Stendhal, Le Rouge et le Noir - Livre I, chapitre 10: Ascension en montagne (2)

Commentaire en deux parties.

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: marijav (élève)

Texte étudié

Julien s'échappa rapidement et monta dans les grands bois par lesquels on peut aller de Vergy à Verrières. Il ne voulait point arriver si tôt chez M.Chélan. Loin de désirer s'astreindre à une nouvelle scène d'hypocrisie, il avait besoin d'y voir clair dans son âme, et de donner audience à la foule de sentiments qui l'agitaient.
J'ai gagné une bataille, se dit-il aussitôt qu'il se vit dans les bois et loin du regard des hommes, j'ai donc gagné une bataille !
Ce mot lui peignait en beau toute sa position, et rendit à son âme quelque tranquillité.
Me voilà avec cinquante francs d'appointements par mois, il faut que M. de Rênal ait eu une belle peur. Mais de quoi ?
Cette méditation sur ce qui avait pu faire peur à l'homme heureux et puissant contre lequel, une heure auparavant, il était bouillant de colère acheva de rasséréner l'âme de Julien. Il fut presque sensible un moment à la beauté ravissante des bois au milieu desquels il marchait. D'énormes quartiers de roches nues étaient tombés jadis au milieu de la forêt du côté de la montagne. De grands hêtres s'élevaient presque aussi haut que ces rochers dont l'ombre donnait une fraîcheur délicieuse à trois pas des endroits où la chaleur des rayons du soleil eût rendu impossible de s'arrêter.
Julien prenait haleine un instant à l'ombre de ces grandes roches, et puis se remettait à monter. Bientôt par un étroit sentier à peine marqué et qui sert seulement aux gardiens de chèvres, il se trouva debout sur un roc immense, sûr d'être séparé de tous les hommes. Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu'il brûlait d'atteindre au moral. L'air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la joie à son âme. Le maire de Verrières était bien toujours, à ses yeux, le représentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre ; mais Julien sentait que la haine qui venait de l'agiter, malgré la violence de ses mouvements, n'avait rien de personnel. S'il eût cessé de voir M. de Rênal, en huit jours il l'eût oublié, lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute sa famille. Je l'ai forcé, je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi ! plus de cinquante écus par an ! Un instant auparavant, je m'étais tiré du plus grand danger. Voilà deux victoires en un jour, la seconde est sans mérite, il faudrait en deviner le comment. Mais à demain les pénibles recherches.
Julien, debout sur son grand rocher, regardait le ciel, embrasé par un soleil d'août. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher, quand elles se taisaient tout était silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des grandes roches au-dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en silence ses cercles immenses. L'œil de Julien suivait machinalement l'oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement.
C'était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne ?

Stendhal, Le Rouge et le Noir - Livre I, chapitre 10

Introduction

Ce chapitre synthétise plusieurs grands sujets stendhaliens: l'isolement de Julien Sorel, son mépris des riches et le culte de Napoléon. A travers une brève perception de la nature, le lecteur assiste à l'élévation psychologique du héros pour qui la réussite est avant tout une revanche sociale.

Julien est désormais engagé comme précepteur des enfants de M. de Rênal. Quelques semaines ont passé et un jour Julien réalise qu'il vient de gagner une double victoire sur M. de Rênal : il a réussi à dissimuler un portrait de Napoléon dans sa chambre alors qu'il vit chez M. de Rênal, un royaliste ; il a réussi à obtenir une augmentation de salaire assez facilement, en exerçant un chantage sur Monsieur de Rênal. Pour faire le bilan de cette journée victorieuse, il prétexte un retour à Verrières pour aller marcher tout seul dans la nature.

"Pas une ligne pour le joli, pour le pittoresque, pour l'amusement. Toujours quelque chose, toujours de l’intérêt.»
Paul Léautaud, Journal Littéraire,

La structure : La structure du texte (élévation physique, montée de la montagne, regard sur les choses matérielles, nouvelle élévation psychologique en compagnie de l'épervier) est symétrique à celle du roman (élévation sociale et ambition, réussite sociale, sérénité retrouvée dans le lieu symbolique qu'est la prison).

Ce commentaire est axé sur : l’ascension du Julien Sorel (physique et psychologique) d’un côté et sur sa domination psychologique de l’autre.

I. L’élévation physique, associée aux idées de solitude héroïque et de mépris des riches

a) L’isolement

L’idée de solitude héroïque se concrétise surtout dans le syntagme « séparé de tous les hommes ». Tout concourt à dégager une information dominante: Julien Sorel est différent de son milieu. Il est seul dans le monde.

Le thème d'isolement est souvent associé à la présentation d'un lieu élevé. Ici il se trouve debout sur un roc immense. C'est à cinq ou six pieds du sol à cheval sur l'une des pièces de toiture dans la scierie de son père qu'on découvre Julien pour la première fois, lisant le Mémorial de Sainte-Hélène. C'est encore lors de son voyage chez son ami Fouqué, dans une grotte en haut d'une montagne que Julien éprouve le bonheur: "Julien resta dans cette grotte plus heureux qu'il ne l'avait était de la vie, agité par ses rêveries et par son bonheur de liberté." Enfin c'est dans cette grotte qu'il demande d'être en

Accédez à la suite de ce contenu
Obtenez un accès immédiat à tous nos contenus premium.