Schopenhauer, Le monde comme volonté: le rôle de l'Etat

Annale bac 2008, Série S - France métropolitaine

Corrigé entièrement rédigé en trois parties : I. La morale et la science législative n'ont pas le même objet, II. Intention et acte : une différence de point de vue, III. Les moyens de l'état pour arrêter l'injustice.

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: isalguero (élève)

Texte étudié

Si la morale ne considère que l'action juste ou injuste, si tout son rôle est de tracer nettement, à quiconque a résolu de ne pas faire d'injustice, les bornes où se doit contenir son activité, il en est tout autrement de la théorie de l'Etat. La science de l'Etat, la science de la législation n'a en vu que la victime de l'injustice; quand à l'auteur, elle n'en aurait cure, s'il n'était le corrélatif forcé de la victime; l'acte injuste pour elle, n'est que l'adversaire à l'encontre de qui elle déploie ses efforts; c'est à ce titre qu'il devient son objectif. Si l'on pouvait concevoir une injustice commise qui n'eût pas pour corrélatif une injustice soufferte, l'Etat n'aurait logiquement pas à l'interdire. Aux yeux de la morale, l'objet à considérer, c'est la volonté, l'intention; il n'y a pour elle que cela de réel; selon elle, la volonté bien déterminée de commettre l'injustice, fût-elle arrêtée et mise à néant, si elle ne l'est que part une puissance extérieure, équivaut entièrement à l'injustice consommée; celui qui l'a conçue, la morale le condamne du haut de son tribunal comme une être injuste. Au contraire l'Etat n'a nullement à se soucier de la volonté, ni de l'intention en elle-même; il n'a affaire qu'au fait (soit accompli, soit tenté), et il le considère chez l'autre terme de la corrélation, chez la victime; pour lui donc il n'y a de réel que le fait, l'évènement. Si parfois il s'enquiert de l'intention, du but, c'est uniquement pour expliquer la signification du fait. Aussi l'Etat ne nous interdit pas de nourrir contre un homme des projets incessants d'assassinat, d'empoisonnement, pourvu que la peur du glaive et de la roue nous retienne non moins incessamment et tout à fait sûrement de passer à l'exécution. L'Etat n'a pas non plus la folle prétention de détruire le penchant des gens à l'injustice, ni les pensées malfaisantes; il se borne à placer, à côté de chaque tentation possible, propre à nous entraîner vers l'injustice, un motif plus fort encore, propre à nous en détourner; et ce second motif, c'est le châtiment inévitable.

Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation

Schopenhauer est un philosophe allemand du XIXème siècle surtout connu pour ses théories pessimistes sur la vie. C'est d'ailleurs pour cela qu'il est rangé sous l'étiquette des philosophes pessimistes. On connaît donc plus sa conception de l'existence comme un pendule qui oscille entre la douleur et l'ennui que son idée de la morale. S'il est vrai que Schopenhauer prône la négation de la volonté, à la base de vie humaine, la morale est une des étapes vers le nirvana et la béatitude du sage. Le livre quatrième de son ouvrage principal Le monde comme volonté et comme représentation est d'ailleurs consacré à la morale. La réflexion sur la morale de la part de Schopenhauer peut pourtant étonner. Il affirme en effet que chacun cherche à satisfaire en priorité ses besoins et chaque être vivant tend à s'affirmer aux dépends des autres. Comment alors empêcher les hommes de se faire du mal et d'être injustes vis-à-vis des autres ? Le philosophe s'interroge dans ce texte sur les différences entre la morale et la justice, considérée comme une institution de l'état. Il s'agit de savoir de quoi doit s'occuper l'état. La justice comme institution a pour charge dans une société, de faire que les rapports entre les individus soient pacifiques et ne nuisent pas à la bonne marche de l'état et de la société. Elle produit ainsi des lois qui n'ont pas une valeur absolue mais prescrivent des règles d'actions en vue de la vie en commun qu'il faut respecter sous peine de sanction. Quelle différence entre la morale et la justice étatique ? La morale doit-elle s'occuper de la conséquence des actes ou de l'intention ? Comment permettre aux hommes de devenir moraux ?

