Marivaux, L'Île des esclaves - Scène 10

Commentaire entièrement rédigé - exceptée la conclusion - en deux parties :
I. Une scène de conflit,
II. Où triomphent les bons sentiments

Dernière mise à jour : 16/03/2021 • Proposé par: margauxl (élève)

Texte étudié

Cléanthis, Euphrosine, Iphicrate, Arlequin.

CLEANTHIS, en entrant avec Euphrosine qui pleure. Laissez-moi, je n'ai que faire de vous entendre gémir. (Et plus près d'Arlequin.) Qu'est-ce que cela signifie, seigneur Iphicrate ? Pourquoi avez-vous repris votre habit ?

ARLEQUIN, tendrement. − C'est qu'il est trop petit pour mon cher ami, et que le sien est trop grand pour moi.
Il embrasse les genoux de son maître.

CLEANTHIS. − Expliquez-moi donc ce que je vois; il semble que vous lui demandiez pardon ?

ARLEQUIN. − C'est pour me châtier de mes insolences.

CLEANTHIS. − Mais enfin notre projet ?

ARLEQUIN. − Mais enfin, je veux être un homme de bien; n'est-ce pas là un beau projet ? je me repens de mes sottises, lui des siennes; repentez-vous des vôtres, Madame Euphrosine se repentira aussi; et vive l'honneur après ! cela fera quatre beaux repentirs, qui nous feront pleurer tant que nous voudrons.

EUPHROSINE. − Ah ! ma chère Cléanthis, quel exemple pour vous !

IPHICRATE. − Dites plutôt : quel exemple pour nous ! Madame, vous m'en voyez pénétré.

CLEANTHIS. − Ah ! vraiment, nous y voilà avec vos beaux exemples. Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, qui nous maltraitent, et qui nous regardent comme des vers de terre; et puis, qui sont trop heureux dans l'occasion de nous trouver cent fois plus honnêtes gens qu'eux. Fi ! que cela est vilain, de n'avoir eu pour mérite que de l'or, de l'argent et des dignités ! C'était bien la peine de faire tant les glorieux ! Où en seriez-vous aujourd'hui, si nous n'avions point d'autre mérite que cela pour vous ? Voyons, ne seriez-vous pas bien attrapés ? Il s'agit de vous pardonner, et pour avoir cette bonté-là, que faut-il être, s'il vous plaît ? Riche ? non; noble ? non; grand seigneur ? point du tout. Vous étiez tout cela; en valiez-vous mieux ? Et que faut-il donc ? Ah ! nous y voici. Il faut avoir le cœur bon, de la vertu et de la raison; voilà ce qu'il nous faut, voilà ce qui est estimable, ce qui distingue, ce qui fait qu'un homme est plus qu'un autre. Entendez-vous, Messieurs les honnêtes gens du monde ? Voilà avec quoi l'on donne les beaux exemples que vous demandez et qui vous passent. Et à qui les demandez-vous ? A de pauvres gens que vous avez toujours offensés, maltraités, accablés, tout riches que vous êtes, et qui ont aujourd'hui pitié de vous, tout pauvres qu'ils sont. Estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grâce ! Allez ! vous devriez rougir de honte.
ARLEQUIN. − Allons, m'amie, soyons bonnes gens sans le reprocher, faisons du bien sans dire d'injures. Ils sont contrits d'avoir été méchants, cela fait qu'ils nous valent bien; car quand on se repent, on est bon; et quand on est bon, on est aussi avancé que nous. Approchez, Madame Euphrosine; elle vous pardonne; voici qu'elle pleure; la rancune s'en va, et votre affaire est faite.

CLEANTHIS. − Il est vrai que je pleure : ce n'est pas le bon cœur qui me manque.

EUPHROSINE, tristement. − Ma chère Cléanthis, j'ai abusé de l'autorité que j'avais sur toi, je l'avoue.

CLEANTHIS. − Hélas ! comment en aviez-vous le courage ? Mais voilà qui est fait, je veux bien oublier tout; faites comme vous voudrez. Si vous m'avez fait souffrir, tant pis pour vous; je ne veux pas avoir à me reprocher la même chose, je vous rends la liberté; et s'il y avait un vaisseau, je partirais tout à l'heure avec vous : voilà tout le mal que je vous veux; si vous m'en faites encore, ce ne sera pas ma faute.

ARLEQUIN, pleurant. − Ah ! la brave fille ! ah ! le charitable naturel !

IPHICRATE. − Êtes-vous contente, Madame ?

EUPHROSINE, avec attendrissement. − Viens que je t'embrasse, ma chère Cléanthis.

ARLEQUIN, à Cléanthis. − Mettez-vous à genoux pour être encore meilleure qu'elle.

EUPHROSINE. − La reconnaissance me laisse à peine la force de te répondre. Ne parle plus de ton esclavage, et ne songe plus désormais qu'à partager avec moi tous les biens que les dieux m'ont donnés, si nous retournons à Athènes.

Marivaux, L'Île des esclaves - Scène 10

Pierre Carlet Chamblain de Marivaux écrit L’île des esclaves en 1725 : il délaisse les problèmes amoureux pour la politique et la place de l’homme dans la société.

L’île des esclaves est une comédie originale en un acte, jouée par les comédiens italiens perçu avec les traits de la commedia dell’arte. Elle présente l’utopie d’un monde social où les personnages inversent leurs conditions sociales.

