Bergson, Le Rire: Les mots, étiquettes et réalité

Commentaire linéaire entièrement rédigé en trois parties.

Dernière mise à jour : 19/11/2021 • Proposé par: ceciliar (élève)

Texte étudié

Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles.

Bergson, Le Rire

Le texte que nous nous proposons d’étudier est un extrait d’une œuvre de H. Bergson qui nous informe sur la nature simpliste du langage. En effet, le langage, cet outil que nous, les hommes, utilisons pour communiquer nous aide à exprimer nos sensations, nos impressions et nos sentiments ou encore à analyser les objets qui nous entourent. Cependant, cet outil se base sur l’aspect extérieur des choses et ne parvient pas à s’emparer de la valeur exacte de celles-ci, comme pour les sentiments qui sont parfois difficiles à exprimer, notamment l’amour pour lequel on dit souvent que « l’on ne trouve pas de mots assez forts ». Bergson reproche alors au langage de n’exprimer les choses que comme généralités et non telles qu’elles le sont vraiment, il affirme que « nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles ». Or, l’aspect extérieur est la seule caractéristique que nous maîtrisons totalement (ou presque), que ce soit pour nous juger nous-mêmes, pour juger autrui ou encore pour définir des objets, c’est pourquoi il nous est facile de le transmettre par la parole et les mots. Alors comment pourrait-on voir les choses telles qu’elles sont vraiment? Comment comprendre et interpréter ses pensées et ses sentiments les plus profonds sans en déduire simplement par une larme qui coule que l’on est triste? Le problème est alors de savoir si la pensée, la conscience ou encore l’esprit, malgré leur profondeur et leur capacité à toujours tout examiner et comprendre dans les moindres détails, peuvent être totalement exprimés par la simple utilisation de mots? Ou si l’esprit est un concept bien trop complexe pour le langage, dans sa façon de concevoir et de ressentir les choses? De plus, nous pouvons voir que le texte possède une structure chronologique qui rend compte de la force de la pensée. Afin de traiter ce sujet, nous verrons que le langage nous permet de ne juger que de l’aspect extérieur des objets qui nous entourent (du début jusqu’à « désignent des genres… »). Puis, nous montrerons qu’il ne parvient pas non plus à exprimer nos sentiments dans leur totalité (de « Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs… » jusqu’à « tous musiciens. »). Enfin, nous verrons que l’homme s’arrête sur des généralités et ne cherche pas plus loin lorsqu’il s’agît d’ouvrir son esprit (de « Mais le plus souvent… » jusqu’à la fin).

I. Le langage nous permet de ne juger que de l’aspect extérieur des objets qui nous entourent

Dans un premier temps, nous allons voir que le langage permet seulement de juger de l’aspect extérieur des choses.

Tout d’abord, Bergson nous dit que nous n’essayons pas de comprendre les choses, nous n'en prenons pas la peine. En effet, au lieu de nous intéresser réellement à celles-ci, nous nous basons sur ce que tout le monde sait d’elles, sur des faits logiques et simples tel que leur apparence et leur utilité lorsqu'il s'agit d'objet, ou encore des signes qui les manifestent, pour les sentiments et les émotions par exemple, c’est ce que l’auteur appelle les « étiquettes » (l. l2). Effectivement, si je cherche une feuille simple pour faire un devoir, je sais directement à quoi elle ressemble, c’est à dire, que je sais, sans réfléchir, où elle se trouve. Je n’ai pas besoin de me dire que cette feuille est blanche, à petit carreaux, de format A4 et qu’elle possède des lignes roses et violettes (voire bleues quelquefois) et c‘est à l‘habitude que je le dois puisqu‘il existe toutes sortes de feuilles où la forme, la taille ou encore les couleurs varient et que je pourrais, de ce fait, me tromper.

De plus, l’auteur affirme que le fait de saisir les objets, toujours comme des généralités, a pour origine notre besoin, et que celui-ci n'a fait qu’augmenter à cause du langage, puisque ce dernier se développe chaque jour de plus en plus. En effet, aujourd’hui, chaque objet se cache derrière un mot qui le caractérise. Cependant, il arrive que ce mot soit trop vague et qu’il englobe plusieurs objets similaires à première vue, mais différents de l’intérieur (cf. exemple de la feuille) et ce peut être une véritable contrainte pour nous. Si nous ne voyons que le côté extérieur des choses, c’est parce que nous avons besoin de ces choses dans l’instant où nous les voulons et c’est par le langage que nous pouvons les obtenir le plus rapidement possible. Par exemple, un individu qui a une jambe dans le plâtre et ne peut donc pas bouger va utiliser le langage pour assouvir ses désirs naturels et nécessaires pour la vie (manger, boire, etc. : théorie d’Épicure) en demandant, avec des mots, à quelqu’un d’autre de lui apporter ce dont il a besoin.