I. La morale et la science législative n'ont pas le même objet

- Schopenhauer construit son texte sur une opposition très nette. La première phrase en est la preuve. Elle est construite sur une subordonnée introduite en « si , qui donne l'objet de la morale, à quoi la deuxième partie s'oppose en affirmant que « la théorie de l'état » est à l'inverse. Il est difficile de découper des parties nettes dans le texte : Schopenhauer mélange les deux domaines. Il s'emploie à définir les objets de la morale et de la justice étatique.

- La première différence que Schopenhauer introduit réside dans la préoccupation de l'agent d'une injustice. L'état, nous dit-il, ne se soucie que de la victime d'un crime, de la personne lésée. S'il n'avait en effet personne qui souffre d'un acte injuste, l'Etat n'aurait nullement à s'occuper de l'injustice. En effet, pour qu'une société puisse fonctionner, il faut que les personnes qui la composent ne puissent pas se faire du mal mutuellement. Les philosophes précédents Schopenhauer, tel Hobbes, ont compris l'avènement d'une société comme le besoin de sécurité des sujets. Hobbes explique en effet, qu'avant que la société soit instituée, régnait un état de nature où chacun pouvait agresser l'autre pour obtenir l'objet de son désir. Cet état était une guerre perpétuelle et chaque homme ne pouvait pas réellement faire ce qu'il voulait par crainte de se faire tuer. C'est pour se protéger contre les agressions des autres qu'ils sont entrés en société et c'est à ce prix qu'ils ont renoncé à l'indépendance primitive. Pour Schopenhauer, d'ailleurs le fondement de l'existence humaine, c'est l'égoïsme. Chaque homme se considère comme le centre du monde et ses actions sont toujours entreprises en vue de sa propre conservation. Dès lors, le principe de l'état est d'assurer la perpétuation de la société et donc d'assurer la sécurité de tous. L'existence de loi est donc là pour assurer la sécurité et de tracer les limites légales de chaque action. C'est d'ailleurs pour cela que Schopenhauer appelle la justice comme institution, une « science législative ». De fait, si une injustice ne touchait personne, elle ne mettrait pas à mal la société et l'état ne s'en soucierait pas. C'est donc simplement parce qu'il a une victime que l'état vient à considérer l'auteur de l'injustice.

D'ailleurs Schopenhauer affirme qu'un acte sans victime ne peut être interdit par la loi, elle n'est pas dans son domaine de juridiction. Ces analyses préfigurent d'une certaine manière celles de Stuart Mill, philosophe britannique, à peu près de la même époque. Ce dernier s'emploie à tracer les limites de la contrainte des lois et de l'action de la société. Il affirme par suite : « Le seul aspect de la conduite d'un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne les autres. »

- La morale, elle, a la limite n'a que faire de la victime. Elle est à l'inverse de l'état occupée de l'agent de l'injustice. Un acte qui ne ferait aucune victime mais qui serait injuste, y serait toujours jugé avec une importance extrême. Schopenhauer dans le début de son texte identifie morale et justice. La morale est la science qui s'emploie à déterminer les critères du juste et de l'injustice. Elle définit donc ce que j'ai le droit de faire ou non, mais pas en vue des lois, selon le tribunal de la conscience. La différence de la personne à qui on fait attention entraîne bien une différence de point de vue

