Baudelaire, Le Spleen de Paris - Portait de maitresse

Commentaire répondant à ses deux questions :
I. Repérez dans une composition argumentée les différents énonciateurs de ce poème en prose
II. Montrez comment - par quels moyens linguistiques ou syntaxiques, et notamment les temps des verbes - l’auteur utilise cette multiplicité du discours pour enrichir le sien

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: chewif (élève)

Texte étudié

Dans un boudoir d’hommes, c’est-à-dire dans un fumoir attenant à un élégant tripot, quatre hommes fumaient et buvaient. Ils n’étaient précisément ni jeunes ni vieux, ni beaux ni laids ; mais vieux ou jeunes, ils portaient cette distinction non méconnaissable des vétérans de la joie, cet indescriptible je ne sais quoi, cette tristesse froide et railleuse qui dit clairement : Nous avons fortement vécu, et nous cherchons ce que nous pourrions aimer et estimer.

L’un d’eux jeta la causerie sur le sujet des femmes. Il eût été plus philosophique de n’en pas parler du tout ; mais il y a des gens d’esprit qui, après boire, ne méprisent pas les conversations banales. On écoute alors celui qui parle, comme on écouterait de la musique de danse.

Tous les hommes, disait celui-ci, ont eu l’âge de Chérubin : c’est l’époque où, faute de dryades, on embrasse, sans dégoût, le tronc des chênes. C’est le premier degré de l’amour. Au second degré, on commence à choisir. Pouvoir délibérer, c’est déjà une décadence. C’est alors qu’on recherche décidément la beauté. Pour moi, messieurs, je me fais gloire d’être arrivé, depuis longtemps, à l’époque climatérique du troisième degré où la beauté elle-même ne suffit plus, si elle n’est assaisonnée par le parfum, la parure, et cætera. J’avouerai même que j’aspire quelquefois, comme à un bonheur inconnu, à un certain quatrième degré qui doit marquer le calme absolu. Mais, durant toute ma vie, excepté à l’âge de Chérubin, j’ai été plus sensible que tout autre à l’énervante sottise, à l’irritante médiocrité des femmes. Ce que j’aime surtout dans les animaux, c’est leur candeur. Jugez donc combien j’ai dû souffrir par ma dernière maîtresse.

C’était la bâtarde d’un prince. Belle, cela va sans dire ; sans cela, pourquoi l’aurais-je prise ? Mais elle gâtait cette grande qualité par une ambition malséante et difforme. C’était une femme qui voulait toujours faire l’homme. Vous n’êtes pas un homme ! Ah ! si j’étais un homme ! De nous deux, c’est moi qui suis l’homme ! Tels étaient les insupportables refrains qui sortaient de cette bouche d’où je n’aurais voulu voir s’envoler que des chansons. À propos d’un livre, d’un poëme, d’un opéra pour lequel je laissais échapper mon admiration : Vous croyez peut-être que cela est très-fort ? disait-elle aussitôt ; est-ce que vous vous connaissez en force ? et elle argumentait.

Un beau jour elle s’est mise à la chimie ; de sorte qu’entre ma bouche et la sienne je trouvai désormais un masque de verre. Avec tout cela, fort bégueule. Si parfois je la bousculais par un geste un peu trop amoureux, elle se convulsait comme une sensitive violée…

- Comment cela a-t-il fini ? dit l’un des trois autres. Je ne vous savais pas si patient.

- Dieu, reprit-il, mit le remède dans le mal. Un jour je trouvai cette Minerve, affamée de force idéale, en tête-à-tête avec mon domestique, et dans une situation qui m’obligea à me retirer discrètement pour ne pas les faire rougir. Le soir je les congédiai tous les deux, en leur payant les arrérages de leurs gages.

- Pour moi, reprit l’interrupteur, je n’ai à me plaindre que de moi-même. Le bonheur est venu habiter chez moi, et je ne l’ai pas reconnu. La destinée m’avait, en ces derniers temps, octroyé la jouissance d’une femme qui était bien la plus douce, la plus soumise et la plus dévouée des créatures, et toujours prête ! et sans enthousiasme ! Je le veux bien, puisque cela vous est agréable. C’était sa réponse ordinaire. Vous donneriez la bastonnade à ce mur ou à ce canapé, que vous en tireriez plus de soupirs que n’en tiraient du sein de ma maîtresse les élans de l’amour le plus forcené. Après un an de vie commune, elle m’avoua qu’elle n’avait jamais connu le plaisir. Je me dégoûtai de ce duel inégal, et cette fille incomparable se maria. J’eus plus tard la fantaisie de la revoir, et elle me dit, en me montrant six beaux enfants : Eh bien ! mon cher ami, l’épouse est encore aussi vierge que l’était votre maîtresse. Rien n’était changé dans cette personne. Quelquefois je la regrette : j’aurais dû l’épouser.

