Une copie d’élève : une explication d’un extrait de La République de Platon sur les désirs paranomiques.

samedi 14 mars 2009
par  Lydia COESSENS

L’extrait expliqué est le suivant :

« …parmi les plaisirs et les désirs non nécessaires, certains, me semble-t-il, contredisent aux lois. Ils risquent certes de surgir en chacun, mais quand on les réprime aussi bien par les lois que par les désirs meilleurs, et avec l’aide de la raison, on peut les éliminer complètement chez certains hommes, ou bien il n’en reste que peu, et ils sont faibles ;tandis que chez les autres hommes ils restent plus vigoureux et plus nombreux.
-  Mais de quels désirs parles-tu là ? dit-il.
-  De ceux, dis-je, qui s’éveillent à l’occasion du sommeil, lorsque dort le reste de l’âme, à savoir la partie qui calcule, qui est paisible, et qui dirige l’autre ? C’est alors que la partie bestiale et sauvage, gavée de nourriture ou de boisson enivrante, bondit et rejette le sommeil pour chercher à aller assouvir ses propres penchants. Tu sais que dans un tel état elle ose tous les actes, comme si elle était déliée et débarrassée de toute honte et de toute réflexion. En effet elle n’hésite pas à entreprendre –à ce qu’elle croit- de s’unir à la mère, et à n’importe quel autre des humains, des dieux et des bêtes, de se souiller de n’importe quel crime, et ne veut s’abstenir d’aucun aliment quel qu’il soit ;en un mot il n’est d’acte de démence ou d’impudeur auquel elle renonce »
(La République, 571b- 572d)

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Quelques mots et indications du professeur :

Il s’agissait de rendre compte du texte de Platon en mobilisant les thèses exposées dans le cours, celles du Philèbe portant sur la classification des désirs, sur le partage entre les désirs et plaisirs vrais et faux, théorie commandée par la logique du désir qui est celle du manque et qui nous avait conduit à mettre l’accent sur la théorie des traces d’origine sensible ou d’origine suprasensible ou intelligible. Je vous renvoie donc au cours auquel j’ajoute les éléments suivants se rapportant directement au texte à commenter et mettant l’accent sur la conception que Platon se fait de la philosophie, de la sagesse et sur ce que le texte a de symptomatique eu égard à cette pensée :

«  Le sage ne craint pas la mort » ne cesse de répéter le philosophe. Mais il parle là de la mort du corps, celle dont il assure qu’elle libère l’âme de la contrainte pesante du désir sensible faux. Sait-il qu’il se destine aussi à l’autre mort, celle de l’anéantissement de l’âme ? Sait-il qu’il se voue à l’errance tragique entre ces deux morts : la mort consolante et libératrice du corps et la mort terrible et sans retour de l’âme ? Platon lui-même n’en veut rien savoir. Et c’est en quoi le philosophe n’est pas un héros tragique puisqu’il se garde bien de perdre ses illusions sur le bonheur accompli de l’âme parvenue à l’ultime degré de la connaissance. Du livre vivant qu’est son âme, le philosophe s’efforce d’effacer les traces d’origine sensible pour consacrer tout l’élan de son désir à raviver les seules traces intelligibles qui jalonnent son ascension vers la parousie, la présence, l’avènement du Bien. Comme si, dans l’intimité de ce qui est propre à sa nature, l’âme ne portait que des promesses d’une félicité éternelle.
Pourtant, Platon n’a pas totalement ignoré que l’âme portait aussi en elle, indépendamment de toute expérience acquise, les images d’un désir plus terrible que tout. C’est ce qu’il désigne dans le passage de la République, livre IX (qu’il s’agissait de commenter ici)
Les commentaires ont toujours pris soin de rapporter ces exemples de désirs déréglés à la démesure, à l’hybris dont procèdent les actes de bien des héros tragiques : Œdipe bien sûr, mais aussi Médée. Mais si ces rapprochements s’imposent, on notera toutefois que, dans ce passage, Platon n’emploie pas le terme d’hybris dont il use d’ailleurs, dans un sens plutôt affaibli, pour caractériser l’excès de certains désirs ou plus généralement l’intempérance (Cf. notamment République, 260a ; Phèdre 238 a ; Philèbe 26b, 54 d) Il ne vise pas ici une intensité excessive du désir mais bien l’a-moralité de ces désirs : ils sont déréglés, paranomoï, c’est-à-dire hors-normes. Or les normes ou les lois qui sont ainsi transgressées sont celles qui règlent strictement les rapports de parenté-avec en premier lieu la prohibition de l’inceste- et les différences entre les espèces, celles qui limitent impérativement le droit de donner la mort, celles qui prescrivent dans l’alimentation les parts respectives des dieux et des hommes et interdisent à ceux-ci le cannibalisme. Il ne s’agit donc pas des lois civiles qui organisent le fonctionnement social de telle ou telle cité ; mais ce sont les lois originaires, celles qui fondent l’ordre symbolique de l’expérience humaine et de la communauté. La transgression de telles lois ne signifierait pas simplement l’ébranlement d’une constitution politique ; elle serait l’abolition de l’expérience humaine. Or, c’est précisément le désir de cette transgression que, selon l’assertion de Platon, l’âme porterait en elle. Mais alors, quelles seraient les traces à partir desquelles l’âme pourrait éprouver de tels désirs ? Il est évident que ce ne peuvent être des traces acquises par expérience. C’est pourquoi Platon dit que ces désirs déréglés sont « innés en tout homme ». C’est donc par elle-même, en vertu de sa propre nature, indépendamment des effets dus à son incarnation, que l’âme porte en elle l’impulsion qui anime d’aussi terribles désirs.
Ils sont en effet terribles en ce qu’ils sont spécifiquement hors-normes, autrement dit, en ce que, par essence, ils excèdent l’ordre symbolique de l’expérience humaine. Car tous les autres désirs –aussi bien les désirs épistémiques et vertueux propres à l’âme que les désirs sensibles, nécessaires ou superflus, vrais ou faux, purs ou impurs- sont encore congruents à la norme de l’expérience humaine. Mais les désirs que Platon désigne ainsi comme paranomiques sont d’une autre nature. Ils relèvent d’une autre logique que celle qui détermine l’âme à poursuivre des plaisirs antérieurement connus. Ils obéissent à une autre instance, qui pousse l’âme à chercher la jouissance dans la transgression et le dérèglement anéantissants.

