Leibniz, Discours de métaphysique: miracle et régularité

Un commentaire de qualité entièrement rédigé.
Noté 17/20 en licence 2.

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: exek (élève)

Texte étudié

«Dieu ne fait rien hors de l’ordre et il n’est pas même possible de feindre des événements qui ne soient point réguliers.

Les volontés ou actions de Dieu sont communément divisées en ordinaires ou extraordinaires. Mais il est bon de considérer que Dieu ne fait rien hors d’ordre. Ainsi ce qui passe pour extraordinaire ne l’est qu’à l’égard de quelque ordre particulier établi parmi les créatures. Car, quant à l’ordre universel, tout y est conforme. Ce qui est si vrai que, non seulement rien n’arrive dans le monde qui soit absolument irrégulier, mais on ne saurait même rien feindre de tel. Car supposons, par exemple, que quelqu’un fasse quantité de points sur le papier à tout hasard, comme font ceux qui exercent l’art ridicule de la géomance. Je dis qu’il est possible de trouver une ligne géométrique dont la notion soit constante et uniforme suivant une certaine règle, en sorte que cette ligne passe par tous ces points, et dans le même ordre que la main les avait marqués. Et si quelqu’un traçait tout d’une suite une ligne qui serait tantôt droite, tantôt cercle, tantôt d’une autre nature, il est possible de trouver une notion, ou règle, ou équation commune à tous les points de cette ligne, en vertu de laquelle ces mêmes changements doivent arriver. Et il n’y a, par exemple, point de visage dont le contour ne fasse partie d’une ligne géométrique et ne puisse être tracé tout d’un trait par un certain mouvement réglé. Mais quand une règle est fort composée, ce qui lui est conforme passe pour irrégulier. Ainsi on peut dire que, de quelque manière que Dieu aurait créé le monde, il aurait toujours été régulier et dans un certain ordre général. Mais Dieu a choisi celui qui est le plus parfait, c’est-à-dire celui qui est en même temps le plus simple en hypothèses et le plus riche en phénomènes, comme pourrait être une ligne de géométrie dont la construction serait aisée et les propriétés et effets seraient fort admirables et d’une grande étendue. Je me sers de ces comparaisons pour crayonner quelque ressemblance imparfaite de la sagesse divine, et pour dire ce qui puisse au moins élever notre esprit à concevoir en quelque façon ce qu’on ne saurait exprimer assez. Mais je ne prétends point d’expliquer par là ce grand mystère dont dépend tout l’univers.»

Leibniz, Discours de métaphysique - § 6

Introduction

Après avoir considéré la perfection de Dieu, il s'agit maintenant pour Leibniz de préciser ce qui découle de cette perfection. L'article 6 du Discours de Métaphysique tente de démontrer que pour cette raison, Dieu ne saurait rien faire hors d'ordre. La distinction commune entre volontés ordinaires et volontés extraordinaires de Dieu n'a en fait pas lieu d'être: en réalité, nous prenons les phénomènes dont la cause nous échappe, en raison de leur complexité, pour des exceptions à la régularité. Tout d'abord, Leibniz énonce une première thèse: toutest conforme à l'ordre universel, et ce qui semble extraordinaire ne l'est qu'àl'égard de notre ordre particulier. Puis, par plusieurs exemples, il montre que rien n'est jamais réellement irrégulier car l'on peut toujours formuler des règles pour rendre compte de ce qui est considéré comme tel. Il formule alors la raison de notre assentiment à cette croyance: c'est notre ignorance de l'ordre universel qui nous fait croire désordonné ce qui est complexe. Dans un troisième temps, Leibniz en conclut que Dieu ne peut créer que l'ordre, mais qu'il a créé le monde le plus parfait, c'est à dire la plus grande abondance de phénomène par les plus simples voies.

