Malebranche, De la recherche de la vérité: Sentiment de liberté

Commentaire entièrement rédigé en deux parties :
I. Le sentiment de liberté lié à un pouvoir d'acceptation et de refus
II. Les enjeux sur l'existence de la liberté

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: alaint (élève)

Texte étudié

Quand je dis que nous avons le sentiment intérieur de notre liberté, je ne prétends pas soutenir que nous ayons le sentiment intérieur d'un pouvoir de nous déterminer à vouloir quelque chose sans aucun motif physique ; pouvoir que quelques gens appellent Indifférence pure. Un tel pouvoir me paraît renfermer une contradiction manifeste [...] ; car il est clair qu'il faut un motif, qu'il faut pour ainsi dire sentir avant que de consentir. Il est vrai que souvent nous ne pensons pas au motif qui nous a fait agir ; mais c'est que nous n'y faisons pas réflexion, surtout dans les choses qui ne sont pas de conséquence. Certainement il se trouve toujours quelque motif secret et confus dans nos moindres actions ; et c'est même ce qui porte quelques personnes à soupçonner et quelquefois à soutenir qu'ils ne sont pas libres ; parce qu'en s'examinant avec soin, ils découvrent les motifs cachés et confus qui les font vouloir. Il est vrai qu'ils ont été agis pour ainsi dire, qu'ils ont été mus ; mais ils ont aussi agi par l'acte de leur consentement, acte qu'ils avaient le pouvoir de ne pas donner dans le moment qu'ils l'ont donné ; pouvoir, dis-je, dont ils avaient le sentiment intérieur dans le moment qu'ils en ont usé, et qu'ils n'auraient osé nier si dans ce moment on les en eût interrogés.

Malebranche, De la recherche de la vérité

Introduction

« Tout est permis », « avoir tous les droits », « vivre sans contraintes », autant d'expressions qui donnent sommairement une définition de la liberté. C'est cependant l'opinion la plus répandue : je suis libre si je fais ce qu'il me plaît. Peut-on se contenter de cette définition ? Le simple sentiment d'être libre suffit-il à prouver la réalité de notre liberté ? Et que sentons-nous exactement ? Le texte de Malebranche tiré de l'ouvrage De la recherche de la vérité, permet d’aborder la problématique et de dépasser les premières réactions liées au sentiment de liberté. Malebranche considère que nous avons le sentiment intérieur de notre liberté parce que nous sentons que nous avons le choix entre accorder ou refuser notre consentement sur la base de notre volonté, et non en vertu d'un pouvoir absolu de s'affranchir de toute détermination. Néanmoins, le sentiment intérieur de liberté n'est-il pas subjectif pour qu'on puisse s'y fier ? Qu'est-ce que la liberté si nous sommes déterminés par des motifs extérieurs à notre volonté ? Ne disposons-nous que du pouvoir d'accepter ou de refuser ? Quelle est la conséquence sur nos actions et sur notre responsabilité ? L’argumentation de Malebranche soulève toute une série de questions qui nous conduisent à une mise en perspective critique dans un second temps, après l'explication détaillée du texte.

I. Le sentiment de liberté lié à un pouvoir d'acceptation et de refus

1. Analyse du plan du texte

Dans une première partie, du début du texte à « ... une contradiction manifeste », Malebranche évoque sa thèse qui s’oppose à celle que certains semblent lui prêter : le sentiment intérieur de liberté n'est pas lié à une absence de détermination sur notre volonté, à la fameuse liberté d'indifférence, qui est une contradiction. Il démontre cette contradiction dans une deuxième partie, de « car il est clair qu'il faut... » à « ... qui les font vouloir » : il existe toujours un motif qui agit sur notre volonté même si nous n'en avons pas conscience. Enfin, dans une troisième partie, de « il est vrai qu'ils ont été... » à la fin, l'auteur réaffirme sa thèse : nous avons le pouvoir d'accepter ou de refuser cette détermination et c’est grâce à ce pouvoir que nous percevons ce « sentiment intérieur de notre liberté ».