Les autres se mirent à rire, et un troisième dit à son tour :

Messieurs, j’ai connu des jouissances que vous avez peut-être négligées. Je veux parier du comique dans l’amour, et d’un comique qui n’exclut pas l’admiration. J’ai plus admiré ma dernière maîtresse que vous n’avez pu, je crois, haïr ou aimer les vôtres. Et tout le monde l’admirait autant que moi. Quand nous entrions dans un restaurant, au bout de quelques minutes, chacun oubliait de manger pour la contempler. Les garçons eux-mêmes et la dame du comptoir ressentaient cette extase contagieuse jusqu’à oublier leurs devoirs. Bref, j’ai vécu quelque temps en tête-à-tête avec un phénomène vivant. Elle mangeait, mâchait, broyait, dévorait, engloutissait, mais avec l’air le plus léger et le plus insouciant du monde. Elle m’a tenu ainsi longtemps en extase. Elle avait une manière douce, rêveuse, anglaise et romanesque de dire : J’ai faim ! Et elle répétait ces mots jour et nuit en montrant les plus jolies dents du monde, qui vous eussent attendris et égayés à la fois. - J’aurais pu faire ma fortune en la montrant dans les foires comme monstre polyphage. Je la nourrissais bien ; et cependant elle m’a quitté… - Pour un fournisseur aux vivres, sans doute ? - Quelque chose d’approchant, une espèce d’employé dans l’intendance qui, par quelque tour de bâton à lui connu, fournit peut-être à cette pauvre enfant la ration de plusieurs soldats. C’est du moins ce que j’ai supposé.

- Moi, dit le quatrième, j’ai enduré des souffrances atroces par le contraire de ce qu’on reproche en général à l’égoïste femelle. Je vous trouve mal venus, trop fortunés mortels, à vous plaindre des imperfections de vos maîtresses !

Cela fut dit d’un ton fort sérieux, par un homme d’un aspect doux et posé, d’une physionomie presque cléricale, malheureusement illuminée par des yeux d’un gris clair, de ces yeux dont le regard dit : Je veux ! ou : Il faut ! ou bien : Je ne pardonne jamais !

Si, nerveux comme je vous connais, vous, G…, lâches et légers comme vous êtes, vous deux, K… et J…, vous aviez été accouplés à une certaine femme de ma connaissance, ou vous vous seriez enfuis, ou vous seriez morts. Moi, j’ai survécu, comme vous voyez. Figurez-vous une personne incapable de commettre une erreur de sentiment ou de calcul ; figurez-vous une sérénité désolante de caractère ; un dévouement sans comédie et sans emphase ; une douceur sans faiblesse ; une énergie sans violence. L’histoire de mon amour ressemble à un interminable voyage sur une surface pure et polie comme un miroir, vertigineusement monotone, qui aurait réfléchi tous mes sentiments et mes gestes avec l’exactitude ironique de ma propre conscience, de sorte que je ne pouvais pas me permettre un geste ou un sentiment déraisonnable sans apercevoir immédiatement le reproche muet de mon inséparable spectre. L’amour m’apparaissait comme une tutelle. Que de sottises elle m’a empêché de faire, que je regrette de n’avoir pas commises ! Que de dettes payées malgré moi ! Elle me privait de tous les bénéfices que j’aurais pu tirer de ma folie personnelle. Avec une froide et infranchissable règle, elle barrait tous mes caprices. Pour comble d’horreur, elle n’exigeait pas de reconnaissance, le danger passé. Combien de fois ne me suis-je pas retenu de lui sauter à la gorge, en lui criant : Sois donc imparfaite, misérable ! afin que je puisse t’aimer sans malaise et sans colère ! Pendant plusieurs années, je l’ai admirée, le coeur plein de haine. Enfin, ce n’est pas moi qui en suis mort !

- Ah ! firent les autres, elle est donc morte ?

- Oui ! cela ne pouvait continuer ainsi. L’amour était devenu pour moi un cauchemar accablant. Vaincre ou mourir, comme dit la Politique, telle était l’alternative que m’imposait la destinée ! Un soir, dans un bois… au bord d’une mare… après une mélancolique promenade où ses yeux, à elle, réfléchissaient la douceur du ciel, et où mon coeur, à moi, était crispé comme l’enfer…

- Quoi !