[tp]1re partie[/tp]

Cet article s'ouvre sur la présentation d'un point de vue courant : la division des actions de Dieu en ordinaire et extraordinaire. C'est précisément cette division qu'il s'agira de remettre en question dans ce texte. En désignant les « volontés ou actions de Dieu », remarquons que Leibniz ne marque pas par la conjonction « ou » une disjonction entre les deux termes, mais une stricte équivalence. En effet, comme Leibniz en a convenu à l'article 1, Dieu est un être parfait possédant toutes les perfections au plus souverain degré. Il est toutpuissant pour cette raison, il ne peut vouloir quelque chose sans que cette chose advienne aussitôt. Ce n'est bien sûr pas là réduire sa liberté, mais la porter à son plus haut degré. Par « volontés ou actions de Dieu », nous pouvons ainsi entendre l'ensemble des phénomènes se présentant à nous, en tant que tout phénomène est action et volonté de Dieu. Extraordinaire n'est pas ici, bien entendu, à prendre dans son sens figuré, de ce qui suscite l'admiration, mais dans son sens premier. L'extraordinaire ne désigne pas les seuls miracles, tel les noces de Cana, mais plus généralement tout ce qui échappe aux régularités, à l'ordre. Ainsi, les monstres apparaissent aussi comme extraordinaires. Après avoir énoncé cette distinction commune, Leibniz introduit la conjonction de coordination « mais », marquant sa réserve: il est bon, dit-il, de considérer que Dieu ne fait rien hors d'ordre. Il remet ainsi en question l'un versant de la distinction présentée plus tôt. Il n'y aurait rien de tel que des actions extraordinaires de Dieu et toutes ses actions seraient soumises à l'ordre. Mais nous aurions tort de ne lire dans cette seconde phrase qu'une affirmation péremptoire: Leibniz ne dit pas « il est vrai que », mais bien « il est bon que ». En quoi cela peut-il être bon de considérer que Dieu ne fait rien sans ordre ? Enréalité, c'est en ce que cette idée rend Dieu louable et que cela confirme sa souveraine perfection. La perfection de Dieu fait qu'il agit toujours de la manière la plus parfaite (§1), et pour cette raison, il n'a nul besoin de corriger son ouvrage. Parler des volontés extraordinaires de Dieu n'est ainsi pas bon et contraire à sa gloire, puisque cela reviendrait à convenir qu'il a pu se tromper et que, tout compte fait, il aurait pu mieux faire (§3). Une telle pensée, loin de pourvoir à la liberté de Dieu, nous ferait retomber dans la toute puissance arbitraire du Dieu de Descartes. Pour répondre à cet impératif d'ordre dans les actions de Dieu, Leibniz propose alors une solution à ce problème en distinguant deux ordres : un ordre particulier établi parmi les créatures, et un ordre universel. Ce qui parait extraordinaire ne l'est en fait qu'à l'égard de ce premier ordre, tandis qu'au second, « tout », c'est-à-dire l'ensemble des phénomènes, y est conforme. Par ce mouvement, Leibniz renvoie les hommes, créatures de Dieu, à leur propres limitations. Nous ne pouvons pas prendre conscience de l'ordre universel tel qu'il est pensé par Dieu: les règles et les principes de la création ne peuvent être vraiment compris. Tout au plus, nous pouvons, par une certaine régularité des phénomènes, inférer quelques règles générales. Mais nous aurions tort d'identifier cet ordre général, « établi », à l'ordre universel. Les miracles ou les monstres, par exemple, ne satisfont pas à cet ordre établi, mais satisfont à l'ordre universel. Néanmoins, comme Leibniz l’exprime ailleurs, la seule rareté, ou même l'unicité d'un phénomène ne suffit pas à ce que l'on parle de volonté extraordinaire de Dieu: c’est qu’en réalité nous n’en connaissons pas les causes. Ainsi, ces phénomènes ont autant d'égard dans l'entendement de Dieu que ceux que nous tenons pour les plus ordinaires. Pareillement, il faut bien que les principes ordonnant les phénomènes soient déterminés par une fin et que, dans l'entendement de Dieu, cette fin soit le plus grand bien. C’est ce que nous verrons. Nous comprenons qu’ainsi, nous pourrions penser que l'absence de monstres serait plus conforme à l'ordre, en ce que cela, semblerait-il, produirait plus de bien. Mais nous ne connaissons pas l'ordre universel, et ce qui nous semble inadéquat, ce qui semble entraver un processus, ne l'est qu'à raison de notre propre ignorance.