2. Contre l'absolue indifférence

Dès le début du texte, Malebranche s'oppose à une thèse que certains semblent lui prêter puisqu'il prend soin de préciser qu’elle n'est pas la sienne : « je ne prétends pas soutenir que ». Quelle est cette thèse? Elle consiste à associer « le sentiment intérieur de notre liberté » au « pouvoir de nous déterminer à vouloir quelque chose sans aucun motif physique », c’est-à-dire à une liberté d'« indifférence pure ». Malebranche ne nie pas que nous éprouvions un tel sentiment. Il invalide la conception qui l'associe à l'indifférence parce que cette notion renvoie au libre arbitre, avec lequel elle a pu être partiellement confondue au Moyen Âge dans l'expression liberum arbitrium indifferentiae. De prime abord, elle fait référence au fait de pouvoir rester indifférent à un choix : par exemple, entre deux chemins à prendre pour aller quelque part. Pour Descartes, la liberté est la « volonté libre, qui peut donner son consentement ou ne pas le donner ». Il n'y a donc pas de liberté sans pouvoir de choix : l'homme est libre parce qu'il choisit. Mais, comme le note Descartes, c'est le plus bas degré de liberté puisque rien ne nous pousse d'un côté plutôt que de l'autre, pas même de bonnes raisons et une claire intelligence. De plus, même si nous avons l'impression d'être indifférents, rien ne nous prouve que nous sommes vraiment libres de l'être. Nous pouvons être indifférents parce que le choix ne nous concerne pas.

Nous pouvons aussi jouer l'indifférence en laissant entendre que telle personne m’indiffère alors que je suis amoureux. Nous pouvons enfin être contraints à sortir de notre indifférence à certains moments de notre existence : pour choisir une orientation professionnelle par exemple. Mais alors, si notre indifférence dépend des conditions dans
lesquelles nous nous trouvons, n'est-elle pas conditionnée par des causes, et donc non libre ? Et n'est-ce pas le cas pour toutes nos actions, vis-à-vis desquelles nous n'avons pas le pouvoir d'être indifférents même si nous croyons le posséder ? C'est la thèse de Malebranche dans ce texte.

3. L'homme est déterminé par des causes extérieures

De plus, il considère que cette notion d'indifférence conduit à une contradiction. En effet, nous n'agissons pas sans raison : il y a bien une cause qui nous pousse à agir. Certes, comme le concède l'auteur, de nombreuses situations se présentent à nous dans lesquelles « nous ne pensons pas au motif qui nous fait agir » : nous ne nous demandons pas quelles causes physiques, psychiques ou sociales nous poussent à sortir prendre l'air ou de regarder un feuilleton télévisé. Toutes ces situations qui « ne sont pas de conséquence », autrement dit, qui n'ont pas de répercussions importantes ou dramatiques sur notre existence ou sur celle des autres, ne nous incitent pas à réfléchir à toutes les causes de notre action. Sinon, nous n'aurions jamais fini de réfléchir et nous n'agirions plus. Cependant, on ne peut nier que chacun de nos actes est conditionné par des causes extérieures à notre volonté : « il se trouve toujours quelque motif secret et confus dans nos moindres actions ». La psychanalyse montrera d’ailleurs que certains de ces motifs sont de l’ordre de l’inconscient, non pas seulement au sens où nous n'en aurions pas conscience mais au sens où certaines forces psychiques les empêchent de devenir conscients : c'est ce que Freud appelle le « refoulement ». Dès lors, même en nous « examinant avec soin », certaines raisons de notre comportement nous échappent, comme dans les lapsus, les tics nerveux ou les rêves.

Néanmoins, si nous essayons de comprendre la manière dont nous agissons et le lien entre nos actions et le monde extérieur, nous pouvons réaliser que nous sommes reliés à la nature et à la société et que nous fonctionnons selon des mécanismes biologiques, psychiques et sociaux qui déterminent notre comportement. Les hommes qui réfléchissent véritablement à leur condition d'existence se rendent compte alors « qu'ils ont été agis pour ainsi dire, qu'ils ont été mus », un peu comme des marionnettes sont animées par des forces extérieures. C'est exactement l'analyse que propose Spinoza, dans l'Éthique, en montrant que l'homme n'est pas « un empire dans un empire », autrement dit, qu'il n'agit pas comme il veut, indépendamment de son environnement, mais qu'il est une « partie de la nature », soumise aux mêmes règles que les autres parties ; c'est ce qu'on appelle le « déterminisme ».

4. Quel pouvoir de choix ?

Nous pourrions alors penser que l'homme ne dispose d'aucun pouvoir de choix et qu'il n'est pas du tout libre ; le libre arbitre serait une pure et simple illusion. Telle est l'une des conclusions de Spinoza, mais Malebranche ne la partage pas et précise à la fin du texte sa conception de la liberté. Il écrit alors, à propos des hommes : « ils ont aussi agi par l'acte de leur consentement, acte qu'ils avaient le pouvoir de ne pas donner dans le moment qu'ils l'ont donné ».