II. Intention et acte : une différence de point de vue

- Il y a dans l'histoire de la philosophie un débat qui consiste à savoir si la morale doit s'occuper des intentions ou bien des conséquences de l'acte. La morale contient en elle la notion de jugement. Or, pour bien juger, il faut avoir toutes les informations nécessaires pour le faire. Pourtant, il est impossible pour quelqu'un d'extérieur d'avoir une véritable connaissance des intentions de l'autre. Kant insistait sur cette difficulté. Il s'ensuit que la morale ne peut être un jugement extérieur. Personne ne peut vraiment porter un jugement moral sur moi. Celui-ci doit venir de moi-même et de mon propre examen de conscience. En effet, Schopenhauer affirme que seule, l'intention et la volonté comptent dans la morale. Il est vrai qu'un jugement sur les actes seuls peuvent être injustes. Nous ne maîtrisons pas le destin de nos actes, trop de données sont en jeu, notamment l'intervention d'autrui que nous ne pouvons pas prévoir. Une action accomplie avec de très bonnes intentions peut malencontreusement, faire souffrir quelqu'un. Nous ne pouvons pas nous baser sur les faits. Schopenhauer affirme même qu'une mauvaise intention qui ne passe pas à l'acte est moralement condamnable. Précisons cependant que la mauvaise intention n'est pas morale que si elle est empêchée, non pas un retournement de l'auteur lui-même mais un « obstacle extérieur ». Si je veux par exemple commettre un crime et qu'au moment de passer à l'action, la police arrive et m'empêche de mettre mes plans à exécution, moralement, mon acte est mauvais. Pourtant, Schopenhauer semble admettre qu'un auteur qui renoncerait à son acte par lui-même ne serait pas dans le même cas de figure. Il ajoute en effet cette condition : « si elle ne l'est que par une puissance extérieure ».

Pour Schopenhauer donc, il y a une équivalence stricte pour la morale entre « injustice consommée » et « la volonté bien déterminée de commettre l'injustice ».

- Il en va tout autrement pour l'état. Les juges du tribunal ne peuvent nous l'avons dit savoir réellement les intentions de l'auteur mais même, ils n'en ont que faire pour Schopenhauer. Leur point de vue est totalement extérieur et par ce fait, l'attention se porte non plus sur les intentions mais sur les actes commis. C'est en effet eux qui mettent à mal l'équilibre de la société. Schopenhauer voit d'ailleurs comme adversaire de la société non pas le criminel mais l'acte injuste : « l'acte injuste, pour elle, n'est que l'adversaire à rencontre de qui elle déploie ses efforts ». Elle se concentre sur ce qui a une véritable existence dans le réel : le terme acte d'ailleurs exprime le côté visible de l'action, observable objectivement. De fait, Schopenhauer nous dit que l'état n'interdit pas d'avoir de mauvaises intentions. On peut d'ailleurs se demander comment elle pourrait l'interdire : elle ne pourrait pas le savoir mais surtout elle ne pourrait pas l'empêcher. La conscience des individus est par principe inaccessible et personne ne peut nous empêcher de penser ce que l'on veut. Ainsi, par exemple, la loi ne peut pas interdire d'être raciste. Pourtant, elle sanctionne toute manifestation de ce racisme dans les paroles et les gestes. Toujours en vue de la victime : elle l'interdit donc en public et contre quelqu'un.

Pourtant, nous pouvons penser qu'une justice qui ne soucierait pas du tout de l'intention pourrait être injuste. En effet, si je tue quelqu'un accidentellement, en voulant par exemple lui porter secours, je ne peux être jugé comme l'assassin qui a tué de sans froid. Préparant cette objection, Schopenhauer ajoute que l'état s'occupe parfois des intentions pour comprendre l'acte, « pour expliquer la signification du fait ». Remarquons d'ailleurs que les appellations judiciaires font intervenir dans leur énoncé les attentions en deuxième position : nous entendons parler de « meurtre avec préméditation », « meurtre sans préméditation », « meurtre avec circonstances atténuantes ». L'unique préoccupation de l'état est donc l'acte.

