Cupidon avec son arc et ses flèches est
une allégorie traditionnelle du désir. L’amoureux est blessé, il souffre et
pourtant qui voudrait, surtout jeune, ne pas connaître l’amour ? Y a-t-il donc
un plaisir à désirer ?
Il y a apparemment une contradiction dans
l’idée d’un plaisir à désirer puisque le désir est plutôt souffrance et le
plaisir ce qui la fait cesser. Un plaisir à désirer semble donc une
contradiction dans les termes.
Et pourtant, nous désirons désirer comme
si l’état même du désir comportait un certain plaisir. Augustin ne dit-il pas
dans les Confessions (~398) qu’il
aimait à aimer (III, 1) ?
Dès lors on peut se demander si cela a
un sens et lequel d’admettre qu’il y a un plaisir à désirer. Le plaisir à
désirer est-il dans l’imagination ? Le désir est-il seulement
souffrance ? Le désir n’implique-t-il pas un plaisir corrélatif de son
être même ?
L’idée d’un plaisir à désirer est
paradoxale mais le paradoxe se dissipe si on prend en compte le fait que le
désir, tout en étant le manque d’un objet qui est, voire qui nous paraît
essentiel, peut se réaliser sur deux plans différents. D’une part, sur le plan
du réel et c’est le plaisir au sens ordinaire. Ainsi a-t-on du plaisir après
avoir mangé. D’autre part, sur le plan de l’imagination. On éprouve en effet du
plaisir à se représenter le désir satisfait. La Fontaine (1621-1695) l’illustre
dans sa fable « La laitière et le pot au lait » (Fables, VII, 9, 1668). Perette qui part au marché vendre son lait qu’elle
a dans un pot sur sa tête, imagine tout ce qu’elle va faire avec. Elle va même
jusqu’à penser au passé comme si elle possédait déjà le cochon qu’elle pense
pouvoir acheter avec ses bénéfices. Finalement, en sautant, elle fait tomber
son pot au lait. Dans sa morale, La Fontaine insiste sur le fait que tous, « Autant
les sages que les fous ? » nous aimons imaginer ainsi ce qui est
conforme à nos désirs. Mais ce plaisir imaginaire n’est-il pas inférieur au
plaisir réel ?
On peut tout au contraire, avec
Rousseau, considérer que c’est le plaisir réel qui est toujours inférieur au
plaisir imaginaire. C’est ce qui fait qu’il fait s’exclamer ainsi un de ses
personnages [C’est Julie devenue Madame de Wolmar qui s’adresse à Saint-Preux] dans
son roman épistolaire, Julie ou la
nouvelle Héloïse : « Malheur
à qui n’a plus rien à désirer ! » (Sixième partie, lettre VIII).
En effet, l’argument est que l’homme, étant fini, ne peut, à la différence de
l’Être infini, satisfaire réellement ses désirs. Par contre, grâce à
l’imagination, il peut embellir l’objet autant qu’il le veut. Ainsi
l’imagination peut plus que la seule réalité qui est finie pour nous. Rousseau
peut donc parler d’un « plaisir de
désirer ». Comment rendre compte alors de la souffrance qui accompagne
aussi le désir ?
C’est que le désir n’est pas seulement
relation à un objet, il est aussi relation à un autre sujet. Comme René Girard
(1923-2015) l’a soutenu dans Mensonge
romantique et vérité romanesque (1961), nous désirons ce que les autres
désirs. C’est le désir des autres et réciproquement parfois qui fixe l’objet de
nos désirs. Aussi, lorsque nous ne désirons que seul, notre imagination peut se
laisser aller à embellir le désir. Mais lorsque nous nous tournons vers autrui,
alors nous souffrons de ne pas avoir ce que les autres désirent. Ainsi, dans Le Rouge et le Noir (1830) de Stendhal
(1783-1842), monsieur de Reynal veut prendre Julien Sorel pour précepteur de
ses enfants parce que Valenod qui a de beaux chevaux n’a pas de précepteur. Il
suffit que sa femme évoque la possibilité que Valenod le prenne pour que son
projet lui paraisse approuvé. C’est donc bien le caractère mimétique de désir
qui se montre là. Et s’il y a aussi une satisfaction, elle est tout entière
dans l’idée de réaliser ce que l’autre ne peut réaliser.
