Pascal, Pensées: Le divertissement

Commentaire entièrement rédigé avec l'étude ordonnée du texte suivie de son intérêt philosophique en trois parties :
a) Le divertissement permet d'échapper au malheur,
b) Vaut-il mieux alors la vérité au bonheur ?,
c) La limite du bonheur tel que défini par Pascal

Dernière mise à jour : 16/03/2021 • Proposé par: loicb (élève)

Texte étudié

On charge les hommes, dès l'enfance, du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l'honneur de leurs amis. On les accable d'affaires, de l'apprentissage des langues et d'exercices, et on leur fait entendre qu'ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu'une seule chose qui manque les rendrait malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. - Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux ! Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? - Comment ! Ce qu'on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins; car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu'ils sont, d'où ils viennent, où ils vont; et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c'est pourquoi, après leur avoir tant préparé d'affaires, s'ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l'employer à se divertir, à jouer, et à s'occuper toujours tout entier.
Que le coeur de l'homme est creux et plein d'ordure(s) !

Pascal, Pensées - 143 (édition Brunschvicg)

Introduction

Pascal, écrivain du XVIIe siècle, évoque, dans ce court extrait de son oeuvre majeure, Pensées, le divertissement des hommes. Il y révèle le paradoxe entre le bonheur, recherché par tous, et la manière d'y parvenir, en contradiction avec la nature même du bonheur. Comment rendre un homme heureux en l'accablant de travaux à effectuer, de responsabilités ? Ce passage, ou Pensée, tiré de la partie sur le divertissement, elle-même incluse dans le chapitre sur la Misère de l'homme, reprend le point de vue de Pascal selon lequel l'homme est avide de bonheur mais incapable de l'atteindre.

Pascal introduit tout d'abord l'idée que les hommes sont contraints, dès le début de leur vie et pour toute la durée de celle-ci, de remplir une multitude de devoirs, allant « du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis » jusqu'à « l'apprentissage des langues ». Ces occupations sont nécessaires au bien-être et au bonheur de tous. Cet exposé se poursuit jusqu'à l'expression « dès la pointe du jour ». Ensuite, Pascal énonce une objection « Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux ! Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? » et explique de quelle manière on pourrait désespérer les hommes, pour en conclure « qu'on ne peut trop les occuper et les détourner ». Enfin, la dernière étape de sa pensée, selon laquelle l'homme doit employer son temps libre à se divertir, est éclairée par ce qui la précède. Elle s'étend de « Et c'est pourquoi » jusqu'à la fin du texte.

L'homme est-il nécessairement conduit à s'occuper continuellement, sous peine d'être malheureux ? Ces tâches, en apparence indispensables à son bonheur, ne sont-elles pas également sources de tracas nuisant ainsi au bonheur complet de celui qui les réalise ? Cette volonté de toujours s'occuper ne révèle-t-elle pas un besoin de l'homme d'éviter de s'interroger sur lui-même et, ainsi, de fuir sa propre réalité ?

I. Etude ordonnée du texte



Pascal évoque dans cette Pensée le divertissement, du latin di-vertere qui signifie détourner. Le divertissement désigne donc, pour Pascal, tout ce qui détourne l'homme de découvrir son néant, c'est-à-dire aussi bien ses loisirs que son métier ou les recherches de la science. Il commence ainsi « on charge les hommes » et utilise ce « on » tout au long de son texte. Qui désigne ce « on » ? Il semble qu'il soit utilisé pour nommer la société et symbolise ainsi les valeurs transmises par tous aux enfants, tous, c'est-à-dire les parents, mais aussi les professeurs et toute personne susceptible d'éduquer. L'éducation donnée à l'enfant est donc celle de l'honneur et du bien de soi, et de ses amis, mais également le « bien et l'honneur de [ses] amis ». L'enfant est, « dès la naissance », soumis à toutes sortes d'obligations, auxquelles s'ajoutent des « affaires » dont Pascal ne précise pas la nature, mais vraisemblablement financières ou juridiques. Il doit aussi se consacrer à « l'apprentissage des langues » et à des exercices, probablement physiques. Ainsi, dès le plus jeune âge, les enfants doivent effectuer les nombreuses tâches qui leur sont assignées et tout ceci dans le seul et unique but de les rendre heureux. L'éducation qu'on leur donne sous-entend que si une seule de ces occupations venait à manquer, ils en seraient malheureux. Les enfants sont donc entretenus dans l'idée qu'il est nécessaire à leur bonheur de veiller à leur santé, leur honneur et leur fortune, ainsi que celle de leurs amis. C'est là que le bât blesse, en effet, soucieux d'être heureux, les hommes cherchent à remplir les obligations qu'on leur a posées et la crainte de ne pas le faire correctement les tourmente. On peut ainsi se demander comment leur bonheur peut être total s'ils sont constamment tourmentés. Par conséquent, pourquoi noyer l'homme sous un flot d'activités si cela le rend malheureux ?

