Beaumarchais, Le Mariage de Figaro - Acte I, scène 1

Commentaire linéaire court en trois parties.

Dernière mise à jour : 14/09/2021 • Proposé par: chewif (élève)

Texte étudié

Acte I

Le théâtre représente une chambre à demi démeublée ; un grand fauteuil de malade est au milieu. Figaro, avec une toise, mesure le plancher. Suzanne attache à sa tête, devant une glace, le petit bouquet de fleurs d’orange, appelé chapeau de la mariée.

Scène I
FIGARO, SUZANNE.

FIGARO.

Dix-neuf pieds sur vingt-six.

SUZANNE.

Tiens, Figaro, voilà mon petit chapeau : le trouves-tu mieux ainsi ?

FIGARO lui prend les mains.

Sans comparaison, ma charmante. Oh ! que ce joli bouquet virginal, élevé sur la tête d’une belle fille, est doux, le matin des noces, à l’œil amoureux d’un époux !…

SUZANNE se retire.

Que mesures-tu donc là, mon fils ?

FIGARO.

Je regarde, ma petite Suzanne, si ce beau lit que monseigneur nous donne aura bonne grâce ici.

SUZANNE.

Dans cette chambre ?

FIGARO.

Il nous la cède.

SUZANNE.

Et moi je n’en veux point.

FIGARO.

Pourquoi ?

SUZANNE.

Je n’en veux point.

FIGARO.

Mais encore ?

SUZANNE.

Elle me déplaît.

FIGARO.

On dit une raison.

SUZANNE.

Si je n’en veux pas dire ?

FIGARO.

Oh ! quand elles sont sûres de nous !

SUZANNE.

Prouver que j’ai raison serait accorder que je puis avoir tort. Es-tu mon serviteur, ou non ?

FIGARO.

Tu prends de l’humeur contre la chambre du château la plus commode, et qui tient le milieu des deux appartements. La nuit, si madame est incommodée, elle sonnera de son côté : zeste, en deux pas tu es chez elle. Monseigneur veut-il quelque chose ? il n’a qu’à tinter du sien : crac, en trois sauts me voilà rendu.

SUZANNE.

Fort bien ! Mais quand il aura tinté, le matin, pour te donner quelque bonne et longue commission : zeste, en deux pas il est à ma porte, et crac, en trois sauts…

FIGARO.

Qu’entendez-vous par ces paroles ?

SUZANNE.

Il faudrait m’écouter tranquillement.

FIGARO.

Eh ! qu’est-ce qu’il y a, bon Dieu ?

SUZANNE.

Il y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs, monsieur le comte Almaviva veut rentrer au château, mais non pas chez sa femme : c’est sur la tienne, entends-tu ? qu’il a jeté ses vues, auxquelles il espère que ce logement ne nuira pas. Et c’est ce que le loyal Basile, honnête agent de ses plaisirs, et mon noble maître à chanter, me répète chaque jour en me donnant leçon.

FIGARO.

Basile ! ô mon mignon, si jamais volée de bois vert, appliquée sur une échine, a dûment redressé la moelle épinière à quelqu’un…

SUZANNE.

Tu croyais, bon garçon, que cette dot qu’on me donne était pour les beaux yeux de ton mérite ?

FIGARO.

J’avais assez fait pour l’espérer.

SUZANNE.

Que les gens d’esprit sont bêtes !

FIGARO.

On le dit.

SUZANNE.

Mais c’est qu’on ne veut pas le croire !

FIGARO.

On a tort.

SUZANNE.

Apprends qu’il la destine à obtenir de moi, secrètement, certain quart d’heure, seul à seule, qu’un ancien droit du seigneur… Tu sais s’il était triste !

FIGARO.

Je le sais tellement, que si monsieur le comte, en se mariant, n’eût pas aboli ce droit honteux, jamais je ne t’eusse épousée dans ses domaines.

SUZANNE.

Eh bien ! s’il l’a détruit, il s’en repent ; et c’est de la fiancée qu’il veut le racheter en secret aujourd’hui.

FIGARO, se frottant la tête.

Ma tête s’amollit de surprise, et mon front fertilisé…

SUZANNE.

Ne le frotte donc pas !

FIGARO.

Quel danger ?

SUZANNE, riant.

S’il y venait un petit bouton, des gens superstitieux…

FIGARO.

Tu ris, friponne ! Ah ! s’il y avait moyen d’attraper ce grand trompeur, de le faire donner dans un bon piège, et d’empocher son or !

SUZANNE.

De l’intrigue et de l’argent : te voilà dans ta sphère.

FIGARO.

Ce n’est pas la honte qui me retient.

SUZANNE.

La crainte ?

FIGARO.

Ce n’est rien d’entreprendre une chose dangereuse, mais d’échapper au péril en la menant à bien : car d’entrer chez quelqu’un la nuit, de lui souffler sa femme, et d’y recevoir cent coups de fouet pour la peine, il n’est rien plus aisé ; mille sots coquins l’ont fait. Mais…
(On sonne de l’intérieur.)