Cependant, ne pas réaliser son désir,
quoi qu’on imagine par ailleurs, c’est nécessairement être frustré et donc
souffrir. Qui a faim ne se réjouit pas d’imaginer ce qu’il peut manger. Au
contraire, cela l’affligera. Dès lors, le désir n’est-il pas essentiellement
souffrance de sorte que le plaisir à désirer ne serait qu’une sorte
d’illusion ?
En tant qu’il est manque, le désir fait
nécessairement souffrir. C’est pourquoi le plaisir le fait disparaître. Le
plaisir lui-même est donc comme Épicure, selon la Lettre à Ménécée, l’a bien vu, l’absence de douleur pour le corps
comme l’absence de trouble pour l’âme. En effet, lorsque nous désirons, nous
éprouvons la souffrance de ne pas avoir quelque chose. C’est le cas dans la
faim ou la soif. Mais c’est le cas aussi pour des désirs moins élémentaires
comme ceux du voyage ou de la mode. Ainsi, un plaisir à désirer est strictement
impossible puisqu’il impliquerait à la fois la souffrance du désir et le
plaisir de la disparition du désir. Tout au plus est-on satisfait à l’idée
qu’on sera satisfait et non par le désir lui-même. Mais n’y a-t-il pas certains
désirs qui sont en quelque sorte toujours présents et qui ne peuvent
disparaître ? N’y a-t-il pas un plaisir à désirer pour ces
désirs-là ?
On peut en effet avec Épicure distinguer
entre les désirs naturels et les désirs vains. Les premiers comprennent les
désirs naturels et nécessaires que ce soit pour vivre ou pour être heureux et
les désirs seulement naturels, c’est-à-dire qui appartiennent à tous les hommes
sans reposer sur des représentations mais dont l’absence de satisfaction n’est
pas négative pour l’individu. Les seconds sont tous les désirs qui n’ont pas de
limites ou qui impliquent une variation. Dès lors, aucun plaisir ne peut
permettre qu’ils disparaissent ne serait-ce que momentanément. On peut prendre
comme exemple le désir de Dom Juan, le personnage éponyme de la pièce (1665) de
Molière (1622-1673). En effet, il veut conquérir toutes les femmes et dans la
scène 2 de l’acte I, il explique à son valet Sganarelle que c’est parce que « Tout le plaisir est dans le changement. »
Dès lors, le plaisir n’est-il pas dans le désir comme Dom Juan l’exprime ?
Or, qui recherche ce type de désir ne peut être véritablement heureux au sens
d’obtenir du plaisir puisqu’il est nécessairement dans une anticipation qui
fait que son plaisir actuel est recouvert par le désir de la suite. C’est au
contraire la souffrance perpétuelle au moins sous la forme du trouble de l’âme
dont parle Épicure qui gagne celui qui ne peut jamais s’arrêter de désirer et
qui par conséquent souffre toujours. Faut-il alors penser que la vie peut être
sans désir pour qu’il y ait plaisir ?
Dans le Gorgias, Socrate compare deux types de vie avec l’image de
récipients qu’on remplit de différentes denrées précieuses comme le lait, le miel
et le vin. Il y a ainsi un récipient solide de sorte que celui qui l’a rempli
en a fini. Autrement dit, il peut vaquer à ses occupations sans souffrir du
plaisir. Et il y a un récipient percé de sorte que celui qui le possède doit
constamment remplir ses récipients. Pour lui le désir ne s’achève jamais, il
est en quelque sorte toujours renaissant. La première vie Socrate l’appelle
réglée, la seconde déréglée. Or, selon lui, la seconde est éprouvante.
Autrement dit, le plaisir n’est possible que lorsque le désir est satisfait. Un
plaisir à désirer est donc strictement impossible.
Néanmoins, on doit pouvoir distinguer le
désir du besoin. Si ce dernier comble un manque, le premier a quelque chose de
positif. Dès lors, cette positivité paraît de nature à rendre possible un
plaisir à désirer. Mais comment est-il possible s’il n’est pas dans
l’imagination ?