- Comment !

- Que voulez-vous dire ?

- C’était inévitable. J’ai trop le sentiment de l’équité pour battre, outrager ou congédier un serviteur irréprochable. Mais il fallait accorder ce sentiment avec l’horreur que cet être m’inspirait ; me débarrasser de cet être sans lui manquer de respect. Que vouliez-vous que je fisse d’elle, puisqu’elle était parfaite ?

Les trois autres compagnons regardèrent celui-ci avec un regard vague et légèrement hébété, comme feignant de ne pas comprendre et comme avouant implicitement qu’ils ne se sentaient pas, quant à eux, capables d’une action aussi rigoureuse, quoique suffisamment expliquée d’ailleurs.

Ensuite on fit apporter de nouvelles bouteilles, pour tuer le Temps qui a la vie si dure, et accélérer la vie qui coule si lentement.

Baudelaire, Le Spleen de Paris - Portait de maitresse

Paru dans La Revue nationale en 1867, ce poème est le plus long du recueil Le Spleen de Paris, rejoignant par là, plus que les 49 autres, sa vocation d’Essai ou de Nouvelle sur un sujet observé par l’auteur et jugé suffisamment intéressant pour être représentatif d’un travers social ou d’un comportement notoire d’une époque ou d’un lieu.

I. Repérez dans une composition argumentée les différents énonciateurs de ce poème en prose

1 - Le narrateur vient nous raconter une histoire. Comme pour tous les contes, il localise d’abord l’action, décrit les personnages, puis leur donne tour à tour la parole puisque l’intérêt de l’œuvre réside précisément dans la confrontation de plusieurs témoignages. Le narrateur est là pour indiquer qui prend la parole, qui interrompt, qui répond ; de même il décrit à, chaque discours, la réaction des 3 autres : " Les autres se mirent à rire.. ", " Ah ! firent les autres... ". Il décrit l’atmosphère changeante et évoluant selon la teneur des discours rapportés : l’ennui dans les " conversations banales " du début où on écoute sans entendre celui qui parle, passivement, " comme on écouterait de la musique de danse " sans danser. L’éclat de rire des hommes à l’écoute du récit de la vierge : moquerie ? compassion ? La description méticuleuse du dernier locuteur dont les yeux gris clairs ne présagent pas encore qu’il est meurtrier. Enfin le tableau stupéfié de la fin où trois compagnons regardent le quatrième " avec un regard vague et légèrement hébété ".

Concerné, impartial, interpellé, indifférent? Tel un objectif de caméra toujours présent, le narrateur assiste à l’arrivée des " nouvelles bouteilles pour tuer le Temps ". Ressent-il quelque chose après tout ce qu’il vient d’entendre ?

Il est l’oreille et l’œil qui permettent au lecteur de participer à cette rencontre tragi-comique puisqu’elle passe du sarcasme au drame ; mais la participation est discrète, invisible, silencieuse mais curieuse, intéressée : tout comme le lecteur, le narrateur ne prend pas la parole mais il n’en pense pas moins .

2 - Les quatre locuteurs dont on sait ( grâce au 4e ) que les trois premiers se nomment dans le désordre " G... ", " K... " et " J... ",et que G est " nerveux ", K et J " lâches et légers ", rapportent, chacun son tour, l’anecdote d’une liaison problématique avec une femme qui, par la spécificité de son caractère a rendu celle-ci difficile voire dramatique :

- Le premier a souffert de " l’ambition malséante et difforme de sa compagne ", qui " voulait toujours faire l’homme " et qui " fort bégueule ", se comportait en " sensitive violée " et portait un " masque de verre ", piquée à la chimie. Heureusement qu’il la surprend avec son domestique dans une situation compromettante, cela lui permet de la congédier (en même temps que le valet).

- Le second se plaint de la trop grande soumission d’une de ses compagnes, " la plus douce, la plus soumise et la plus dévouée des créatures " dont il n’a pas supporté " le duel inégal " qu’elle n’ait " jamais connu le plaisir " ! Il regrette cependant de ne pas l’avoir épousée quand il voit les six beaux enfants qu’elle a eu...sans plaisir !

- Le troisième nourrissait " bien " un monstre polyphage qui " mangeait, mâchait, broyait, dévorait, engloutissait.. " devant l’admiration de tout le monde mais qui le quitte pour " un espèce d’employé dans l’intendance " capable, lui, de fournir " à cette pauvre enfant la ration de plusieurs soldats " !

