Rousseau, La Nouvelle Héloise - Lettre X

Analyse sur le fond qui relie le texte aux idées de Rousseau sur le luxe.

Dernière mise à jour : 06/05/2023 • Proposé par: zetud (élève)

Texte étudié

Je ne vous décrirai point la maison de Clarens. Vous la connaissez; vous savez si elle est charmante, si elle m'offre des souvenirs intéressants, si elle doit m'être chère et par ce qu'elle me montre et par ce qu'elle me rappelle. Mme de Wolmar en préfère avec raison le séjour à celui d'Etange, château magnifique et grand, mais vieux, triste, incommode, et qui n'offre dans ses environs rien de comparable à ce qu'on voit autour de Clarens.

Depuis que les maîtres de cette maison y ont fixé leur demeure, ils en ont mis à leur usage tout ce qui ne servait qu'à l'ornement; ce n'est plus une maison faite pour être vue, mais pour être habitée. Ils ont bouché de longues enfilades pour changer des portes mal situées; ils ont coupé de trop grandes pièces pour avoir des logements mieux distribués. A des meubles anciens et riches, ils en ont substitué de simples et de commodes. Tout y est agréable et riant, tout y respire l'abondance et la propreté, rien n'y sent la richesse et le luxe. Il n'y a pas une chambre où l'on ne se reconnaisse à la campagne, et où l'on ne retrouve toutes les commodités de la ville. Les mêmes changements se font remarquer au dehors. La basse-cour a été agrandie aux dépens des remises. A la place d'un vieux billard délabré l'on a fait un beau pressoir, et une laiterie où logeaient des paons criards dont on s'est défait. Le potager était trop petit pour la cuisine; on en a fait du parterre un second, mais si propre et si bien entendu, que ce parterre ainsi travesti plaît à l'oeil plus qu'auparavant. Aux tristes ifs qui couvraient les murs ont été substitués de bons espaliers: Au lieu de l'inutile marronnier d'Inde, de jeunes mûriers noirs commencent à ombrager la cour; et l'on a planté deux rangs de noyers jusqu'au chemin, à la place des vieux tilleuls qui bordaient l'avenue. Partout on a substitué l'utile à l'agréable, et l'agréable y a presque toujours gagné. Quant à moi, du moins, je trouve que le bruit de la basse-cour, le chant des coqs, le mugissement du bétail, l'attelage des chariots, les repas des champs, le retour des ouvriers; et tout l'appareil de l'économie rustique, donnent à cette maison un air plus champêtre, plus vivant, plus animé, plus gai, je ne sais quoi qui sent la joie et le bien-être, qu'elle n'avait pas dans sa morne dignité.

Rousseau, La Nouvelle Héloise - Lettre X

Rousseau a longtemps vécu à la campagne chez sa maitresse Mme de Warens, dont il s’est inspiré pour écrire La Nouvelle Héloïse, roman épistolaire en 6 parties et racontant l’histoire entre un maître et une élève (Saint-Preux et Julie). Rousseau était un philosophe des Lumières et profite ainsi de l’oeuvre pour exposer ses théories sur le luxe. La lettre X à Milord Edouard relate le retour de Saint-Preux à Clarens et repose essentiellement sur la transformation du domaine. Rousseau tient à exposer un modèle d’organisation sociale.

Comment par ce texte, Rousseau expose-t-il ses théories sur le luxe ? Il s’agit d’y répondre en évoquant tout d’abord le récit d’une transformation du domaine, puis le bonheur selon Rousseau et enfin la présence de Rousseau dans le texte.

I. Le récit d’une transformation

• St Preux énonce par détails la transformation : champs lexical du changement : « substituer » l.20 l.27 l.29, « à la place de … » l.23, « au lieu de » l.27 …

-> Opposition entre le décor du passé et celui du présent : la demeure a perdu son caractère esthétique pour gagner en rusticité mais aussi en utilité et en beauté :
-anciens et riches/agréable et riant
- tristes ifs/de bons espaliers
- le marronnier d’Inde/de jeunes mûriers
- les vieux tilleuls/2 rangs de noyers …

-> Opposition continuelle entre deux objets : c’est ce que l’on appelle une dichotomie (un vieux billard/un beau pressoir)

• Le narrateur est admiratif devant ces transformations (influencé par Rousseau lui-même) : exclamations, adjectifs nombreux, champ lexical de l’excès, énumérations… Sa vision est subjective et idéalisée par l’avis de Rousseau.