Désirer, ce n’est pas seulement manquer.
Comme Platon le montre à travers le discours de Diotime dans le Banquet, le désir comme l’amour est
double. Fils de Pauvreté et d’Expédient selon sa généalogie mythique, il est
tout autant manque que ressource ou puissance d’agir. Si par le premier
caractère, il n’est pas ce qu’il recherche, par le second il peut se mettre en
quête de ce qu’il recherche. Ce caractère double du désir permet de penser
qu’il y a un plaisir à désirer du côté justement où le désir est un mouvement
positif. En effet, dans l’activité se manifeste un plaisir, non pas de voir
achevé le désir, mais qui se trouve dans l’activité elle-même. C’est en ce sens
qu’Alain, dans les Propos sur le bonheur
(1925, XCVII Aristote), explique que le plaisir accompagne l’activité. Ainsi en
va-t-il du latiniste ou du musicien qui prend du plaisir l’un à traduire,
l’autre à exercer son art. Mais ne peut-on pas faire un pas de plus et ne voir
le désir que comme quelque chose de positif ?
C’est qu’en effet, on peut considérer
avec Spinoza dans l’Éthique (posthume
1677) que le désir est effort pour persévérer dans son être. Autrement dit, il
est d’abord positif. Il est ce par quoi nous sommes conduits à chercher
certains biens non parce qu’ils sont des biens mais parce que nous les
désirons. L’homme est alors désir en tant qu’il a conscience de cet effort que
Spinoza nomme de façon générale « appétit » lorsqu’il est question de
l’être tout entier mais qui prend le nom de volonté lorsqu’il s’agit simplement
de l’âme ou de l’esprit seul. Aussi le plaisir accompagne-t-il la réalisation
du désir. Il n’est nul besoin d’évoquer le manque. Si le plaisir cesse, c’est
parce que le désir s’émousse ou parce que les biens obtenus dépassent la
mesure. Ainsi, lorsque nous mangeons par exemple, le plaisir accompagne la
réalisation du désir. On peut penser au festin qu’organise Gervaise au chapitre
7 dans L’Assommoir (1877) d’Émile
Zola (1840-1902). Si l’idée de manger une oie fait plaisir ce n’est pas
seulement parce que l’imagination embellit la réalité, c’est bien plutôt parce
que le désir lui-même rend désirable l’objet même. Et le repas lui-même où tout
le monde mange plus que de raison montre que c’est bien le désir qui fait que
son objet est désiré et non l’inverse. Comment rendre compte donc de la
souffrance qui parfois nous anime ?
C’est que d’une part le désir peut être
lié à des idées adéquates ou inadéquates. Dans ce dernier cas, il peut donc
conduire le sujet à souffrir de l’objet même du désir. Trop manger, trop boire,
c’est tout simplement dépasser la mesure de ce qui permet au corps de se
conserver. D’autre part, le désir peut ne pas être satisfait, ce qui crée alors
le besoin, c’est-à-dire le manque. C’est en ce sens que Deleuze (1925-1995) et
Guattari (1930-1992) ont pu écrire dans L’Anti-Œdipe
(1972) que « le désir (…) a peu de besoins ». C’est bien
parce qu’il est fini que l’homme ne peut pas ne pas avoir aussi des besoins,
voire dans certaines conditions extrêmes être réduit aux besoins. Et c’est le
besoin qui attire d’abord l’esprit qui croit alors être dans un état de manque.
C’est pour cela que hors du besoin, le plaisir à désirer n’est rien d’autre que
le plaisir silencieux qui accompagne la vie dans son déploiement normal.
Disons en guise de conclusion que le
problème était de savoir s’il y avait un sens et lequel à admettre l’existence
d’un plaisir à désirer. On a vu qu’on pouvait le concevoir comme appartenant à
l’imagination qui embellit le plaisir. Mais elle est bien plutôt ce qui masque
plutôt la souffrance. Aussi, c’est parce que le désir est essentiellement
positif, qu’il est dans l’effort (conatus) pour persévérer dans son être que le
plaisir l’accompagne nécessairement.