Enfin, dans cet extrait, Bergson nous dit que les mots que nous utilisons tous les jours désignent ce qu’il appelle des « genres » (l3). En effet, comme nous l’avons montré plus haut, certains mots englobent une infinité d’objets qui souvent, se rapprochent au niveau de leur fonction ou de leur apparence. Par exemple, si on prend le cas d’un « stylo », il en existe de toutes sortes (stylo plume, stylo à bille, etc.), de toutes formes (grand, petit, etc.), de toutes couleurs (bleu, rouge, etc.) et le simple mot « stylo » ne précise nullement ces caractéristiques assez précises, il ne fait que désigner une certaine catégorie d’objets ayant la même fonction ou encore une apparence extérieur légèrement similaire mais étant tellement différent. Et ce n’est pas le seul cas de mots désignant tout une catégorie, tout un genre.

En somme, les mots ne servent qu’à juger de la fonction et de l’apparence extérieur des choses sans les comprendre et les examiner réellement, ils dissimulent certains objets en les rassemblant dans des catégories. Et l’homme, lui, ne fait que suivre cette idée, et s’entête à utiliser ces simples mots. Cependant, pouvons-nous dire que les objets sont les seuls à être touchés par cette tendance? Ou y a t-il d’autres victimes du langage?

II. Le langage ne parvient pas non plus à exprimer nos sentiments dans leur totalité

Dans un second temps, nous allons voir que les objets ne sont pas les seuls victimes du langage, les sentiments et les émotions aussi sont dissimulés derrière ceux-ci.

Tout d’abord, selon Bergson, les objets extérieurs ne sont pas les seuls que les mots désignent par des genres. En effet, celui-ci nous dit que nos « états d’âme » (l. l4) aussi sont touchés par cette tendance qu’a le langage à toujours tout généraliser. C’est pourquoi, nous ne les comprenons pas, du moins, pas totalement, c’est à dire qu’une partie importante de ces états d’âme nous est dissimulée par le langage. Effectivement, celui-ci ne fait que retranscrire des faits visibles que l’on peut appeler « signes », il ne les explique pas dans leur unicité, il n’explique pas ce qui est caché derrière ces signes mais ce que tout le monde peut voir. De plus, l’auteur affirme indirectement que nos pensées nous sont extérieures et c’est cela qui les rend si incompréhensibles. Par exemple, quand un homme est amoureux, les autres peuvent le voir à son sourire et à sa joie de vivre mais ne se rendent pas compte de la profondeur de ses sentiments et lui-même ne peut pas vraiment les expliquer puisque les mots ne sont pas toujours suffisants et que l’esprit est un principe bien trop complexe et ouvert pour être retranscrit oralement. Les pensées (choses qui sentent, nient, imaginent, etc.) et surtout les sentiments ne peuvent pas être exprimés dans leur totalité par le langage, elles peuvent tout de même l’être mais que partiellement.

De plus, l’auteur doute que ce soit nos sentiments eux-mêmes qui arrivent directement à notre conscience puisqu’ils sont bien trop complexes et divers. En effet, celui-ci parle de « nuances fugitives » (l. l7) et de « résonances profondes » (l. l8) pour qualifier le sentiment et ce sont ces deux caractéristiques qui le rende proprement notre. Mais on ne peut pas dire que ce sentiment soit conscient puisque nous ne choisissons pas d’être triste, joyeux, malheureux ou encore amoureux. Effectivement, la vie réserve parfois quelques surprises mais qu’elles soient bonnes ou mauvaises, elles sont le plus souvent incontrôlables par notre pensée qui est elle, bien trop vaste. En fait, le sentiment peut venir de n’importe où et pas seulement de nous-mêmes, il est très souvent provoqué par autrui qu’il le veuille ou non comme pour la réciprocité en amour : si un homme est amoureux d’une femme mais que celle-ci ne l’est pas, on peut quand même dire qu’elle a provoqué le sentiment, qu’il part d’un phénomène extérieur à la pensée de l’homme en question et qu‘avant, ce sentiment n‘était pas encore le sien.