• Les changements effectués sont en tout point positifs et effacent un temps révolu, règne du paraître, c’est un véritable renouveau qui accompagne la modification de la propriété. L’enthousiasme du narrateur révèle l’opinion de l’auteur face au luxe.

II. Le bonheur selon Rousseau

Ces transformations ne sont qu’une partie d’une transformation beaucoup plus profonde : Rousseau voit ici un modèle d’organisation sociale :
• Refus du luxe : la nouvelle société rejette le paraître au profit de l’utile et de l’agréable (ex : parterre -> potager)
• Prône l’abondance en dépit de la richesse : mieux vaut une grande réserve d’un seul produit nécessaire à tous, qu’une multitude de produits chers et raffinés : contre la diversité, pour la profusion
• Abandon de l’inutilité pour laisser place à l’ordre, au convenable et à l’utilité (ex : billard et paon sont totalement inutiles et sont remplacés par un pressoir)
Il y a un certain réalisme dans ces transformations : les objectifs de la maison sont concrets, et l’aspect naturel est privilégié : « on sent la joie et le bien-être » l.32 « abondance et propreté » l.21

Cependant, cette description est très idéalisée : des failles existent dans ce modèle social qui semble si parfait aux yeux du narrateur :

• Les maîtres sont loués pour leur sagesse et les ouvriers sont au même rang que les animaux (l.30-31) « la cant des coqs, le mugissement du bétail […], le retour de ouvriers »

• Pas de plaisirs, pas d’amusement, mais seuls travail, austérité et naturel semblent présents : forme de société qui vit recluse comme des moines

• Rousseau évoque une vie communautaire dans un bonheur total, sans nuage, parfait et ainsi douteux… Ce bonheur est trop parfait pour être vrai.

• Manque de discernement avec la surabondance d’hyperboles par exemple : « tout…tout », « rien », « pas une », et les insistances « si… si »

• Le dernier tableau bucolique du retour des champs n’est ni réaliste, ni original.

-> Le narrateur exprime ainsi son refus du luxe corrupteur et son goût pour une vie proche de la nature et des besoins essentiels en prenant pour exemple une communauté rurale active et productive, mais cependant fictive et très idéalisée d’une société patriarcale figée…

III. La présence de Rousseau

• Rousseau s’inspire d’un lieu où il a vécu : les Charmettes, liées à une femme qu’il a aimé, Mme de Warens.

• La description du paysage est liée à sa personnalité : le culte du bonheur est lié à la nature, point par lequel il s’opposait à Voltaire. -> la progression de la description va dans l’amplification et subit une envolée lyrique

• Le bonheur chez Rousseau a le goût du passé (nostalgie, tristesse, mélancolie…), contrairement à Voltaire qui prônait l’âge de fer. Cela est visible à travers les nombreuses oppositions et antithèses.

• Pour Rousseau, le langage est incapable de rendre la beauté de la nature et des sentiments : la répétition de termes « agréables »… se clôt sur « je ne sais quoi » : la prose poétique cherche à rivaliser avec la beauté du monde, à la manière d’un poète : ce lieu est totalement envoûtant.

• Enfin, le récit est porté par un regard extérieur mais exposé selon la pensée de Rousseau : -Admiration, appréciations personnelles « Quant à moi, je trouve que… ».

-La présence de négations évoque le passé où régnait le superflu « tout ce qui ne servait qu’à l’ornement » l.17 s’oppose à « ils ont mis à leur usage… » l.17

-Les procédés stylistiques donnent un rythme plus vivant : la parataxe est utilisée (phrases juxtaposées sans être liées par des connecteurs) l.17-23 -> efficacité et rapidité des maîtres de maison pour rendre la demeure utile et agréable.

• Rousseau donne ici une idée de ce que peut être une communauté idéale « simple et bien réglée où règnent l’ordre, la paix, l’innocence »

Conclusion

Rousseau, à travers la description de cette communauté fictive présente sa théorie sur le luxe mais sa présence est visible dans le texte. Tout le long, il prône un bonheur proche de la nature par l’intermédiaire de St Preux, le narrateur. Il présente ainsi son idéal de vie, fidèle aux philosophes des Lumières.