Nous devons alors distinguer quatre causes : le motif qui nous pousse à agir, l'action, la volonté et enfin le jugement, c’est-à-dire la pensée. Dans un acte irréfléchi, le motif agit directement sur la volonté qui conduit à l'action : mon organisme manque de nourriture, je veux manger, je mange. En revanche, l'opération est plus compliquée lors d’un acte réfléchi : le motif commence à agir sur notre volonté, le jugement évalue si le motif est légitime ou souhaitable ; la pensée peut alors l'accepter ou le refuser. Par exemple, je souhaite me venger de mon voisin et il a justement des pommes dans son jardin ; je m'apprête donc à les lui voler. Mais je réfléchis au bien fondé de mon action et j'évalue le motif en fonction d'un critère moral (ne pas voler). Je peux alors juger que mon acte devrait être évité, ne pas consentir aux motifs immédiats qui me poussent à agir. Mais Malebranche ne précise pas si le refus du motif entraîne ou non une modification de mon action. En effet, je peux très bien considérer que mon action est mauvaise et refuser les motifs illégitimes qui me poussent à agir tout en
agissant quand même. Même si je pense que c'est mal, je vole quand même les pommes de mon voisin. Le déterminisme n'est-il pas alors plus fort que ma volonté ? Et le sentiment que j'ai de mon libre arbitre n'est-il pas bien fragile et bien illusoire ?

II. Les enjeux sur l'existence de la liberté

1. Le sentiment de liberté est-il trop subjectif ?

Descartes assurait que « la liberté de notre volonté se connaît sans preuves, par la seule expérience que nous en avons ». Leibniz invoquait le « sentiment vif interne » du libre arbitre. Bergson découvrait la liberté dans les « données immédiates de la conscience », tandis que Maine de Biran l'avait rencontrée dans ce « fait primitif » que constitue l'expérience de l'effort musculaire.

La notion de « sentiment de la liberté » reste très subjective et il est difficile de bâtir un raisonnement sur ce sentiment pour savoir si nous sommes libres ou simplement sujets à une illusion de liberté. Le sentiment reste lié à notre sensibilité, à ce que nous éprouvons de manière souvent immédiate et irréfléchie : sentiment de bien-être, sentiment de chaleur ou sentiment de faim ne nous disent pas exactement quelle en est l'origine ni la meilleure manière de réagir.

Hegel distinguait l'homme de l'animal en opposant la conscience de soi au simple sentiment de soi : le propre de l'homme est de prendre progressivement conscience de soi, à la fois en accédant graduellement à l'identité – notamment par le langage et le fait de dire « je » ou « moi » – et en maîtrisant peu à peu ses états et ses actes. L'animal, guidé par l'instinct, demeure entièrement conduit par des réactions immédiates vis-à-vis du milieu naturel. Toute la difficulté est alors de savoir quelles sont exactement les conséquences de cette intervention de la conscience (et donc de la pensée ou de la raison) dans le fonctionnement de l'être humain. II se pourrait bien que la liberté apparaisse grâce à elle. Cependant, étant donné que la psychanalyse a bien montré que nous pouvions être poussés à certaines actions par des forces inconscientes, notamment dans les névroses et les psychoses, qu'est-ce qui nous prouve que même notre conscience n'est pas induite en erreur et que la liberté n'est pas une illusion ?

Bossuet indiquait déjà que « pour sentir évidemment notre liberté il faut en faire l'épreuve dans les choses où il n'y a aucune raison qui nous penche d'un côté plutôt que d'un autre ». Buridan évoquait le cas d'un âne qui aurait aussi faim que soif et qui, placé à distance égale d'un seau d'eau et d'un picotin d'avoine, se laisserait mourir de faim et de soif. Il faudrait qu'il soit, comme l'homme, doué de libre-arbitre, pour pouvoir prendre une décision en dehors de tout motif prévalent. Car nous aurions, nous, ce pouvoir d'accomplir n'importe quel acte, par exemple un acte tout à fait absurde, étranger à tout motif, si seulement nous avons décidé de l'accomplir. Dans Les Caves du Vatican, Gide fait commettre à un de ses personnages un acte gratuit. Lafcadio se rend à Rome par le train et se trouve seul, la nuit, dans son compartiment avec Amédée Fleurissoire. « Qui le verrait, pensait Lafcadio? Là, tout près de ma main, sous ma main, cette double fermeture que je peux faire jouer aisément; cette porte, qui cédant tout à coup le laisserait crouler en avant; une petite poussée suffirait... on n'entendrait même pas un cri... Un crime immotivé, quel embarras pour la police ! Ce n'est pas tant des événements que j'ai curiosité, que de moi-même. » Et Lafcadio laisse la décision au hasard. « Si je puis compter jusqu'à douze, sans me presser, avant de voir dans la campagne quelque feu », l'homme est sauvé; « je commence une; deux; trois; quatre; (lentement, lentement) cinq; six; sept; huit; neuf... Dix, un feu ! » et le crime s'accomplit