SUZANNE.

Voilà madame éveillée ; elle m’a bien recommandé d’être la première à lui parler le matin de mes noces.

FIGARO.

Y a-t-il encore quelque chose là-dessous ?

SUZANNE.

Le berger dit que cela porte bonheur aux épouses délaissées. Adieu, mon petit fi, fi, Figaro ; rêve à notre affaire.

FIGARO.

Pour m’ouvrir l’esprit, donne un petit baiser.

SUZANNE.

À mon amant aujourd’hui ? Je t’en souhaite ! Et qu’en dirait demain mon mari ?
(FIGARO l’embrasse.)

SUZANNE.

Eh bien ! eh bien !

FIGARO.

C’est que tu n’as pas d’idée de mon amour.

SUZANNE, se défripant.

Quand cesserez-vous, importun, de m’en parler du matin au soir ?

FIGARO, mystérieusement.

Quand je pourrai te le prouver du soir jusqu’au matin.
(On sonne une seconde fois.)

SUZANNE, de loin, les doigts unis sur sa bouche.

Voilà votre baiser, monsieur ; je n’ai plus rien à vous.

FIGARO court après elle.

Oh ! mais ce n’est pas ainsi que vous l’avez reçu.

Beaumarchais, Le Mariage de Figaro - Acte I, scène 1

Il s’agit de ce que l’on nomme quelquefois l’incipit, c’est-à-dire le début de la pièce. Le texte n’est donc pas " situable ", mais on observera qu’avant même de prononcer une parole, les personnages prennent place dans un décor minutieusement décrit, et qu’un accessoire comme le " petit bouquet de fleurs d’orange " pose d’emblée la scène dans une histoire antérieure.

I. L’action dans son cadre

Le rideau s’ouvre alors que les personnages sont absorbés dans leurs activités ; ce début in medias res semble d’abord bousculer le spectateur, l’obliger à prendre le train en marche, en quelque sorte. Mais on s’aperçoit très vite que de nombreuses indications nous sont données, qui permettent de comprendre exactement la situation. Le bouquet de mariée, les noms des personnages qui apparaissent dans les cinq premières répliques, la mention du matin des noces, les rapports entre les personnages (l’œil amoureux d’un époux), tous ces renseignements nous sont donnés extrêmement vite, et en même temps fort discrètement. Il n’empêche : nous savons d’emblée qui est qui, où se déroule l’action, et ce qui doit arriver dans la journée. D’emblée, par ailleurs, l’attention est portée sur le décor, sur un lieu dont on découvre vite qu’il n’est pas seulement sensible, mais qu’il constitue un enjeu stratégique : cette chambre, Suzanne n’en veut pas.

II. Le drame se noue

" Dans cette chambre ? " La question de Suzanne lance tout à la fois l’action de la pièce et un petit débat, qui pose d’emblée la scène dans une dynamique : comme Figaro lui-même, nous voulons savoir, c’est-à-dire que nous voulons avancer dans la pièce. Il ne s’agit pas encore de suspense, mais qu’importe : nous voilà pris. Le débat se joue d’abord sous la forme d’un jeu, d’une taquinerie d’amoureux, qui prend l’allure rapide de la stichomythie ; viennent ensuite des arguments, développés dans des répliques plus longues. C’est dans une reprise terme à terme (" zeste ", " crac ") que Suzanne fait entrevoir à son fiancé, sous les apparences de la réalité (celle même qui nous est donnée à voir) une menace. Suzanne distille son aveu, elle ne le livre qu’avec réticence, par allusion, par réponse, entretenant ainsi la curiosité de Figaro et, surtout, suscitant son inquiétude. D’où, d’emblée, un changement de registre : commencée dans la pure gaieté et le tutoiement, la scène bascule dans le voussoiement qui signale une gravité nouvelle : " Qu’entendez-vous par ces paroles ? "

III. Naissance du rythme

D’emblée, l’action s’emballe ; cette bascule, cette première alternance, rejoint le changement de rythme de la stichomythie aux répliques pour installer la pièce dans une allure effrénée. C’est paradoxalement un ralentissement (répliques longues, inquiétude) qui signe l’accélération : commencée dans la pure vitesse, dans le badinage rapide d’un échange anodin, la scène part d’une allure si vive que ce premier ralentissement se transforme inévitablement en suspens : nous ne sommes pas dans la lenteur, en cette fin d’extrait, mais dans l’attente inquiète, ce qui est tout autre chose. En quelques minutes, l’attention discrète du spectateur au début d’un spectacle s’est transformée en curiosité passionnée ; en quelques minutes, une allure s’est imposée, si nette qu’elle permet de percevoir l’effet dramatique de résistance, de ralentissement, qui naît du surgissement du drame.