie est un domaine qui est constitué d’un ensemble d’interrogations, de réflexion et de recherches, à caractère rationnel, mettant en jeu le rapport de l’homme avec le monde et avec son propre savoir. Elle n’est pas un savoir qui se satisfait à lui-même. La philosophie est la recherche de la sagesse. Alors, en supprimant l’incertitude du domaine de la philosophie, on supprime les interrogations possibles, la réflexion et les recherches. Et si on relit notre définition de la philosophie, on ‘aperçoit qu’elle est vide de sens, car on a enlevé les caractéristiques essentielles de cette notion. Par conséquent, on ne peut plus mettre en rapport l’homme, son savoir et le monde, car rien ne permet de les comparer. De plus, si on enlève l’incertitude au domaine de la philosophie, ce n’est plus de la philosophie, mais une science exacte bien définie, car dès qu’une connaissance bien définie d’un domaine devient possible, ce domaine cesse d’appartenir à la philosophie et devient l’objet d’une science distincte. Les questions qui ont ainsi trouvé des réponses sont rangées dans la science et celles qui restent ouvertes forment la philosophie.

De plus, Russell affirme « La valeur de la philosophie doit […] résider dans son caractère incertain ». Le verbe « devoir » marque le caractère inéluctable de la philosophie. Elle est tenue d’être ainsi, c’est une obligation. Mais ce verbe « devoir » exprime aussi une idée de durée. Cette incertitude « doit » être permanente et omniprésente ; et elle doit rester incertaine. Cette thèse est surprenante, mais compréhensible, car Russell pense que ce qui est incertain, comme la philosophie, a bien plus de valeur que ce qui est certain, comme les mathématiques par exemple. Cela peut être vu comme un paradoxe. Russell utilise aussi l’expression « en réalité ». Il oppose donc ce qui est effectivement, ce qui existe en fait à ce qui est fictif, ce que l’on peut imaginer. Il sous-entend par là que l’on souhaiterait que la philosophie soit indubitable alors que réellement elle est incertitude ; pour bien se faire comprendre, il utilise l’adverbe « surtout » qui indique non seulement la caractéristique principale de la philosophie, qui est l’incertitude, mais également renforce le sens qu’elle prend dans ce domaine.

Donc la valeur de la philosophie ne peut résider dans un corps de connaissances déterminées qui serait constitué grâce à un ensemble bien défini de réponses. Mais qu’en est-il de « celui qui n’a aucune teinture de philosophie » ?

II. L'absence d'incertitude mène au dogmatisme

Dans un deuxième temps, Russell décrit « celui qui n’a aucune teinture de philosophie ».

On ne demande pas à chacun d’être un spécialiste de la philosophie, mais il ne faut tout de même pas tout en ignorer, car elle modifie profondément celui qui en fait. Elle ne peut avoir que des effets bénéfiques sur chacun de nous. En effet, dans la vie, il faut avoir une connaissance même de base sur un peu tous les sujets, ne serait-ce rien que pour pouvoir discuter de tout avec tout le monde. Donc la personne qui n’a pas la moindre connaissance, même superficielle, en matière de philosophie, passe toute sa vie soumise et même esclave de l’opinion commune qu’elle accepte sans même l’avoir examiné. C’est-à-dire qu’elle ne pense pas par elle-même et elle ne peut pas se forger un esprit critique. C’est donc une personne dont l’indépendance de jugement et la liberté morale sont entravées par ses propres préjugés. Et même plus grave, elle est incapable de se dicter elle-même sa propre loi de conduite. Elle se prive donc elle-même de sa propre liberté. Ces préjugés, que cette personne accepte sans même réfléchir, résultent de l’ensemble des opinions dominantes dans la société qui ne sont pas pour autant justifiées. Ces personnes, qui acceptent les préjugés, n’agissent plus raisonnablement, car elles ne font même plus l’effort de distinguer le vrai du faux. Elles croient fermement en ce qu’elles pensent, ce qu’elles disent et ce qu’elles font. Les leurs se transforment alors en certitudes. Ces croyances et ces convictions se développent chez elles sans tenir compte de l’approbation de leur raison alors qu’elle est la principale faculté intellectuelle, regroupant tous les principes et toutes les manières de penser, nous permettant de bien juger.

Quand Russell dit « pour un tel individu », il critique la personne qui n’est pas philosophe, car, ici, « individu » prend un sens péjoratif. Pour cette personne, le monde a tendance à être limité, borné. Donc, elle n’évolue pas et le monde évolue sans elle. Pour elle, le monde a des caractéristiques précises c’est-à-dire que chaque chose y est déterminée. Donc, la construction du monde est achevée. Il n’y a plus rien à accomplir. Chaque chose ayant déjà été menée à son terme, tout est figé. Les évènements qui s’y passent s’imposent donc à son esprit sans qu’elle se pose de questions. Elle est absolument certaine que tout ce qui s’y passe est indiscutable. Les choses banales qu’elle perçoit ne provoquent aucune interrogation, ne soulèvent aucun problème et n’engendrent aucune difficulté au déroulement habituel de ses journées. C’est-à-dire que rien ne l’étonne, rien ne la questionne. Tout dans le monde lui paraît aller de soi, tant les choses sont pour elle comme ceci et pas autrement. Pour elle, « les objets ordinaires » ne sont pas sujets à discussion, ils n’ont nullement besoin d’être examinés. Elle ne cherche pas à obtenir plus d’information qu’elle ne connaît déjà sur les objets qui l’entourent. Les occasions peu habituelles de susciter quelque chose chez elle, elle les repousse loin d’elle, les exclut et les bannit. Elle refuse de se remettre en cause et ne tient pas compte des interrogations des autres. Une personne de ce genre n’admet pas que l’on puisse se poser des questions sur des choses banales. Elle rejette la pensée des autres et juge donc la conduite, de ceux qui s’interrogent, condamnable, indigne d’estime et d’attention.

