Rabelais, Gargantua - Chapitre 57: La vie dans l'Abbaye de Thélème

Fiche est écrite sous forme de notes prises durant le cours de français. Le plan a été établi avec le professeur.

Dernière mise à jour : 14/09/2021 • Proposé par: 10lu (élève)

Texte étudié

Toute leur vie était dirigée non par les lois, statuts ou règles, mais selon leur bon vouloir et libre-arbitre. Ils se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les forçait ni à boire, ni à manger, ni à faire quoi que ce soit... Ainsi l'avait établi Gargantua. Toute leur règle tenait en cette clause : FAIS CE QUE VOUDRAS, car des gens libres, bien nés, biens instruits, vivant en honnête compagnie, ont par nature un instinct et un aiguillon qui pousse toujours vers la vertu et retire du vice; c'est ce qu'ils nommaient l'honneur. Ceux-ci, quand ils sont écrasés et asservis par une vile sujétion et contrainte, se détournent de la noble passion par laquelle ils tendaient librement à la vertu, afin de démettre et enfreindre ce joug de servitude; car nous entreprenons toujours les choses défendues et convoitons ce qui nous est dénié. Par cette liberté, ils entrèrent en une louable émulation à faire tout ce qu'ils voyaient plaire à un seul. Si l'un ou l'une disait : " Buvons ", tous buvaient. S'il disait: "Jouons ", tous jouaient. S'il disait: " Allons nous ébattre dans les champs ", tous y allaient. Si c'était pour chasser, les dames, montées sur de belles haquenées, avec leur palefroi richement harnaché, sur le poing mignonne- ment engantelé portaient chacune ou un épervier, ou un laneret, ou un émerillon; les hommes portaient les autres oiseaux. Ils étaient tant noblement instruits qu'il n'y avait parmi eux personne qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d'instruments harmonieux, parler cinq à six langues et en celles-ci composer, tant en vers qu'en prose. Jamais ne furent vus chevaliers si preux, si galants, si habiles à pied et à cheval, plus verts, mieux remuant, maniant mieux toutes les armes. Jamais ne furent vues dames si élégantes, si mignonnes, moins fâcheuses, plus doctes à la main, à l'aiguille, à tous les actes féminins honnêtes et libres, qu'étaient celles-là. Pour cette raison, quand le temps était venu pour l'un des habitants de cette abbaye d'en sortir, soit à la demande de ses parents, ou pour une autre cause, il emmenait une des dames, celle qui l'aurait pris pour son dévot, et ils étaient mariés ensemble; et ils avaient si bien vécu à Thélème en dévotion et amitié, qu'ils continuaient d'autant mieux dans le mariage; aussi s'aimaient-ils à la fin de leurs jours comme au premier de leurs noces.

Rabelais, Gargantua - Chapitre 57

C’est en 1534 que François Rabelais publie le récit mettant en scène le sage géant Gargantua. En cette période où l’homme est placé au centre de toutes les recherches artistiques et scientifiques, noter auteur, à travers ce récit humoristiques et excentrique, propose une réflexion sur des sujets sérieux et préoccupants de son époque, comme l’éduction, la religion, l’esprit des conquêtes. À la fin de Gargantua le personnage principal veut récompenser on ami le moine Frère Jean des Entommeures, valeureux combattant contre l’agression du tyran Pichrocole, par la fondation d’une abbaye qui soit « au contraire de toute autre ». Rabelais présente par là une fonction d’un nouveau genre, l’utopie, par laquelle le précurseur Thomas More (Utopia, 1516) proposait sa vision d’une société idéale où règnent l’égalité et la justice. Dans l’Abbaye de Thélème (désir en grec) est donc rassemblée une société acquise à cette règle : « Fais ce que tu voudras ». On peut donc se demander ce qui pourra permettre à la réussite d’une vie sociale fondée sur ce précepte libertaire. Pour réponde à cette question nous allons nous intéresser aux personnes qui composent cette société choisie ; puis nous relèverons les principes moraux qui régissent l’organisation du groupe ; et enfin nous nous demanderons quelles finalités peuvent rechercher les Thélimites.

I. Des invités sélectionnés

a) Une élite sociale

- Les invités sont sélectionnés

- « bien nés » : ils doivent faire partie de l’aristocratie, un ensemble de familles installées dans l’histoire par un passé méritant récompensé par les pouvoirs en place.
- Ils pourront ainsi s’intégrer dans les activités traditionnelles de cette aristocratie : chasse, jeux, mondanités.

- évocation d’époques passées, d’un Moyen Age idéalisé dont on retrouve ici les caractéristiques culturels et la recherche de raffinements. Parodie des textes de chevalerie avec un vocabulaire épique.

- nobles personnes sachant « chasser à courre ou à vol », femmes portant chacune « sur le poing […] un épervier, un laneret, un émerillon ; les hommes [portant] les autres oiseaux »
- apprécient de « s’ébattre aux champs » et jouer.

