Hobbes, Léviathan

Annale bac 2010, Série S - France métropolitaine

Analyse linéaire en trois parties : I. Le rapport établi naturellement par les hommes entre coutume et idée du juste et de l'injuste (lignes 1-5), II. L'immaturité égoïste et ignorante des hommes (lignes 6-12),
III. Le rôle des passions humaines dans la compréhension du juste et la question de l'objectivité (13-20)

Dernière mise à jour : 16/03/2021 • Proposé par: ftarby (professeur)

Texte étudié

L’ignorance des causes et de la constitution originaire du droit, de l’équité, de la loi et de la justice conduit les gens à faire de la coutume et de l’exemple la règle de leurs actions, de telle sorte qu’ils pensent qu’une chose est injuste quand elle est punie par la coutume, et qu’une chose est juste quand ils peuvent montrer par l’exemple qu’elle n’est pas punissable et qu’on l’approuve. [...] Ils sont pareils aux petits enfants qui n’ont d’autre règle des bonnes et des mauvaises manières que la correction infligée par leurs parents et par leurs maîtres, à ceci près que les enfants se tiennent constamment à leur règle, ce que ne font pas les adultes parce que, devenus forts et obstinés, ils en appellent de la coutume à la raison, et de la raison à la coutume, comme cela les sert, s’éloignant de la coutume quand leur intérêt le requiert et combattant la raison aussi souvent qu’elle va contre eux. C’est pourquoi la doctrine du juste et de l’injuste est débattue en permanence, à la fois par la plume et par l’épée. Ce qui n’est pas le cas de la doctrine des lignes et des figures parce que la vérité en ce domaine n’intéresse pas les gens, attendu qu’elle ne s’oppose ni à leur ambition, ni à leur profit, ni à leur lubricité. En effet, en ce qui concerne la doctrine selon laquelle les trois angles d’un triangle sont égaux à deux angles d’un carré, si elle avait été contraire au droit de dominer de quelqu’un, ou à l’intérêt de ceux qui dominent, je ne doute pas qu’elle eût été, sinon débattue, en tout cas éliminée en brûlant tous les livres de géométrie, si cela eût été possible à celui qui y aurait eu intérêt.

Hobbes, Léviathan

Ce texte de Hobbes se révèle particulièrement riche. Plusieurs manières de l'aborder étaient possibles. Le texte traite des rapports entre la raison et les désirs, passions, intérêts égoïstes des hommes, aussi bien que du rapport entre la loi juridique d'un Etat et les coutumes, plus ou moins implicites et irrationnelles. Hobbes développe ainsi à la fois une réflexion sur le juste et l'injuste et sur l'objectif et le subjectif. Son fil directeur est l'influence des sentiments et intérêts humains dans la représentation que les uns et les autres se font du bon, du juste et du mauvais. Cette relativité montre que la plupart des hommes restent dans un état d'infantilité ou d'immaturité à l'égard du vrai. Mais ceci par intérêt égoïste.

Le texte pouvait être structuré en 3 parties :

1. Le rapport établi naturellement par les hommes entre coutume et idée du juste et de l'injuste (lignes 1-5)
2. L'immaturité égoïste et ignorante des hommes (lignes 6-12)
3. Le rôle des passions humaines dans la compréhension du juste et la question de l'objectivité (13-20)

1. Hobbes affirme que les hommes, en général, se rapportent d'abord aux moeurs et coutumes de la société pour juger du juste et de l'injuste. Serait juste une chose qui est conforme à ces coutumes, dès lors "qu'on l'approuve'', ''qu'elle n'est pas punissable.'' Est injuste, au contraire, ce qui serait punissable. Il est important de distinguer la justice juridique (celle de l'Etat, avec ses règles explicites) des coutumes dont il est question, plus implicites dans une société (coutumes religieuses, par exemple) mais non moins agissantes. Coutumes traditionnelles, liées à une histoire, une identité, et dont on sait qu'elles varient, qu'elles sont tout à fait relatives. Hobbes montre donc qu'il s'agit là d'une ignorance, puisque il peut s'agir d'une absence de conscience du caractère relativement arbitraire des coutumes. Ignorance, de plus, de la "constitution originaire du droit", c'est-à-dire de la pensée rationnelle (cherchant l'équité et la justice) qui, au contraire, est (ou doit être) celle des lois étatiques et juridiques. Il y a donc pour Hobbes, implicitement, une supériorité de la loi, rationnelle, sur les coutumes.