C'est pourquoi Pascal formule ensuite une objection à la première partie de sa pensée : « que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? » en effet, ces tentatives pour rendre heureux les hommes ne parviennent qu'à les préoccuper davantage. Cependant, Pascal s'exclame « comment ! Ce qu'on pourrait faire ? » et présente ainsi, immédiatement et énergiquement, la réfutation de cette objection, à savoir que si tous ces soucis leur étaient ôtés, les hommes se mettraient à réfléchir sur eux-mêmes : « ils penseraient à ce qu'ils sont, d'où ils viennent, où ils vont ». Le texte n'expose pas les conséquences de cette réflexion des hommes, mais il insiste sur le fait qu'il faut les « occuper » et les « détourner ». Cela laisse à penser que cette réflexion sur eux-mêmes ne contribuerait pas à leur bonheur. Pourquoi ? Elle les amènerait à ouvrir les yeux, « ils verraient », et à s'interroger sur leurs origines, « d'où ils viennent », et sur leur futur, « où ils vont ». L'homme ne peut modifier son passé, il doit accepter ses origines et ne peut connaître son futur. L'homme préfère ainsi fuir ce qu'il ne peut expliquer ou changer. Il semble donc important d'occuper les hommes pour éviter qu'ils ne réfléchissent sur eux-mêmes. Cependant, malgré l'abondance des tâches qui incombent aux hommes, il se peut qu'ils les aient toutes accomplies. Dans ce cas, que doivent-ils faire ?

Pascal répond à cette interrogation dans le dernier moment de son texte. L'origine de ce que l'homme qualifie de divertissement s'éclaire alors. A court de travail, l'homme doit utiliser ce temps supplémentaire pour se divertir, jouer, s'amuser, sous peine de replonger dans ce qu'il veut à tout prix éviter : la réflexion sur lui-même. L'homme ne doit donc jamais se reposer, selon Pascal, qui écrit «  s'occuper toujours tout entiers ». Remarquons que la conception pascalienne du divertissement englobe sa définition classique qui désigne l'occupation du temps libre afin de se distraire, d'oublier ses soucis, en désignant également par ce terme tout ce qui permet à l'homme de se détourner de la découverte de son néant. Pascal isole ensuite la dernière phrase qui contient toute sa critique de l'homme, explicite, alors qu'elle était jusque là implicite, dissimulée, afin de la mettre en relief. Il est clair que pour Pascal, cette attitude de l'homme n'est pas sensée. Le philosophe critique la nature profonde de l'homme, en qualifiant son coeur de « creux et plein d'ordures », ordures signifiant impuretés, ainsi le coeur de l'homme est-il paradoxalement à la fois inconsistant et lourd de ce qui l'encombre à tort.

II. Intérêt philosophique



Après s'être penché sur les relations entre divertissement et bien-être, il semble souhaitable, ensuite, de s'éloigner davantage du texte et de se demander si l'essentiel pour l'homme, est d'accéder à la vérité ou de se cantonner, dans l'ignorance, à un bonheur superficiel ? Le bonheur est-il compatible avec la vérité ? Si oui, dans quelle mesure ? Nous évaluerons tout d'abord le rôle du divertissement dans le bonheur humain, puis nous nous préoccuperons du paradoxe qui semble opposer bonheur et vérité en cherchant à déterminer si la réalité, si difficile soit-elle à accepter, est préférable à l'ignorance heureuse. Cette dernière proposition correspond à notre sens à la thèse profonde défendue par Pascal, thèse que nous critiquerons en exposant ses limites.

a) Le divertissement permet d'échapper au malheur

Que représente le divertissement dans le bonheur humain ? En quoi permet-il d'être heureux ? Selon Pascal, le divertissement se présente avant tout comme un moyen de se détourner de son néant. Ainsi certains de nos contemporains ne supportent pas l'inaction, au point de se plonger littéralement dans un déluge d'activités, ce jusqu'à un âge avancé ; tel fut le cas de Jacques Lanzmann, ouvrier agricole, parolier de chansons, scénariste, écrivain, journaliste, critique littéraire, aventurier... jusqu'à sa mort récente à près de quatre-vingts ans. Il reconnaissait lui-même ce besoin constant d'action. Afin de définir au mieux les effets du divertissement sur notre bonheur, il est intéressant d'étudier les conséquences de l'absence de divertissement. Cette absence ferait apparaître le sentiment d'ennui, « l'ennui est une maladie de l'âme », premier symptôme du malheur d'après Stendahl dans Le Caractère des femmes françaises. Le divertissement apparaît ainsi comme une forme d'échappatoire à l'ennui. C'est pourquoi diverses personnes s'investissent totalement dans une cause à laquelle ils s'attachent, non pas nécessairement pour la cause elle-même, mais plutôt pour s'occuper le corps et l'esprit et échapper parfois au malheur de leur existence privée d'un être cher. De cette manière, ces gens évitent de penser et peuvent se nourrir d'illusions. Ils trouvent leur bonheur en évitant d'affronter la vérité trop rude de la mort.

b) Vaut-il mieux alors la vérité au bonheur ?