- elles cultivent la distinction appréciée aux temps passés, joliment gantées lorsqu’elles sont « montées sur de belles haquenées, avec leur fier palefroi », « fraîches et jolies », on ne peut imaginer dans ce groupe une présence « acariâtre ».

b) Une formation intellectuelle et sociale

- tous déjà « bien éduqués » ; ils ont connu une formation sociale et intellectuelle qui facilitera leur respect pour autrui et les rendra aptes à vivre en « bonne compagnie »

- « ils étaient si bien éduqués qu’il n’y avait parmi eux homme ni femme qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d’instruments de musique, parler cinq ou six langues » : évocation des préceptes de Rabelais lui-même, et ceux des humanistes qui souhaitaient se défaire de l’éducation traditionnelle et religieuse, largement ridiculisée au début du roman Gargantua et dans d’autres ouvrages. Savoir parler grec, latin,

- mise en valeur de la connaissance scientifique, de l’éducation artistique et de l’apprentissage des langues pour communiquer les nouveaux savoirs à travers toute l’Europe. Ainsi que de l’éducation physique, afin que l’home acquière hygiène, force et santé : « jamais on ne vit de chevaliers si vaillants, si hardis, si adroits au combat à pied ou à cheval, plus vigoureux, plus agiles, maniant mieux les armes que ceux-là ».
Les Thélémites semblent former l’élite d’une société qui ne présente quasiment aucun défaut, mais les valeurs morales qu’ils vont respecter correspondent-elles à cette vision idéale ?

II. Des principes moraux

a) Un choix paradoxal : la liberté dans un lieu clos

- organisation sociale fondée sur : « Fais ce que tu voudras »

- mais Abbaye lieu clos et réglementé : pourquoi choisir ce lieu pour illustrer ce principe ?

- conception originale et forte, très humaniste et optimiste : la liberté donnée par une telle incitation peut ne pas déboucher sur un désordre anarchique.

- de fait : « ordonnée »/ »loi »/ « statuts »/ « règles »/ « nul n’exerce d’autorité »/ « contraignait »/ « clause » : il ne faut surtout pas d’autorité pour bénéficier de son libre arbitre. + « opprimés », « asservis », « sujétion », « contrainte », « refuser », « violation », « interdit »/ « joug » (la non-liberté, la dépendance pèsent)

- certes conscience des risques qu’il prend car les tendances humaines sont toujours de faire le contraire de ce que l’on attend de lui : « nous entreprenons toujours ce qui nous est interdit et convoitons ce qui nous est refusé ».

- mais Rabelais pense que c’est par l’éducation et leur « honneur » que les hommes parviennent à se délivrer de cette tendance mauvaise

b) La solidarité amicale

- solidarité amicale et loisirs appréciés par tous pratiqués en harmonie : ils faisaient « tous ce qu’ils voyaient faire plaisir à un seul »

- rendue possible grâce à « cette liberté même » obtenue par leur éducation

- possibilité d’assouvir ses « désirs » sans crainte de scrupules, d’obligations, ou d’interventions extérieures « nul ne les réveillaient, nul ne les contraignaient […] à faire quoi que ce soit »

- même la paresse et la gourmandise : « ils se levaient quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, et dormaient quand le désir leur en venait »

- « vice », « vertu », « honneur » : utiliser sa liberté et son libre arbitre sans nuire aux autres
Mais « plaire » est-il le seul but ? Peut-on se contenter uniquement des loisirs et de plaisirs mondains dans l’Abbaye de Thélème ?

III. Les finalités de cette utopie

a) Des occupations à la place du travail

- Les Thélémites ne travaillent pas mais ils s’occupent : tout ce temps libre peut être aussi consacré à des activités créatrices, qui pourront elles-mêmes développer savoirs et cultures.

- Femmes : activités pratiques « doctes aux travaux d’aiguilles », « toutes activités de femme honnête et bien née » ; préparation à la vie familiale.

- Hommes et femmes : parler 5 ou 6 langues ce qui servira à la création littéraire ou à la communication, avec une portée de valeur artistique : ces donc et ces apprentissages, on pourra s’en servir « pour composer tant en vers qu’en prose »

- Rabelais évoque peut-être le renouveau littéraire de la période de renaissance, riches en essais et poésie.

b) Une vie familiale

- vie familiale idéal primordial pour l’auteur : évocation de la sorties des Thélémites de l’Abbaye (au contraire de ce qui se pratique dans les lieu religieux clos de l’époque).

- « quand l’un d’entre eux » le souhaite, « quand arrivait le temps, […], soit à la demande de ses parents, soit pour d’autres raisons » de quitter l’abbaye, c’est pour fonder son foyer : « il emmenait avec lui une de ces dames, celle qui l’aurait choisi pour chevalier servant »

- conception très moderne à cette époque de la renaissance des valeurs : c’est la dame qui choisit en toute liberté.

- l’éducation reçue dans l’abbaye prend tout son sens social et familial : c’est parce qu’ils « avaient vécu à Thélème en amitié de cœur [qu’]ils continuaient encore mieux dans le mariage ».

- leçon donnée par Rabelais conventionnellement heureuse : fidélité de l’amour et solidité du lien dans le couple : « ils s’aimaient autant à la fin de leurs jours qu’au premier jour de leurs noces ».

Conclusion

Donc, Rabelais, par cette parabole ou cette « utopie » présentée à la fin de son célèbre roman Gargantua, la réussite d’une société dépend de la noblesse et de l’éducation des personnes qui la composent. Et dans l’Abbaye de Thélème, les principes moraux enseignés peuvent être reçus et pratiqués avec profit : esprit de solidarité, plaisirs du jeu, des loisirs et des sports, efficacité productive, solidité des liens affectifs, tout cela grâce à la bonne éducation et à la liberté. Rabelais énonce ainsi sa confiance en l’homme : capable de réussir en suivant sa conscience, ce « libre arbitre » qui les « pousse toujours à la vertu et les éloigne du vice », et favorise l’expression de toutes formes de liberté et de responsabilité. Beaucoup d’hommes sans doute à cette époque avaient ainsi envie d’envie de changer leur société, espéraient faire passer ce message de liberté à travers leurs mœurs. N’est-ce pas un message toujours nécessaire de nos jours ?