III. Les moyens de l'état pour arrêter l'injustice

De là découle, le but et les moyens de l'état qui sont complètement différents de la morale. Cette dernière vise à rendre l'homme bon, à l'éduquer en vue de la disparition des mauvaises intentions. Au contraire, l'état a pour unique objectif d'empêcher le passage à l'acte. Et pour cela, Schopenhauer nous dit que le moyen utilisé est la peur. Il s'agit en effet de mettre en place pour chaque injustice une punition dissuasive. Les lois sont donc uniquement dissuasives, elles visent à maintenir la sécurité en promettant à l'injuste un sort peu enviable. Il parle ainsi des anciens châtiments, « du glaive et de la roue » censés nous effrayés. C'est d'ailleurs cet argument qu'emploient ceux qui sont pour la peine de mort. La peur que crée cette punition empêcherait les hommes de passer à l'acte. D'ailleurs, il est vrai que la plupart du temps nous respectons les limitations de vitesse, où les interdictions de stationner par peur de l'amende. Le philosophe précise d'ailleurs que la sanction doit être « inévitable ». En effet, si l'auteur du crime pense pouvoir échapper à la sanction, il tentera toujours son crime. Il faut donc que le système soit très performant pour pouvoir faire peur.

Schopenhauer affirme ainsi que l'état ne vise pas du tout à enlever les mauvaises intentions des hommes mais à « placer, à côté de chaque tentation possible, propre à nous entraîner vers l'injustice, un motif plus fort encore, propre à nous en détourner ». Il faut pourtant faire une objection à ce jugement. Il insinue en effet que les actions des hommes sont toujours réfléchies, ou du moins que l'homme a toujours la faculté de percevoir le châtiment qu'il attend. Ne peut-on pas penser qu'un homme qui agit sous le coup de la passion ou de la folie n'a pas conscience de la punition de ce qu'il attend ? Ne faut-il pas pour cela que l'état s'occupe de l'extension de la morale ? Il faut préciser en effet que du coup, même si un état réussirait à proscrire tous les crimes dans une société, les citoyens ne seraient pas du tout moraux. Il affirme en effet, dans le même ouvrage, que « on pourrait imaginer un État parfait, ou même peut-être un dogme inspirant une foi absolue en des récompenses et des peines après la mort, qui réussirait à empêcher tout crime : politiquement ce serait beaucoup, moralement on ne gagnerait rien, les actes seuls seraient enchaînés et non la volonté. » Dès lors, le but de l'état n'est-il pas d'éduquer les hommes en vue de la morale ? ne lui serait-il pas plus bénéfique que le lourd appareil judiciaire et les prisons ? - Mais comment initier à la morale ? Schopenhauer donne une possibilité dans son ouvrage principal. La morale pour lui se fonde sur la pitié. C'est parce que je reconnais en autrui un être humain, engagé dans l'absurdité de l'existence comme moi que je développe la pitié. Dès lors, la connaissance du caractère du monde comme volonté permet à l'homme d'accéder à la morale et c'est la reconnaissance de ma similitude avec autrui qui fonde mon acte morale, ma décision de ne pas lui faire mal.

Conclusion

Dans ce texte, Schopenhauer tente donc de circonscrire les domaines différents de la morale et la « science législative ». Il reprend à son compte les analyses kantiennes et voit dans la morale, une science qui s'occupe des intentions et de la volonté. Il n'adhère pas cependant à la loi morale, trop stricte et trop rationnelle. Pour lui, la morale se fonde sur la pitié qui est un sentiment et nullement une obligation. Il est donc possible d'éduquer à la morale, grâce à la connaissance de la nature humaine. A la vue de ces propos, la différence avec la justice étatique est flagrante. Cette dernière ne peut en effet s'occuper des intentions. Elle ne vise qu'à maintenir l'ordre dans la société et par ce fait ne traite que de l'acte et de ses conséquences. Elle ne s'occupe que des relations entre personnes et de ce fait essaie d'empêcher l'acte injuste en lui opposant des sanctions. De ce fait, l'état n'œuvre jamais pour la morale. Ne le devrait-il pas pourtant ?