- Le quatrième, à la " physionomie cléricale " a failli mourir de souffrance à cause d’une compagne " incapable de commettre une erreur de sentiment ou de calcul " ! C’est lui qui mit fin à ce calvaire... en la noyant dans une mare !

3 - Les quatre maîtresses - elles aussi - ont chacune leur propre discours, rapporté mot à mot par les 3 premiers amants, ou suggéré par le quatrième.

-" Vous n'êtes pas un homme ! Ah ! si j'étais un homme ! De nous deux c'est moi qui suis l’homme ! " répétait la première à son amant excédé, interdit d’exprimer ses goûts en face de la redoutable argumentatrice , compétitrice en termes de force : " est-ce que vous vous connaissez en force ? " à propos d’œuvres d’art ou de littérature dans une époque où les avis des Messieurs n’étaient pas souvent contestés par leurs maîtresses.

- " Je le veux bien, puisque cela vous est agréable. " était la réponse ordinaire de la maîtresse dont le sein était silencieux de soupirs ; " l’épouse est encore aussi vierge que l’était votre maîtresse ". Deux paroles suffisantes pour saisir la spécificité de la créature incomparable.

-" J’ai faim " répétait jour et nuit notre troisième phénomène vivant, d’une manière " anglaise et romanesque " en montrant ses belles dents. Ce sont trois petits mots révélateurs de cette dévoreuse à l’air léger, mais trois mots très parlants parce qu’on imagine le ton insouciant avec lequel ils sont prononcés. Le discours indirect ou indirect libre n’aurait pas produit le même effet.

- Aucun mot n’est rapporté de la quatrième maîtresse. Mais sa " sérénité désolante ", son " dévouement sans comédie et sans emphase " sont plus loquaces que tout discours. Ses paroles non - dites sont comme le miroir " vertigineusement monotone " qui réfléchit avec exactitude les sentiments et les gestes de notre infortuné locuteur. Il en deviendra meurtrier.

4 - L’auteur
Omniscient, assimilé tour à tour à son narrateur - observateur ou à l’un ou l’autre de ses personnages - réels, rigoureusement décrits ou caricaturés ou encore complètement sortis de son imagination, l’auteur est partout, parfois aisément décelable, souvent à peine discernable.

On peut distinguer différents signes de sa présence :
- L’idée du titre, la conception de " Portraits " comme titre d’un poème, l’apparente à un essayiste et donne à l’auteur de " Poèmes " une dimension et un registre nouveaux. Faire les portraits de plusieurs maîtresses dans un seul texte, c’est relever le défi de la distanciation et de l’objectivité, tâche inhabituelle pour cet amateur de femmes envoûtantes qui d’ordinaire sont peintes seules dans des poèmes d’amour.

- Les expressions soulignées. En italique dans nos éditions, elles sont forcément soulignées par Baudelaire lui-même ( les manuscrits sont très révélateurs), comme pour leur conférer un sens plus fort, que les autres mots n’ont pas su rendre :
" Que vouliez-vous que je fisse d’elle, puisqu’ elle était parfaite ? " Cette expression soulignée fait ici figure, aux yeux de l’auteur, d’argumentation tellement convaincante que même le crime en quelque sorte est justifié. La longue phrase, qui suit directement cet argument et qui décrit la réaction - et les pensées - des trois autres, témoigne de son caractère massif. Qu’y avait-il à faire d’autre si ce n’est la tuer, nous confie le personnage, soutenu et approuvé dans son geste par l’auteur qui persiste et signe en soulignant les termes mêmes de la raison essentielle, majeure, pour laquelle ce geste est compréhensible, l’inattaquable argument, à la manière d’un avocat menant sa plaidoirie avec la conviction que la phrase gardée pour la fin emportera indubitablement l’adhésion des jurés et du public. La présence de l’auteur est marquée par l’humour et le tour comique que prend la situation invraisemblable de réussir à justifier un crime par une absence à ce point totale de défauts et d’erreurs commises par la victime!

