Voltaire, Candide - chapitre 1 (2)

Commentaire en trois parties.

Dernière mise à jour : 12/11/2022 • Proposé par: zetud (élève)

Texte étudié

Il y avait en Westphalie, dans le château de monsieur le baron de Thunder-ten-tronckh1, un jeune garçon à qui la nature avait donné les mœurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le jugement assez droit, avec l'esprit le plus simple ; c'est, je crois, pour cette raison qu'on le nommait Candide. Les anciens domestiques de la maison soupçonnaient qu'il était fils de la sœur de M. le baron et d'un bon et honnête gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais épouser parce qu'il n'avait pu prouver que soixante et onze quartiers et que le reste de son arbre généalogique avait été perdu par l'injure du temps.

M. le baron était un des plus puissants seigneurs de la Westphalie, car son château avait une porte et des fenêtres. Sa grande salle même était ornée d'une tapisserie. Tous les chiens de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin ; ses palefreniers étaient ses piqueurs ; le vicaire du village était son grand aumônier. Ils l'appelaient tous Monseigneur, et ils riaient quand il faisait des contes.

Mme la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s'attirait par là une très grande considération, et faisait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable. Sa fille Cunégonde, âgée de dix-sept ans, était haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante. Le fils du baron paraissait en tout digne de son père. Le précepteur Pangloss était l'oracle de la maison, et le petit Candide écoutait ses leçons avec toute la bonne foi de son âge et de son caractère.

Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmoloni¬gologie. II prouvait admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux et madame la meilleure des baronnes possibles.

« Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement : car, tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour 1a meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses . Les pierres ont été formées pour être taillées, et pour en faire des châteaux, aussi monseigneur a un très beau château ; le plus grand baron de la province doit être le mieux logé ; et, les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l'année : par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise ; il fallait dire que tout est au mieux. »

Voltaire, Candide, ou l'Optimisme - chapitre 1 (2)

François Marie Arouet, ou Voltaire, philosophe et écrivain du siècle des Lumières est un auteur engagé qui lutte contre les attitudes révoltantes de son époque. L'article "Genève" de L'Encyclopédie qu'il inspire à d'Alembert suscite la tempête chez les pasteurs : les antiphilosophes veulent l'expulser de la propriété des délices. En 1758, il achète la propriété de Ferney, située à cheval sur la frontière franco-suisse, pour se mettre à l'abri. C'est cette année là qu'il rédige Candide, conte philosophique qui contredit la théorie de l'optimisme selon laquelle tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, mais sans la détruire tout à fait puisque la plupart des personnages finissent par cultiver sagement leur jardin en renonçant à la métaphysique. Il sera publié en 1759, sous couvert de l'anonymat, puis du pseudonyme en 1761.

Candide raconte le voyage et les aventures mouvementés du personnage éponyme qui va découvrir un monde bien différent de celui auquel son précepteur Pangloss lui avait fait croire. Cet extrait du chapitre 1 constitue l'incipit du conte, l'auteur pose les fondations du récit en présentant les principaux personnages qui seront présent au cours de l'aventure.

I. Les personnages

C'est le pays de Leibniz, principal philosophe théoricien de l'Optimisme que combat Voltaire : celui de Frédéric II de Prusse, que l'auteur admirait comme le modèle du souverain éclairé et avec lequel un séjour à Berlin vient de le brouiller. La Westphalie en est aussi la province la plus pauvre: en la choisissant comme Éden fondateur du conte, et en faisant croire à tous les personnages que le baron, avec son château qui avait une porte et des fenêtres, est un puissant seigneur, Voltaire souligne la médiocrité de cet idéal et l'aveuglement de ses héros: il donne une leçon de relativité entre la réalité et l'idée que les hommes s'en font.

L’évocation de Candide encadre celle des autres personnages, cette composition situe d'emblée le jeune garçon comme le héros, mais insiste aussi sur sa marginalité sociale de bâtard: il est ensuite réintégré à sa place normale, qui est la dernière. Les comparses, en effet, se présentent dans un ordre familial et social hiérarchique . le baron, son épouse, leurs enfants, le précepteur, enfin l'enfant naturel. La fille vient avant le fils, ce qui annonce le rôle majeur de Cunégonde. De même, seuls Candide et Cunégonde ont un prénom; on ignore si Pangloss est un nom ou un prénom. Tous les trois font l'objet de précisions succinctes, et l'on a même l'honneur d'entendre la voix du professeur pour un fragment édifiant de cours de philosophie. Mais cette économie de description n'est rien au regard du sort réservé au baron, à sa femme et à son fils, anonymes et expédiés en deux traits d'esquisse caricaturale. Le premier n'est pas méchant au fond mais prétentieux et un peu ridicule même pour ses serviteurs. Son épouse placide ne se distingue que par son poids et une bonne éducation limitée à une politesse formelle (faire les honneurs de la maison avec une dignité), ce qui veut dire qu'elle est laide et bête; quant au fils, on se contente de noter qu'il - paraissait en tout digne de son père ».

II. La satire de la société féodale

Voltaire oppose la prétention de richesse (- grande salle -, - meute -, - piqueurs ., - grand aumônier -, termes ou titres noble) et la basse réalité (simples ornements de - tapisserie -, - chiens de basse-cour -, - palefreniers -, - vicaire -). Les serviteurs même, tout en affublant le baron du titre pompeux de monseigneur - sans gêne ni malice - rient de ses contes - leur respect a des limites, tout se déroule dans une ambiance à la fois guindée et familiale. La satire sociale atteint son point culminant avec l'exigence des quartiers de noblesse (71 au lieu de 72).

III. Un philosophe dogmatique et grotesque

Le nom même de Pangloss est parodique ( tout en langue - en grec, ce qui peut signifier - qui ne fait que parler - et suggère un vain bavardage). Dès cette première apparition il se distingue par deux traits: - oracle de la maison -, dogmatique, il n'a aucun contradicteur; et ses discours sont ridicules. Pour le prouver, Voltaire devance le jugement du lecteur en annonçant que Pangloss enseigne la - métaphysico-théologo-cosmolonigologie - : la pétarade intellectuelle jargonnante s'achève burlesquement par l'ex- pression - nigologie - la science, logos en grec, des nigauds « nigo » ainsi qu’une succession d’effets sans véritables causes.

Conclusion

En quelques lignes Voltaire pose donc l'essentiel du sujet et des procédés de l'ensemble du conte, et, dans une parodie du premier chapitre de la Bible (la Genèse, Éden dont l'Adam est ici Candide et l'Ève qui le séduira Cunégonde, et dont Candide sera bientôt chassé), met en place la référence à un premier jardin, à un premier paradis, qui servira de référence constante à la quête de son héros. Le château, symbole pour Candide du bonheur, sera par la suite une référence déterminante pour son apprentissage, jusqu'à sa duplication finale dans la métairie orientale.