Beaumarchais, Le Barbier de Séville - Acte II, scène 7

Fiche d'analyse en deux parties : I- Un intermède comique, II- Maître-Valets : satire sociale et critique

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: zetud (élève)

Texte étudié

La Jeunesse arrive en vieillard avec une canne en béquille; il éternue plusieurs fois.

L’ÉVEILLÉ, toujours bâillant. - La Jeunesse?

BARTHOLO. - Tu éternueras dimanche.

LA JEUNESSE. - Voilà plus de cinquante... cinquante fois... dans un moment! (Il éternue.) Je suis brisé.

BARTHOLO. - Comment! Je vous demande à tous deux s’il est entré quelqu’un chez Rosine, et vous ne me dites pas que ce barbier...

L’ÉVEILLÉ, continuant de bâiller. - Est-ce que c’est quelqu’un donc, monsieur Figaro? Aah, ah...

BARTHOLO. - Je parie que le rusé s’entend avec lui.

L’ÉVEILLÉ, pleurant comme un sot. - Moi... Je m’entends!...

LA JEUNESSE, éternuant. - Eh mais, Monsieur, y a-til... y a-t-il de la justice?...

BARTHOLO. - De la justice! C’est bon entre vous autres misérables, la justice! Je suis votre maître, moi, pour avoir toujours raison.

LA JEUNESSE, éternuant. - Mais, pardi, quand une chose est vraie...

BARTHOLO. - Quand une chose est vraie! Si je ne veux pas qu’elle soit vraie, je prétends bien qu’elle ne soit pas vraie. Il n’y aurait qu’à permettre à tous ces faquins-là d’avoir raison, vous verriez bientôt ce que deviendrait l’autorité.

LA JEUNESSE, éternuant. - J’aime autant recevoir mon congé. Un service terrible, et toujours un train d’enfer!

L’ÉVEILLÉ, pleurant. - Un pauvre homme de bien est traité comme un misérable.

BARTHOLO. - Sors donc, pauvre homme de bien! (Il les contrefait.) Et t’chi et t’cha; l’un m’éternue au nez, l’autre m’y bâille.

LA JEUNESSE. - Ah, Monsieur, je vous jure que, sans Mademoiselle, il n’y aurait... il n’y aurait pas moyen de rester dans la maison. Il sort en éternuant.

BARTHOLO. - Dans quel état ce Figaro les a mis tous! Je vois ce que c’est: le maraud voudrait me payer mes cent écus sans bourse délier...

Beaumarchais, Le Barbier de Séville - Acte II, scène 7

Introduction

Bartholo enrage que Figaro ait pu approcher Rosine et qu’il ait mis à mal toute sa maisonnée en saignant Marceline, en administrant un narcotique à L’Eveillé et un sternutatoire à La Jeunesse. Le spectateur a assisté à une scène très tendu entre Bartholo et Rosine. La nécessité d’une détente se fait sentir. Bartholo convoque ses deux valets. L’Eveillé est arrivé le premier, tout ensommeillé, bâillant à se décorcher la mâchoire. Voici La Jeunesse qui s’approche en éternuant.
C’est un épisode très fréquent dans les comédies que celui où un maître querelle ses valets (Arnolphe avec Alain et Georgette dans L’Ecole des femmes ; Harpagon avec La Merluche et Brindavoine dans L’Avare). On retrouve dans ce passage des traits traditionnels de la comédie, notamment les types de comique, souvent grotesque parfois plus subtil. Mais un aspect nouveau apparaît : sous cette bouffonnerie percent la satire sociale et les revendications du XVIIIème siècle.

I - Un intermède comique

a) Le comique de farce : le grotesque

- « L’Eveillé » est un « sot » qui « baille » sans arrêt, et « La Jeunesse » est un « vieillard » : sobriquet (surnom familier par dérision, moquerie) antiphrastique → le comique de la farce est déjà sensible dès l’apparition des deux valets.

- « baille », « pleure comme un sot », « éternue plusieurs fois » : didascalies → le comique de geste vient appuyer cette entrée grotesque et créé la caricature des personnages.

- « y a-t-il… y a-t-il de la justice ? », « plus de cinquante… cinquante fois… » : les mots se trouvent hachés par les bâillements et les éternuements
« misérables », « faquins », « maraud » : substantifs péjoratifs, Bartholo injurie ses valets.
Il qualifie l’Eveillé de « rusé » : antiphrase ironique.
→ le comique de mots est parfois très gros.

- « Un service terrible, et toujours un train d’enfer » : phrase nominale (sans verbe)
« Moi, je m’entends ! » : phrase incorrect
« pardi » : interjection familière → créé un style provincial.
→ le parler des valets, syntaxiquement (structure des phrases) et lexicalement (vocabulaire) populaire, fait aussi sourire.