II. Montrez comment - par quels moyens linguistiques ou syntaxiques, et notamment les temps des verbes - l’auteur utilise cette multiplicité du discours pour enrichir le sien

La multiplicité des discours, qui approfondissent les propos

Ces " Portraits de maîtresses " retracent le témoignage de quatre compagnons de " fumoir ", " boudoir d’hommes ", " élégant tripot " où l’absence des femmes leur permet un défoulement de sentiments parfois amers et de jugements souvent acerbes à propos de certaines de leurs compagnes. Ces " vétérans de la joie ", " ni jeunes ni vieux ", aux prises à leurs cigares et bouteilles " pour tuer le Temps qui a la vie si dure, et accélérer la vie qui coule si lentement ", à force d’avoir si " fortement vécu " et de chercher encore ce qu’ils pourraient " aimer et estimer ", se lancent, " après boire " sur une de ces " conversations banales " sur " le sujet des femmes " et dressent, chacun son tour, un portrait édifiant de la plus inoubliable de leurs maîtresses, révélant plus que la fragilité de leurs sentiments, un égoïsme masculin et une méconnaissance des femmes malheureusement propres à ce milieu de siècle révolutionnaire où deux Empires basculent tandis que les Français découvrent le bonheur dans d’autres forces que celle d’être courtisan !
On peut distinguer 10 discours différents (si l’on n’inclut pas les interventions non exprimées de Dieu, de témoins plus ou moins concernés ou de "la Politique") :

Quatre compagnons décrivent, chacun son tour, une maîtresse.
Quatre maîtresses voient leurs paroles (les plus révélatrices de leurs caractères) rapportées par leurs amants : dans un discours direct chez les trois premiers, indirect libre chez le quatrième.
Un narrateur plante un décor, amène un récit, décrit des personnages comme s’il était présent dans le fumoir de cet élégant tripot.
Un auteur lui souffle des remarques, ajoute ses réflexions et son avis, approfondit le propos.

Les temps employés permettent de suivre la trame du récit

Ces locuteurs entrecroisent leurs discours dans une texture où les guillemets, les tirets, la forme inversée de la 3e personne des passé simple et imparfait des verbes " dire " et " reprendre ", ont un rôle prépondérant. Le temps des verbes permet de suivre la trame du récit :
- L’imparfait narratif installe le récit et la description des protagonistes : " quatre hommes fumaient... ". Il sert également à introduire le premier interlocuteur qui démarre par des considérations sur les " degrés " d’une vie amoureuse, prise de parole introductive qui fait partie de la mise en place du décor et des personnages.

- Le passé simple marque les mouvements du récit rapides et donnant à l’action des directions significatives : " ...jeta la causerie ", " reprit-il... ", " ...se mirent à rire ", " Cela fut dit... ", " on fit apporter... "...

- Le passé composé indique une situation qui revêt un sens du fait de la durée, plus ou moins longue, qui détient une certaine importance dans le déroulement de l’action : " Nous avons fortement vécu ", " Tous les hommes ont eu.. ", " toute ma vie... j’ai été plus sensible... ", " Un beau jour, elle s’est mise à la chimie ", " comment cela a-t-il fini ? ".

- Le présent énonce un discours qui constate des réalités et principes évidents à leur auteur : " ..c’est-à-dire dans un fumoir ", " il y a des gens d’esprit qui.. ne méprisent pas... ", " c'est l’époque où on embrasse.. ", " Ce que j’aime surtout... ".

- Le futur de convention - " j’avouerai.. " -, le subjonctif de regret - " il eût été plus philosophique... " -, le conditionnel de supposition - " vous en tireriez plus de soupirs ", " j’aurais pu faire ma fortune... " - modulent ces récits de nuances dramatisantes contribuant à la richesse de la scène.

Conclusion

C’est, finement introduit dans le cours de la narration, l’humour de Baudelaire qui transparaît ici clairement ainsi que dans des interventions de " personnages " comme Dieu qui " mit le remède dans le mal " en provoquant la découverte d’un adultère (1er portrait), ou " la Politique " dont il cite le dicton : " Vaincre ou mourir " (4e portrait), ou encore dans les remarques philosophiques qui donnent une impression de distance par rapport à l’ensemble de l’anecdote: " Il eut été plus philosophique de n’en pas parler du tout... ", " ...le Temps qui a la vie si dure, et accélérer la vie qui coule si lentement. "

On peut avoir différentes perceptions de la présence de l’auteur selon la connaissance que l’on a de celui-ci. On peut le reconnaître au détour de chaque phrase comme on peut présumer qu’il a objectivement décrit des personnes de son entourage. Aussi une lecture attentive de la trame permet de déceler l’enchevêtrement savant des multiples énonciateurs.

On peut croire que les directeurs des Revues de l'époque, friands de sujets truculents et variés, voyaient déjà en Baudelaire le regard impitoyable vers une société en pleine mutation où la parole était de plus en plus donnée à toutes les classes sociales.