Celui qui n’est pas prisonnier de « convictions qui ont grandi en lui sans la coopération ni le consentement de la raison », donc qui utilise sa raison, cette faculté humaine de rendre raison, d’établir des relations nécessaires entre les choses, comprend que si la philosophie parvient à la certitude, elle n’est plus philosophie, amour de la sagesse, mais risque de se transformer en dogmatisme.

III. La philosophie comme nouvelle vision du monde

Russell définit alors la philosophie comme nouvelle vision du monde. En effet, dès que nous prenons l’initiative de raisonner, de concevoir des notions grâce à l’intelligence et à la réflexion, comme le préconise la philosophie, nous nous apercevons que toutes les activités et tous les phénomènes, constituant notre existence, amènent des questions à résoudre. « Les choses les plus ordinaires de la vie quotidienne » amènent des difficultés d’ordre spéculatif, auxquelles on cherche des solutions satisfaisantes pour l’esprit. Ces choses amènent donc à des problèmes de philosophie auxquels on ne trouve des explications que partielles. La philosophie permet donc d’éclaircir des points obscurs même si les solutions qu’elle propose sont toujours inachevées, car on peut toujours pousser la réflexion encore plus loin encore.

La philosophie n’est pas à même de nous fournir, avec pleine et entière assurance, que l’on a la vérité sur la réalité d’un fait qui nous tourmente. En effet, il semble qu’on ne puisse démontrer la vérité d’aucune des réponses proposées par la philosophie. Mais cette dernière peut quand même nous proposer des idées qui accroissent l’étendue et l’importance de cette activité physique rationnelle visant la connaissance, qui est la pensée. La philosophie est une voie de libération. Elle libère de la dictature instaurée par les automatismes. Elle soulage l’homme de l’ordinaire. Elle l’affranchit donc du pouvoir de l’usage, car il ne fait pas attention aux habitudes qu’il a prises. Aussi mince que soit l’espoir de parvenir à une solution, c’est une partie de la tâche de la philosophie que de poursuivre ces interrogations, de nous faire prendre conscience de leur enjeu, d’examiner les différentes approches qu’on peut en avoir et de garder vivant cet intérêt spéculatif pour l’univers que la connaissance bien trop établie peut tuer si l’on s’y laisse enfermer. Russell parle de « tyrannie de l’habitude ». Il insiste donc bien sur l’idée de l’esclavage. En fait, la philosophie amoindrit notre impression de savoir ce que sont les choses, mais elle augmente notre connaissance de ce qu’elles pourraient être et elle maintient vivante notre faculté d’émerveillement en nous montrant les choses les plus familières sous un jour inattendu.

La philosophie nous fait douter. Elle compromet nos convictions pour ce qui est de notre environnement. Donc, elle renforce notre lucidité et notre faculté de perception, de compréhension… Mais elle augmente aussi beaucoup notre savoir. Elle enrichit notre faculté de représentation, en nous montrant une réalité imaginable et éventuelle peut-être originale, mais tout aussi envisageable que l’actuelle et parfaitement acceptable. Russell nous parle ensuite de dogmatisme. C’est une attitude qui consiste à affirmer sans preuve et qui rejette catégoriquement le doute et la critique, tout au contraire de la philosophie. La philosophie essaie d’ailleurs de supprimer le dogmatisme. Russell considère celui-ci comme « arrogant », car il est considéré comme supérieur au doute et à la critique puisqu’il les rejette. La philosophie élimine donc le dogmatisme des personnes n’ayant jamais connu l’incertitude qui libère de ses habitudes. Russell montre par ailleurs qu’un jugement ne doit jamais être définitif puisque la philosophie n’est pas « réponses aux doutes qui nous assiègent ». Par conséquent, la méthode à suivre est le doute. Celui-ci est donc, comme l’affirme Russell un peu plus loin dans le texte, « libérateur ». Il n’est pas présenté comme une imperfection comme une imperfection, tout au contraire, il est choix. Celui qui doute reste libre d’affirmer ou de nier. La philosophie ne fait que suggérer, elle ne fait « proposer » à l’homme un questionnement nouveau. Russell insiste encore sur l’idée de liberté ou plutôt de libération. La philosophie conserve pur, entier et irréprochable « notre sentiment d’émerveillement » que l’on ressent devant chaque nouvelle chose. Elle retient « notre sentiment d’émerveillement » en nous montrant des choses habituelles d’une manière surprenante ou originale ou bien d’une façon qui change la situation.

Conclusion

Finalement, ce qui apparaît dans ce texte, c’est que l’homme connaît le moins ce qui est sous ses yeux. On comprend dès lors pour quelles raisons l’ « habitude » est tyrannique. Elle est un maître qui nous empêche de penser. La valeur de la philosophie ne tient pas tant à la quantité des connaissances qu’elle va nous apporter, mais plutôt à une certaine forme de liberté qui nous permet de ne rien accepter ou de ne rien rejeter avant de l’avoir examiné. Elle est donc source de tolérance et libère du fanatisme. Pour conclure, s’il faut étudier la philosophie, ce n’est pas pour trouver des réponses à nos questions, car la vérité nous reste, en philosophie inaccessible, c’est plutôt pour les questions elles-mêmes, car elles élargissent notre imagination intellectuelle et l’enrichissent et elles diminuent cette assurance dogmatique qui ferme notre esprit.