- « pauvre homme de bien » : Bartholo imite L’Eveillé en reprenant son expression.
« et t’chi et t’cha » : il imite les éternuements de la jeunesse → Quand Bartholo « contrefait » (imiter en déformant, reproduire de façon ridicule) ses deux valets, son imitation parodique produit des effets d’échos déformants, amusants

b) Un comique plus subtil

Cette scène présente aussi un comique plus fin et subtil qui repose les caractères des personnages.

- La naïveté de certains propos des valets fait sourire :

La Jeunesse parle d’un « train d’enfer » → expression amusante dans sa bouche de personnage indolent (mou).

« quelqu’un » : jeu sur le sens du pronom→ Pour Bartholo cela signifie « n’importe qui » et L’Eveillé semble supposer que Figaro n’est pas « quelqu’un »
(pour L’Eveillé « quelqu’un » = « quelqu’un d’important »)

- Bartholo égaie ces scènes par son caractère :

« De la justice ? » , « Comment ! » : phrases exclamatives souvent elliptiques → Il ne décolère pas.
« Je suis votre maître, moi, … », « c’est bon entre vous autres, misérables, la justice ! » → Il renforce ses phrases de pronoms toniques.

Il soupçonne « que le rusé (L’Eveillé) s’entend avec lui (Figaro) » → il a des obsessions notamment celle du complot (il est paranoïaque)
« Le maraud voudrait me payer mes cent écus sans bourse délier »: Bartholo revient sans cesse sur la dette de Figaro, c’est une autre obsession. De plus, il croit à tort que Figaro a multiplié les soins médicaux à ses domestiques pour les lui facturer en compensation de sa dette → Il n’est pas clairvoyant ce qui réjouit le spectateur.

II - Maître-Valets : satire sociale et critique

Beaumarchais souhaitait que les acteurs n’exagèrent pas les gros effets de comique (ex : les éternuements). Il voulait que les répliques restent intelligibles (compréhensible). Ces scènes ont en effet un intérêt qui dépasse le simple comique. Elles ont une certaine portée satirique et critique.

a) La satire sociale et politique

Ce face-à-face entre maître et valets met en évidence certains travers de la société.

- « traité comme un misérable » : L’Eveillé se plaint de son traitement.
« tu éternueras dimanche » : Bartholo résonne ainsi, car le dimanche étant un jour de repos, les éternuements de La Jeunesse ne gêneront pas son travail → elle dénonce la brutalité sans merci des maîtres.

- « je suis votre maître, moi… » : insistance sur le pronom personnel de la première personne .
« tous ces faquins-là, ce Figaro » : nuance péjorative et méprisante des adjectifs démonstratifs qui désignent les valets → Bartholo revendique sa supériorité, sa toute-puissance et son infaillibilité. Il réaffirme la loi du plus fort et prétend avoir toujours raison, il semble qu’il érige en règle morale le constat de La Fontaine dans Le Loup et l’Agneau : « La raison du plus fort est toujours la meilleure ».

- Politiquement, Bartholo incarne l’autorité, mais cette valeur est ridiculisée, car elle est défendue de façon odieuse et sotte par un personnage antipathique.

Au fond, ici, Bartholo pose un problème plus général : celui des rapports iniques (injuste) entre les puissants et les pauvres.

b) La critique morale et philosophique

- Bartholo tient des propos moralement graves en lançant :

« De la justice ! C’est bon entre vous autres misérables… » : Bartholo confond les notions d’autorité et de justice et nie la nécessité de la justice, valeur primordiale au XVIIIème siècle.

« je suis votre maître, moi, pour avoir toujours raison » : ici Bartholo soutient qu’il y a une morale et « une vérité » différentes pour les domestiques et pour les maîtres.

« Si je ne veux pas qu’elle soit vraie, je prétends bien qu’elle ne soit pas vraie » : selon Bartholo, la vérité n’aurait pas de fondements moraux mais sociaux, et serait arbitraire.

On comprend clairement que Beaumarchais s’oppose à ces a priori (idées de Bartholo) et qu’il soutient là les idées de ces contemporains, reprises quelques années plus tard dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : « tous les hommes naissent et demeurent égaux en droits ».

Conclusion

Ces scènes comiques ont pour but de détendre l’atmosphère, mais ce n’est pas leur unique fonction. Au fur et à mesure que le comique s’intensifie, elle ont un poids satirique plus important ; La portée sociale suit une progression parallèle à celle du comique. Si elles n’ont pas de grande incidence sur l’action, elles introduisent déjà les revendications sociales développées dans le reste de la pièce.