Un acte gratuit est-il possible ? On peut répondre que l'acte gratuit est déterminé justement par le désir de commettre un acte gratuit, de s'évader des comportements ordinaires. Mais ce désir lui-même surgit-il dans la conscience comme un premier commencement? Sur ce point l'auteur d'un acte prétendu gratuit est lui-même mauvais juge. Le fait que l'acte lui semble gratuit ne prouve pas qu'il le soit vraiment car il peut être déterminé par des motifs inconscients. Spinoza remarquait déjà : « L'illusion du libre-arbitre vient de la conscience de notre action jointe à l'ignorance des causes qui nous font agir. » Et Spinoza donne un exemple : « L'homme en état d'ivresse s'imagine qu'il bavarde par un libre décret alors qu'au contraire il serait bien incapable de résister à l'impulsion et que, quand il aura cuvé son ivresse, il regrettera ses paroles inconsidérées. » La psychanalyse le montre bien : les actes dont nous ignorons les motifs sont les moins libres de tous, car ici nous sommes agis par des mobiles inconscients dont nous sommes d'autant plus les esclaves que nous les ignorons. En particulier, les crimes et délits sont toujours profondément déterminés (souvent par des complexes inconscients, des frustrations secrètes). De même le crime « gratuit » représente la décharge soudaine d'une agressivité inconsciente. L'apparence de gratuité révèle une « pulsion » mal intégrée au moi conscient (parce que précédemment refoulée). D'une façon générale le « sentiment intérieur », l'« expérience vécue » de la liberté n'ont aucune valeur objective.

2. Si l'homme est déterminé, comment peut-il être libre ?

Cela revient à se demander comment l'homme peut être déterminé par des causes indépendantes de sa volonté et, en même temps, libre. La pensée philosophique, chez Malebranche et Spinoza notamment, mais aussi la science moderne enrichit le déterminisme universel. Une lecture biologique, psychologique, sociologique du comportement humain paraît en exclure toute contingence. La biologie ne rend-elle pas compte de tous nos gestes par le jeu des échanges chimiques, l'action des hormones? La psychanalyse n'éclaire-t-elle pas nos comportements les plus mystérieux à partir des « complexes » que les circonstances de notre enfance ont, à notre insu, noués dans notre psychisme? La sociologie retrouvera à la source de nos actes les déterminations de notre éducation, de notre classe sociale. Les sciences biologiques, la psychologie et la sociologie nous permettent de nous accorder sur le premier point : il existe de nombreux facteurs qui agissent sur notre comportement, que nous en ayons conscience ou non ; nous sommes bien plus déterminés que nous le croyons et notre sentiment de liberté est excessif, donc partiellement illusoire. Pour que la liberté existe, il faudrait trouver un acte que nous effectuons non pas sous l'influence de causes extérieures mais en vertu d'un principe interne. Tel est le raisonnement de Kant, dans la Critique de la raison pratique. Il remarque en effet que tout acte ordinaire obéit à des « motifs physiques » comme le dit Malebranche et ne permet pas de parler de liberté. Par contraste, il va démontrer qu'un acte moral, au sens fort du terme, dépend de notre seule raison, sans qu'aucune influence extérieure n'intervienne : ni avantage pour nous, ni risque de punition (qui n'a qu'un intérêt éducatif). Selon Kant le « postulat » de la liberté doit être posé comme une condition de possibilité de l'obligation morale. Il ne faut pas confondre obligation morale et nécessité. La nécessité (ce qui ne peut pas ne pas être) exclut la liberté et l'obligation. Si vous jetez votre ennemi mortel par la fenêtre vous n'avez pas besoin de lui dire : «Tombe »; car il ne peut pas faire autrement, sa chute est nécessitée par les lois de la dynamique. En revanche, une obligation morale telle que : ne mens pas ! implique la liberté. Pour que cette obligation : ne mens pas! ait un sens, ne faut-il pas que je sois libre de lui obéir ou de lui désobéir? L'impératif moral n'a de sens que si nous avons le choix entre le bien et le mal. « Tu dois, dit Kant, donc tu peux. »