Dans cet extrait, Cléanthis s’indigne de voir qu’Arlequin a retrouvé sa condition de serviteur et dénonce à nouveau le comportement des maîtres. Arlequin la persuade pourtant d’accorder son pardon à Euphrosine. Les retrouvailles se font alors dans les embrassades et les larmes.
En quoi cette scène révèle-t-elle la victoire de la raison sur l’esprit de révolte ?

I. Une scène de conflit

A. Un réquisitoire enflammé

Dans cette scène, Cléanthis est indigné de voir qu’Arlequin est redevenu au service de son maître. Elle le montre par l’emploi de nombreuses interjections « ah ! », « pi ! », symbole de la vivacité des paroles de Cléanthis. De plus l’utilisation de phrases minimales, en rythme binaire sous forme de questions/réponses tels que « riche ? non ; noble ? non ; grand seigneur ? point du tout. » donne un rythme saccadé au discours soulignant l’indignation de Cléanthis et la vivacité de son expression.

Elle multiplie les questions oratoires , ce qui est signe de son état de choque et de son indignation face à une telle situation : « Où en seriez vous aujourd’hui, si nous n’avions point d’autre mérite que cela pour vous ? » ; « Voyons, ne seriez vous pas bien attrapés ? » ;  « Entendez-vous , Messieurs les honnêtes gens du monde ? » ; « Et à qui les demandez vous ? ». L’utilisation de la seconde personne du pluriel désigne Iphicrate et Euphrosine, Cléanthis en profite pour les interpeller et sans doute de les faires réagir. 

Par ailleurs, les phrases affirmatives accompagné d’une tournure impersonnelle « il faut avoir le cœur bon, de la vertu et de la raison » montre une opinion tranchée de la part de Cléanthis. La répétition et gradation « voila ce qu’il faut, voilà ce qui est estimable, ce qui distingue, ce qui fait qu’un homme est plus qu’un autre » montre que Cléanthis se laisse emporter par ses sentiments de révolte.

B. Un portrait amer des maîtres

Cléanthis profite d’exprimer son indignation pour critiquer et dénoncer des défauts universels. Elle utilise le pluriel et des tournures impersonnels pour généraliser son discours. Elle en profite donc pour dénoncer le mépris et la brutalité des maîtres à leurs égards par les verbes « mépriser » et « maltraiter » : « voilà de nos gens qui nous méprisent dans le monde, sui sont fiers, qui nous maltraitent » et par l’emploi des adjectifs « offensés, maltraités ».

Elle condamne leurs richesses matérielle qui leur octroi des privilèges «  que cela est vilain de n’avoir eu pour mérite que de l’or, de l’argent et des dignités ».

Elle souligne cette différence entre maître / valets par l’antithèse par parallélisme « tout riches que vous êtes, […] tout pauvre qu’ils sont » et par le qualificatif de « Messieurs[/i ]» pour les maîtres et « [i]pauvres gens » pour les serviteurs.

II. Où triomphent les bons sentiments

A. Arlequin, meneur de jeu

Tout d’abord les didascalies « tendrement » et « il embrasse les genoux de son maître » marque la reprise des fonctions de valets d’Arlequin. De même que l’antithèse métaphorique sous forme de parallélisme « C’est qu’il est trop petit pour mon cher ami, et que le sien est trop grand pour moi. » souligne la grandeur morale de son maître qui a soudainement repris ses fonctions admirables.

Arlequin après avoir retrouvé ses fonctions et ses esprits tente alors de convaincre Cléanthis par l’emploi de l’exclamation, juxtaposant un parallélisme de construction et utilisant le verbe «repentir» à plusieurs reprises : « je me repens de mes sottises , lui des siennes , repentez vous des vôtres, Madame Euphrosine se repentira aussi, et vive l’honneur après ! ». Arlequin emploi un ton léger et comique qui permet de désacraliser et banaliser le pardon pour le rendre plus facile.
Arlequin amorce le pardon avec l’utilisation d’impératif « approchez[/i ]» « [i]mettez-vous ». De plus le syllogisme « quand on se repent, on est bon. Et quand on est bon ; on est aussi avancé de nous. » énumère les étapes du pardon pour le rendre plus aisé.

Pour mieux la persuader, il l’a prend même par les sentiments en la complimentant : « Ah ! la brave fille ! ah ! le charitable naturel ! »

B. Le repenti de Cléanthis

Dans un premier temps, elle s’insurge par la question : « il semble que vous lui demandiez pardon ? » ; mais elle est rapidement perdu et ne comprend pas ce changement : « mais enfin notre projet ? ». Puis elle est finalement convaincu par Arlequin, comme le montre le début de concession « il est vrai que je pleure. » qui marque la disparition de sa colère. Elle prononce enfin un signe d’acceptation du pardon « je veux bien oublier ». Mais malgré tout, elle laisse entrevoir une certaine passivité et sa rancœur et toujours présente : « faites comme vous voudrez. Si vous m’avez fait souffrir, tant pis pour vous. » Cléanthis finit alors par pardonner pour se donner bonne conscience.

Ainsi dans cet extrait on assiste à une admirable leçon d’humanité offerte par Arlequin qui apprend à Cléanthis à retrouver sa raison et à cacher sa révolte contre les maîtres.