[tp]2e partie[/tp]

De ce principe, réfutant la distinction commune entre volontés ordinaires et extraordinaires, il reste maintenant à tirer les conclusions : puisque Dieu ne fait rien hors d'ordre et que tout ce qui arrive dans le monde est l'oeuvre de Dieu, nous pouvons en conclure que rien de ce qui arrive ne saurait être irrégulier.
Mais pour Leibniz, pas seulement. Nous ne pouvons pas même feindre l'existence de l'irrégulier. Cette seconde assertion renforce la première. Leibniz entend désormais montrer que le principe qu'il a formulé n'est pas qu'une démonstration abstruse et qu'on peut en faire l'expérience d'une manière suffisamment vive pour que nous ne puissions pas même feindre que le désordre existe. En effet, certaines démonstrations, malgré leur justesse, ne peuvent recevoir un assentiment total, faute de pouvoir en faire l'expérience: peut être sommes nous déterminés en toute chose, mais un tel principe ne saurait rien changer à notre croyance, si illégitime soit elle, à une certaine liberté. Par une série d'exemple, Leibniz illustre ses propos. Il propose tout d'abord une expérience: supposons que l'on trace quantité de points sur le papier, de la façon semblant la plus désordonnée. Leibniz anticipe ici une objection que l'on pourrait lui formuler: comment Dieu ne pourrait-il pas produire hors d'ordre, puisque moi-même, je le peux ? Étant moi-même sujet de mon action, j'ai bien conscience que lorsque je trace ces points, c’est sans ordre ni fin. Leibniz, rapprochant cet exemple de "l'art ridicule de la géomance", qui consistait à prédire l'avenir à partir des points formés par le jet au hasard de petits cailloux, laisse entendre que Leibniz rejetterait une telle objection au champ de la superstition. Selon lui, il est toujours possible de formuler une règle qui rende compte d’une manière exacte de la configuration des points, sans jamais en appeler au hasard. Cette règle leur attribuant un ordre, il est ainsi possible de trouver « une ligne géométrique » dont la notion suive une certaine règle qui satisfasse à la ligne arbitrairement tracée. Les deux exemples suivants donnés par Leibniz fonctionne sur le même modèle: si nous imaginons non plus des points, mais une ligne dont la forme ne semble soumise à aucune règle : tantôt courbe, tantôt droite, il existe malgré tout un modèle mathématique, une formule, une équation, qui rende compte de cette ligne. Enfin, le contour d'un visage, quel qu'il soit: habituel ou difforme, peut toujours être tracé par un mouvement réglé, et donc, être soumis à un ordre. Par ces trois exemples, Leibniz nous montre par le biais du modèle mathématique la pertinence du principe dégagé plus tôt, selon lequel rien n'est hors d'ordre. Remarquons que l'enchaînement des exemples n'a rien d'anodin. Tandis que le premier considère le point, ou plutôt un ensemble de points, élément élémentaire de la géométrie, le second considère la ligne, en tant qu'elle est définie par ses points dans la géométrie Euclidienne (que Leibniz connaissait bien). Enfin, le dernier exemple semble nous faire sortir du strict champ de la géométrie, pour nous faire considérer les courbes d'un visage : là où nous nous attendrions le moins à trouver un ordre mathématique. En effet, les courbes polynomiales permettent de rendre compte de n’importe quelle forme complexe, telle l'ovale d'un visage. Par ce passage du simple au complexe, Leibniz montre bien que l'ordre, l'harmonie, se retrouve à tous les niveaux de la réalité et dans tous les champs de l'expérience. Il en conclut: « Mais quand une règle est fort composée, ce qui lui est conforme passe pour irrégulier ». Nous l’entendons bien : tandis que le premier exemple a toute la force de l'évidence, le second l'a déjà moins et le troisième encore moins, car la règle devient toujours plus complexe. Leibniz nous donne ainsi la raison de notre croyance à l'irrégulier, c'est à dire à l'absence d'ordre : faute de voir la règle, en raison de sa complexité, nous en concluons qu'il n'y en a pas du tout.

[tp]3e partie[/tp]