Kant propose un autre exemple. Imaginons, propose Kant, qu'un prince me menace de mort si je ne porte pas un faux témoignage contre un honnête homme. Certes, je peux produire ce faux témoignage sous l'emprise de la peur (motif physique ou sensible). Néanmoins, je peux, en pensée et même en acte – comme ce fut le cas pour les résistants pendant la Deuxième Guerre mondiale –, refuser de le faire par principe moral (mobile rationnel ou exigence de la raison). Alors apparaît ma liberté : je peux agir sans égard pour les menaces extérieures, en recourant uniquement aux seules forces de ma raison. Telle est l'autonomie ou capacité de se déterminer par soi-même à agir. De tout homme qui agirait ainsi, Kant dit la chose suivante : « II juge donc qu'il peut faire une chose parce qu'il a conscience qu'il doit la faire et il reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue. »

3. Quelle place pour la responsabilité ?

Les véritables preuves de la liberté n'apparaissent donc pas dans le sentiment mais dans les conflits qui nous mettent face à nos responsabilités et nous posent des « cas de conscience ». En fait la liberté n'est pas un état qui caractériserait la nature humaine en tant que telle, mais c'est le résultat d'une libération, d'une conquête. L'acte libre tend à se confondre ici avec l'acte intelligent. Andromaque, dans la tragédie de Racine, éprouve un cruel dilemme. Ou bien pour sauver la vie de son jeune fils Astyanax, elle épouse Pyrrhus et trahit, croit-elle, sa fidélité à la mémoire d'Hector, ou bien elle n'épouse pas Pyrrhus, reste fidèle au souvenir d'Hector, mais Pyrrhus sacrifie Astyanax. Andromaque décide d'épouser Pyrrhus (lié par sa promesse, celui-ci assurera dès lors l'éducation d'Astyanax) mais de se donner la mort immédiatement après la cérémonie nuptiale. Cette solution, tragique, mais réfléchie, ce stratagème habile, est un acte libre — parce que c'est une initiative méditée d'avance, intelligente — mais ce n'est pas un acte indéterminé, étranger à tout motif. Ce n'est même pas un acte absolument imprévisible car la solution d'Andromaque est une des solutions possibles.

L'acte libre n'est pas seulement l'acte qui résout un problème posé par nos rapports avec les autres hommes. Plus fondamentalement encore, le problème de la liberté est posé par les relations de l'homme et du monde. Au début de son histoire l'homme est esclave de l'univers, « aliéné » dans un monde hostile. Il lui faut se nourrir, se chauffer, se protéger des animaux. L'homme, grâce à son intelligence, va progressivement maîtriser toutes les forces de l'univers, il va se libérer en se soumettant le monde. D'esclave dans l'univers il va devenir maître. Et il va se libérer, il va satisfaire ses besoins, et assurer sa sécurité en apprenant à connaître et à utiliser le déterminisme de l'univers, les lois de la nature. La connaissance et l'utilisation de la nécessité seront l'instrument de la libération de l'homme.

Conclusion

Ainsi, le sentiment intérieur de notre liberté est-il bien insuffisant pour nous prouver que nous sommes libres et nous préciser comment nous le sommes. Certes, il permettra aux esclaves et aux opprimés de se révolter devant l'inacceptable situation qui les prive de toute liberté. Néanmoins, il ne nous permet pas de sortir de cette illusion facile selon laquelle la liberté nous est accordée sans effort de réflexion ni lutte interne contre toutes les causes qui nous poussent à agir dans le sens de la facilité et de l'irresponsabilité. Que l'homme choisisse de faire le mal entre toujours dans le cadre des possibilités qui lui sont offertes. Cependant, en tant qu'il est conscient et libre, il devra en assumer les conséquences et ne pourra se prétendre innocent, car il a toujours les moyens de se rendre compte de ce qu'il fait, sauf cas exceptionnel lié à un dérèglement psychique grave. Aussi, est-ce plutôt le sentiment de notre responsabilité qui est le mieux à même de nous conduire vers une idée juste de la liberté humaine.