Dans ce désir déréglé et monstrueux, qui est pourtant bien le sien, l’âme ne se reconnaît plus. C’est pourquoi, dit Platon, on doit s’efforcer de lui opposer la raison, les lois et les désirs meilleurs. Tel est précisément le programme de la philosophie : faire entendre la voix de la raison, éveiller les désirs vrais de la connaissance, élaborer les lois civiles les plus propres à empêcher tout excès. C’est dire que la prétendue vocation philosophique n’est pas simplement la disposition de l’âme qui se met à l’écoute de la voix sage de la raison ; elle est d’abord la crispation convulsée de l’âme s’efforçant d’étouffer en elle cette voix assourdissante, qui l’excède et l’appelle à sa perte. A cette autre voix, le logos philosophique ne cesse d’opposer son déni : tais-toi ! Car un peu de tempérance n’y suffit pas. Pour que l’âme puisse s’approprier ce qu’elle désigne comme étant son propre, il ne suffit pas qu’elle se détourne des sollicitations des sens ; il faut surtout qu’elle étouffe cette obscure puissance qui l’habite et dont elle ne veut rien connaître. La vision eidétique (des essences) de la vérité ne suppose pas simplement le rejet des perceptions illusoires qui s’offrent aux yeux du corps ; elle présuppose l’aveuglement du regard terrifiant qui la hante. C’est le regard auquel tente vainement d’échapper les héros de cette histoire racontée par Socrate, République, IV, 439 e-440a :
Léontios, fils d’Aglaïôn, remontait du Pirée, le long du mur du Nord, à l’extérieur ; il s’aperçut que des cadavres gisaient près de chez l’exécuteur public : à la fois il désirait regarder, et à la fois, au contraire, il était indigné, et se détournait. Pendant un certain temps il aurait lutté et se serait couvert le visage ; mais décidément dominé par le désir, il aurait ouvert grands les yeux et, courant vers les cadavres : « Voici pour vous, dit-il, génies du mal, rassasiez-vous de ce beau spectacle !
De ces mauvais génies, de ces sombres divinités, de cet autre être épouvantable qui la possède, l’âme du philosophe ne veut rien savoir. C’est que pour s’approprier son propre, pour s’affirmer principe de vie, il faut dénier cette séduction de la mort qu’elle porte secrètement en elle. La promesse de l’éternité bienheureuse est au prix de cette méconnaissance .
Disparaissez, mauvais génies !Taisez-vous, dieux obscurs !la philosophie doit commencer…


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