Enfin, Bergson nous fait remarquer que si nous étions réellement tous capables de percevoir les sentiments dans leur totalités et qu’ils arrivaient à notre conscience sans problème, nous serions tous « romanciers », « poètes » ou encore « musiciens » (l. l9). Cependant, il ne nie pas le fait que certains y parviennent. En effet, quelques rares personnes ayant un esprit très ouvert sont capables d’exprimer leurs sentiments, que ce soit en les écrivant ou en les associant à la musique. Nous savons que le rythme peut marquer le sentiment, dans ce cas, une mélodie douce pourra exprimer l‘amour tandis qu‘une mélodie grave exprimera la colère par exemple.

En somme, les sentiments sont réellement difficiles à exprimer, ils se cachent quelquefois derrière des signes (cf. exemple de la larme qui coule : introduction) qui brouillent notre compréhension. Et nous, nous gardons ces signes comme aspect général de notre état d’âme sans chercher à en savoir plus sur ce qui fait de nous ce que nous sommes. Mais est-ce mieux ainsi ou non?

III. L’homme ne cherche pas plus loin que les généralités lorsqu’il s’agit d’ouvrir son esprit

Finalement, nous allons voir que le langage ne nous montre que la face extérieur de notre état d’âme et que nous nous basons sur celle-ci.

Tout d’abord, Bergson nous dit que nous ne voyons que ce que notre âme exprime extérieurement et ce qui reste pareil pour tous, c’est à dire, ce qui se manifeste par notre corps et qui est commun à tous les hommes. En effet, si nous sommes heureux, sur notre visage va se coller un merveilleux sourire qui montrera aux autres que nous sommes bien dans notre peau et cet effet là est le même pour tous. L’homme copie ses semblables, il fait comme les autres et ne se fie qu’à ce que les autres ont déjà vécu, sans jamais rechercher l’inconnu. C’est pourquoi, il ne s’intéresse pas plus à la valeur et à la profondeur des sentiments, il fonde son jugement sur des généralités comme le montre la dernière phrase avec les termes « généralités » (l13) et « symboles » (l. 14). De plus, nous savons que le symbole est une représentation figurée, imagée et concrète d’une notion abstraite. Ce qui veut dire que les hommes ont interprété les sentiments à leur façon pour les rendre plus simples mais ont oublié tous les petits détails qui les caractérisaient et les rendaient si incompréhensibles.

Enfin, Bergson nous dit que « l’individualité nous échappe » (l. 13). En effet, lorsque nous ressentons un sentiment ou une émotion, nous ne sommes pas sûrs que ce soit bien la notre, ce peut être ce que les autres ont transmis à notre conscience qu’elle nous a ensuite retransmit. Nous ne voyons les sentiments que par les mots, il n’y a rien d’autre qui nous les fasse percevoir. Seuls les artistes peuvent exprimer les sentiments, ils ont une perception développée de la réalité. Par exemple, ils expriment mieux la haine et l’amour que certaines personnes.

En somme, nous pouvons dire que les mots n’expriment que ce qu’il y a de commun entre tous les hommes.

Conclusion

En conclusion, nous avons vu dans la première partie que le langage permet seulement de juger de l’aspect extérieur des choses, c’est à dire de leur apparence et de leur fonction. Il classe les objets parmi des catégories bien définies selon ces deux critères. Ensuite, nous avons vu que les sentiments aussi étaient victimes du langage et de l’aspect extérieur, c’est à dire de ce qui se manifeste de façon visible et plus précisément sur notre corps, comme les larmes montrent la tristesse. Enfin, nous avons vu que les hommes considèrent l’état d’âme comme tous les hommes la considèrent, pour eux, c’est une faculté commune à tous qui reste toujours la même pour tous. Il ne faut donc pas s’éloigner de ses semblables, c’est en tout cas, ce que pensent les hommes. Cependant, les artistes sont capables d’exprimer les sentiments et d’examiner les objets dans les moindres détails. On peut donc dire qu’ils sont capables de trouver la vérité que les autres ne prennent pas la peine de chercher. Et la vérité n’est-elle pas le but de la philosophie? Nous pouvons donc nous demander si les philosophes peuvent être considérés comme des artistes et s‘ils sont capables de parvenir au but recherché par Bergson, le fait de faire plus que « lire des étiquettes collées » sur toutes les choses.