On peut se demander si la vérité est difficile à supporter au point d'être un obstacle au bonheur ? Peut-on vivre heureux et lucide à la fois ? La vérité peut empêcher le bonheur, ainsi l'idée de la mort ôte parfois toute capacité à jouir de la vie. N'en est-il pas ainsi pour ceux que l'annonce d'une maladie à l'issue probablement fatale paralyse au point de ne plus être capables de profiter des joies qu'ils affectionnaient auparavant et de sombrer dans le désespoir ? L'ignorance heureuse et radicale de leur condition future est donc préférable pour ces individus. Sans savoir ce qui va leur arriver, ils continueront à vivre normalement, en décalage avec la réalité. En revanche, pour d'autres, la connaissance de la vérité est nécessaire. Ainsi, une personne, apprenant qu'elle est condamnée, pourra choisir de profiter au maximum du temps qu'il lui reste à vivre, au lieu de le perdre en futilités. La vérité n'est donc pas nécessairement incompatible avec le bonheur et peut même être à l'origine d'une forme de bonheur. Il apparaît ainsi que, bien que difficile à assumer, la vérité n'est pas nécessairement en opposition avec le bonheur. Derrière les propos contradictoires de Pascal on sent bien pourtant que cette vérité ou acceptation de la réalité, pourrait même être à la base d'un bonheur plus profond.

c) La limite du bonheur tel que défini par Pascal

Cependant, on peut s'interroger sur la portée de la réflexion de Pascal. En effet, son analyse semble, à priori, limitée. Il s'attache apparemment à présenter l'éducation des hommes, en tant qu'êtres masculins, puisqu'il évoque des occupations propices au bonheur qui leur sont spécifiquement destinées au XVIIe siècle, telles les affaires, mais qu'en est-il des femmes ? Il est important de rappeler que le statut des femmes à l'époque de Pascal était totalement différent de celui qui est le leur au XXIe siècle, la société alors ne se préoccupait guère d'elles. De plus, Pascal ne prend en compte que la situation des classes aisées et des milieux intellectuels auxquels il appartient. On peut comprendre son attitude : les pauvres luttent avant tout pour leur survie et leurs activités ont pour but de satisfaire leurs besoins élémentaires. Enfin, Pascal, dans cette Pensée, n'échappe pas à son pessimisme habituel, en effet quelle que soit la voie choisie, étourdissement ou affrontement de la vérité, l'homme ne peut parvenir au bonheur suprême. Son existence n'est qu'une suite de petites joies qu'il doit enchaîner sans répit et bien vite rendues vaines par les soucis qui les accompagnent. Cependant, sa vision de l'humanité est plutôt lucide : un bonheur matériel tient à peu de choses, d'ailleurs Héraclite d'Ephèse, dans Fragments Originaux, ironise : « Si le bonheur était des jouissances corporelles, nous dirions les boeufs heureux quand ils trouvent du pois chiche à manger ». Ce bonheur est à la fois dérisoire et fragile, une maladie ou tout autre accident pouvant y mettre un terme. Ainsi, il apparaît nécessaire de trouver une autre voie au bonheur, plus spirituelle cette fois-ci et, par conséquent, moins dépendante des aléas de la vie.

Conclusion

Il apparaît ainsi que la majorité des hommes privilégient le bonheur matériel et aveugle, plutôt que la vérité et ce qu'elle implique : le doute, l'interrogation, la crainte. Ils préfèrent ainsi fermer les yeux et se leurrer pour supporter leur existence. Les divertissements, au sens que leur donne Pascal, leur permettent de se détourner de cette réflexion sur eux-mêmes, mais les rendent-ils vraiment heureux ? Rien n'est moins sûr, si l'on considère tous les tourments causés par ces multiples divertissements. De plus, l'homme n'est jamais certain d'avoir oeuvré suffisamment pour assurer son bonheur et celui des autres, il est donc poussé à en faire toujours plus. Ainsi, selon Pascal, l'homme est nécessairement malheureux, soit du fait de ses préoccupations constantes, soit du fait de sa lucidité, cette vision pessimiste du destin de l'humanité a de quoi troubler. Au final, de deux maux, les hommes choisiront le moindre, s'étourdir pour la plupart, regarder leur existence en face pour les autres. Pour qui ne croit pas en l'au-delà, il est fort à parier que, pour supporter la fragilité de son existence, il sera porté à choisir la mascarade du divertissement plutôt que l'abîme de la vérité de sa condition mortelle.