2. Hobbes compare alors ces hommes à de "petits enfants." L'enfant, en effet, de part son immaturité, sa faible conscience des choses, et son rapport à ses parents, ne peut se représenter le juste et l'injuste qu'à partir de la réaction parentale, qui lui fait savoir si une pensée ou un acte est "juste'' par la menace ou l'exécution d'une sanction ou "correction''. Les hommes seraient donc dans le même rapport avec la coutume (coutume alors analogue aux parents). Il y a cependant une différence essentielle, car les hommes adultes, si ignorants soient-ils, ont développé jusqu'au dernier point le sens de leur intérêt personnel. De surcroît, ils sont assez intelligents pour modifier avec une certaine mauvaise foi la représentation de la source du juste et de l'injuste. D'où ce jeu par lequel ils accepteront que la raison passe avant la coutume lorsque cela leur sera utile ou agréable, mais combattront la raison au nom de la coutume "aussi souvent qu'elle va contre eux." On peut remarquer ici l'extraordinaire actualité du texte de Hobbes eu égard à certains débats qui agitent notre société présente, en particulier le problème de la laïcité.

3. Hobbes montre que cette mauvaise foi, issue des passions et de l'intérêt, a pour conséquence d'obscurcir toute représentation objective du ''juste et de l'injuste''. La question peut être débattue sans fin, à la fois par la violence ("l'épée'') et la réflexion ("la plume''). Hobbes montre alors à quel point l'aveuglement des hommes à l'égard du juste et de l'injuste a pour racine leurs intérêts propres car il fait longuement remarquer que cette question, qui est donc aussi la question de la vérité, ne fait pas débat dans les domaines où les intérêts des hommes ne sont pas en jeu (leurs intérêts personnels, c'est-à-dire "ambition, profit, lubricité''.) Il existe des domaines où la "vérité n'intéresse pas les gens.'' Mais où, donc, l'objectivité, l'universalité et la rationalité peuvent enfin s'exprimer. L'exemple de Hobbes est celui de la géométrie. Mais Hobbes montre en même temps qu'il faut craindre que la passion des hommes soit la plus forte. Si on suppose qu'un théorème de géométrie ait des conséquences morales immédiates, interdise par exemple de dominer quelqu'un ou soit contraire à l'intérêt de ceux qui dominent, l'irrationalité vorace prendra le dessus, et niera cette vérité, pourtant absolue ou évidente, au nom des intérêts.

Hobbes montre donc qu'on ne peut comprendre la difficulté des hommes à s'accorder sur le juste et l'injuste qu'à partir des passions humaines, qui les guident sournoisement et au mépris de l'objectivité. De telles passions pouraient nier les vérités les plus claires. Cet égoïsme, cette volonté de dominer et de jouir s'en prendront donc d'autant plus facilement à une question plus obscure, comme celle du juste et de l'injuste. La fin du texte est remarquable. On peut y lire un avertissement lucide au regard du pouvoir religieux et de sa lutte contre l'objectivité scientifique. Galilée en saura quelque chose, duquel on exigera qu'il nie la vérité qu'il découvre (la terre est en orbite autour du soleil, et non l'inverse, comme le voulait les religieux). Aussi bien peut-on penser, aujourd'hui encore, à ces intégristes catholiques, juifs ou musulmans, qui nient la théorie de Darwin, théorie qui montre que l'humain est un animal qui a évolué et non une immédiate et biblique création de Dieu.

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