La scène repose sur un moment d'expression intense de Mme de Rênal, lié à la maladie de son fils. Elle invente un dilemme, qui lui permet d'exprimer son remords de l'adultère.
I. Le dilemme
a) Elle invente une causalité pour la maladie de son fils
Son fils serait malade à cause de l'adultère de sa mère. Il s'agit là d'une perspective sacrificielle, qui consiste à inverser l'effet et la cause. Ne plus voir Julien permettrait de sauver l'enfant (voir lignes 15/16, "par-là ...").
Ce qui se joue est la peur de Mme de Rênal de préférer Julien à son fils (comparaison qu'elle met elle-même en scène par son sacrifice), ce qu'elle finit par reconnaître à la ligne 29. Le dilemme est repris par Julien dans la dernière réplique : si je te quitte/si je reste, avec le terme "aveuglement", référence tragique (incapacité à dominer son destin).
b) La surenchère de la pénitence
Elle veut que la faute devienne publique ("pénitence publique", "fange", "humiliation" deux fois, série de superlatifs aux lignes 18 et 20).
II. La remise en cause involontaire du dilemme
a) Mme de Rênal le remet en cause par divers procédés
"peut-être" est repris trois fois (modalisation). De plus, la décision est prise sous forme de questions. Voir en particulier la question de la ligne 16/17 : ce devrait non pas être une question mais une affirmation, conformément à la structure de la phrase. Le point d'interrogation jette la suspicion sur ce que dit Mme de Rênal.
De manière opposée à la ligne 28 : la phrase est exclamative au lieu d'être interrogative. Ligne 29 : système d’irréel du présent qui modalise le péché, avec le conditionnel (effet de symétrie).
Mais surtout, les propos de Mme de Rênal constituent un paradoxe : alors qu'elle prétend le chasser, elle lui fait une déclaration d'amour particulièrement forte. Sacrifier Julien pour son fils, c'est lui dire que dans l'échelle de ses sentiments, il est ce qu'elle a de plus important, avec un effet de gradation : Julien est d'abord autant aimé que le fils ; Ligne 29 : "t'aimer mieux que ton fils" (avec le biais de la paternité imaginée de Julien).
b) Julien est donc placé en position de force
Il est sûr de l'amour de Mme de Rênal et de son peu d'envie qu'elle parte. L'injonction de Mme de Rênal de la ligne 19, "Indique-moi un autre sacrifice plus pénible, et j'y cours" montre qu'il doit la convaincre.
Mais le discours de Julien est aussi pathétique que celui de Mme de Rênal (voir les larmes, les exclamations etc ...). Julien n'est pas ici un être calculateur :
- Il aime Mme de Rênal : comparaisons et hyperboles : "mille fois", "jamais je ne t'ai tant aimé", "mon amour".
- S'il argumente, c'est qu'il ne veut pas partir.
III. La stratégie argumentative de Julien
a) Mettre en scène la douleur
Le point de départ est d'accepter d'entrer dans le jeu de sacrifice religieux de Mme de Rênal, participer aussi à la douleur et à la culpabilité (ligne 21 série d'hyperboles : aller à la Trappe ou mourir à la place de Stanislas), mais aussi accepter le sort qui lui est fait : "je partirai" renforcé par "oui".
Mais alors que Julien semble empli de doute religieux ("ton Dieu", ligne 22), des tournures comme "mon cher ange" ou l'attitude de Julien à la fin ("j'obéirai" deux fois plus "en tombant à ses pieds") mettent Mme de Rênal dans une position divine, qui confirme la force de l'amour de Julien.
Julien utilise d'ailleurs l'argument amoureux, en mettant en valeur sa souffrance (lignes 5/6 avec la tournure exclamative "que deviendrais-je loin de toi" et à la ligne 36 "fondit en larmes").
b) Raisonner par rapport à la société
Avant tout, Julien se montre pragmatique : dès la ligne 3, l'attribut "le plus utile" met en valeur l'efficacité, avec un superlatif de supériorité.
Il relie cette utilité à la bienséance sociale : sa protection de Mme de Rênal consiste à l'empêcher de parler à son mari : donc à la protéger de la déchéance sociale (une femme chassée au XIXème siècle : un paria), mais aussi, de manière assez ambiguë, à protéger le mari qui ne pourra pas devenir député s'il y a un scandale (ambiguïté déjà très grande du pronom personnel "lui" à la ligne 14 : est-ce l'enfant ou le mari ?).
Les termes utilisés sont très forts : "ignominie", "scandale" (le mot est repris par Julien à la ligne 14, avec une hyperbole, "scandale abominable"), "honte", et son reliés à l'idée que c'est la ville entière qui la renierait (voir l'utilisation du pronom ou de l'adjectif indéfini "tout" quatre fois, qui sera repris par Mme de Rênal à la ligne 16).
Il propose ensuite une porte de sortie à Mme de Rênal : alors qu'elle a cherché le sacrifice le plus grand possible, il lui propose des aménagements. Dans sa dernière réplique, la Trappe est devenue l'abbaye de Bray-le-Haut, le renoncement définitif une absence de huit jours. Cette dernière proposition est une forme de solution pratique : Julien, sûr de l'amour de Mme de Rênal, inverse le chantage qu'elle faisait au départ. Si elle parle, il ne pourra pas revenir. Il développe cette clause en deux temps, dans les deux dernières phrases de sa réplique. Ironiquement, Stendhal dresse en une fois le bilan de la scène : les huit jours son encore réduits à "deux jours".
Conclusion
A la fois exploration de l'émotion amoureuse et ironie de Stendhal à l'égard de ses deux personnages. Délibération dans laquelle les personnages sont largement victimes d'eux-mêmes : ils ont déjà le désir profond de trouver une solution qui leur permette de rester proches l'un de l'autre.