Puisque il est maintenant démontré que Dieu ne fait rien hors d'ordre, et que par conséquent toute chose dans notre monde est irrégulière selon l'ordre universel, Leibniz déclare maintenant que, Dieu aurait tout aussi bien pu créer le monde autrement, il aurait toujours été régulier, et "dans un certain ordre général". En effet, le désordre n’est pas même pensable, car exister, c’est pour Leibniz être ordonné, c’est « être harmonique ». De plus, Dieu n’agit jamais sans raison, or, créer le désordre, ce serait agir de façon déraisonnable, et contraire à sa perfection, puisque aucune fin ne pourrait motiver cette action. Mais il fallait bien que Dieu ait une raison suffisante pour agir, puisqu’il existe une infinité de monde possible, et qu’un seul est advenu. Cette raison, c’est que Dieu, en raison de sa perfection, a choisi celui qui est le plus parfait. Leibniz précise ce terme : « c’est-à-dire celui qui est en même temps le plus simple en hypothèses, et le plus riche en phénomènes ». Par hypothèse, nous devons entendre les lois de l’ordre universel telles qu’elles sont instituées par Dieu, et par phénomènes, tout ce qui découle de ces lois. Le mot hypothèse peut gêner, puisque ce mot désigne le plus souvent une proposition avancée indépendamment de sa valeur de vérité, à partir desquelles on déduit un ensemble de propositions. C’est bien de cela qu’il s’agit (remarquons à ce propos l’emprunt de ce terme aux mathématiques, ce qui a de l‘importance, nous allons le voir), mais c’est seulement en tant que Dieu n’a qu’à « que des décrets à faire pour faire naître un monde réel » (§5). Il n’est pas inutile de rappeler, à ce propos, que Leibniz prend position dans le débat sur la simplicité des voies de Dieu, et entend proposer un dépassement de la querelle mouvementée qui opposait Malebranche et Arnauld. Il faut imaginer le Dieu de Leibniz comme un grand mathématicien, qui sur le modèle d’Euclide construit le monde comme une axiomatique, où le plus petit nombre d’axiomes, de règles, doivent suffire à ce que se déroule de la plus grande nécessité l’ensemble des phénomènes, ou dans le champ des mathématiques, l’ensemble du domaine de la connaissance visé. Dieu cherche ainsi « le plus d’effet produit par les voies les plus simples » (Principes de la nature et de la grâce §10), de la même manière que l’on préfère toujours le système le plus simple en astronomie. Mais cela parait étrange: qu’en coûterait-t-il à Dieu, eu égard à sa toute puissance ? La simplicité des voies et la richesse des effets soient en balance, comme nous l’apprenons à l’article 5, certes, mais cela n’est pas suffisant. En réalité, puisque la conduite de Dieu est absolument sage, et qu’il n’agit jamais sans raison, pourquoi aurait-il fait par des voies complexes ce qu’il aurait pu faire par des voies simples ? Cela n’aurait été que dépenses inutiles : ce monde plus complexe aurait aussi été plus imparfait. Leibniz offre de ce modèle une comparaison géométrique, ce qui doit nous assurer que c’est bien le modèle des Éléments d’Euclide que Leibniz a en tête, lorsqu’il l’énonce: ce monde parfait serait comme une ligne de géométrie dont la construction serait simple, et les propriétés nombreuses et importantes. La ligne de géométrie représente ici le monde que Dieu a choisi, sa construction simple, les voies de Dieu, ses hypothèses, et ses propriétés, l’ensemble des phénomènes. Leibniz a bien conscience de l’inadéquation de ces analogies tirées des mathématiques, qui ne doivent servir qu’à nous donner une certaine image de la perfection divine, ou de sa sagesse, ce qui est identifiable. Il convient alors que les analogies qu’il propose ne saurait nous rendre intelligible l’ordre universel: « ce grand mystère dont dépend tout l’univers », mais seulement suffire à élever notre esprit assez pour ne plus projeter ce prétendu désordre sur nos ignorances.

Conclusion

Le monde nous semble plein de désordres, et ces apparences de désordre sont comme la rançon de notre imperfection. C’est que nous jugeons trop vite: « Vous ne connaissez le monde que depuis trois jours, vous n’y voyez guère plus loin que votre nez, vous y trouvez à redire. » (Théodicée, II, 194). En effet nous sommes trompés, car nous n’observons qu’une partie fragmentaire du monde: de la même manière qu’il faut prendre un certain recul pour juger de la qualité d’un tableau, et ne plus voir seulement les taches de peinture apparemment désordonnées, nous verrions l’harmonie du monde si nous en avions une vue plus large: nous aurions connaissance de l’ordre universel. Nous apprenons dans ce texte que Dieu ne peut rien créer sans ordre : il n’y a, en effet, rien de si difforme, de si bizarre, qui ne puisse abriter une loi simple. A vrai dire, c’est ce que nous montre les mathématiques, même les monstres sont dans les règles (Théodicée III, 242). Un tel principe garantie la bonté, et le caractère louable de Dieu.